📑 TABLE DES MATIÈRES
📖 Le texte
Un petit intérieur tranquille. À la cantonade, bruits de cataclysme. Kiki-la-Doucette, chat des Chartreux, se cramponne vainement à un somme illusoire. Une porte s’ouvre et claque sous une main invisible, après avoir livré passage à Toby-Chien, petit bull démoralisé.
KIKI-LA-DOUCETTE, s’étirant. – Ah ! ah ! qu’est-ce que tu as encore fait ?
TOBY-CHIEN, piteux. – Rien.
KIKI-LA-DOUCETTE. – À d’autres ! Avec cette tête-là ? Et ces rumeurs de catastrophe ?
TOBY-CHIEN. – Rien, te dis-je ! Plût au Ciel ! Tu me croiras si tu veux, mais je préférerais avoir cassé un vase, ou mangé le petit tapis persan auquel Elle tient si fort. Je ne comprends pas. Je tâtonne dans les ténèbres. Je…
KIKI-LA-DOUCETTE, royal. – Cœur faible ! Regarde-moi. Comme du haut d’un astre, je considère ce bas monde. Imite ma sérénité divine…
TOBY-CHIEN, interrompant, ironique. – … et enferme-toi dans le cercle magique de ta queue, n’est-ce pas ? Je n’ai pas de queue, moi, ou si peu ! Et jamais je ne me sentis le derrière si serré.
KIKI-LA-DOUCETTE, intéressé, mais qui feint l’indifférence. – Raconte.
TOBY-CHIEN. – Voilà. Nous étions bien tranquilles, Elle et moi, dans le cabinet de travail. Elle lisait des lettres, des journaux, et ces rognures collées qu’Elle nomme pompeusement l’Argus de la Presse, quand tout à coup : « Zut ! s’écria-t-Elle. Et même crotte de bique ! » Et sous son poing assené la table vibra, les papiers volèrent… Elle se leva, marcha de la fenêtre à la porte, se mordit un doigt, se gratta la tête, se frotta rudement le bout du nez.
J’avais soulevé du front le tapis de la table et mon regard cherchait le sien… « Ah ! te voilà », ricana-t-elle. « Naturellement, te voilà. Tu as le sens des situations. C’est bien le moment de te coiffer à l’orientale avec une draperie turque sur le crâne et des franges-boule qui retombent, des franges-boule, – des franges-bull, parbleu ! Ce chien fait des calembours, à présent ! il ne me manquait que ça ! » D’une chiquenaude, Elle rejeta le bord du tapis qui me coiffait, puis leva vers le plafond des bras pathétiques : « J’en ai assez ! » s’écria-t-Elle. « Je veux… je veux… je veux faire ce que je veux ! »
Un silence effrayant suivit son cri, mais je lui répondais du fond de mon âme : “Qui T’en empêche, ô Toi qui règnes sur ma vie, Toi qui peux presque tout, Toi qui, d’un plissement volontaire de tes sourcils, rapproches dans le ciel les nuages ? »
Elle sembla m’entendre et repartit un peu plus calme : « Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans une île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages, des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants qui s’effraient de l’homme… Je veux sourire à tous les visages aimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde : mon corps rebelle au partage, mon cœur si doux et ma liberté ! Je veux… je veux !… Je crois bien que si quelqu’un, ce soir, se risquait à me dire : « Mais, enfin, ma chère… » eh bien, je le tue… Ou je lui ôte un œil. Ou je le mets dans la cave.
KIKI-LA-DOUCETTE, pour lui-même. – Dans la cave ? Je considérerais cela comme une récompense, car la cave est un enviable séjour, d’une obscurité bleutée par le soupirail, embaumé de paille moisie et de l’odeur alliacée du rat…
TOBY-CHIEN, sans entendre. – « J’en ai assez, vous dis-je ! » (Elle criait cela à des personnes invisibles, et moi, pauvre moi, je tremblais sous la table.) « Et je ne verrai plus ces tortues-là ! »
KIKI-LA-DOUCETTE. – Ces… quoi ?
TOBY-CHIEN. – Ces tortues-là ; je suis sûr du mot. Quelles tortues ? Elle nous cache tant de choses ! « …Ces tortues-là ! Elles sont deux, trois, quatre, – joli nid de fauvettes ! – pendues à Lui, et qui Lui roucoulent et Lui écrivent : « Mon chéri, tu m’épouseras si Elle meurt, dis ? « Je crois bien ! Il les épouse déjà, l’une après l’autre. Il pourrait choisir. Il préfère collectionner. Il lui faut – car elles en demandent ! – la Femme-du-Monde coupe-rosée qui s’occupe de musique et qui fait des fautes d’orthographe, la vierge mûre qui lui écrit, d’une main paisible de comptable, les mille z’horreurs ; – l’Américaine brune aux cuisses plates ; et toute la séquelle des sacrées petites toquées en cols plats et cheveux courts qui s’en viennent, cils baissés et reins frétillants : « Ô Monsieur, c’est moi qui suis la vraie Claudine… » La vraie Claudine ! et la fausse mineure, tu parles !
« Toutes, elles souhaitent ma mort, m’inventent des amants ; elles l’entourent de leur ronde effrénée, Lui faible, lui, volage et amoureux de l’amour qu’Il inspire, Lui qui goûte si fort ce jeu de se sentir empêtré dans cent petits doigts crochus de femmes… Il a délivré en chacune la petite bête mauvaise et sans scrupules, matée – si peu ! – par l’éducation ; elles ont menti, forniqué, cocufié, avec une joie et une fureur de harpies, autant par haine de moi que pour l’amour de Lui…
« Alors… adieu tout ! adieu… presque tout. Je Le leur laisse. Peut-être qu’un jour Il les verra comme je les vois, avec leurs visages de petites truies gloutonnes. Il s’enfuira, effrayé, frémissant, dégoûté d’un vice inutile… » Je haletais autant qu’Elle, ému de sa violence. Elle entendit ma respiration et se jeta à quatre pattes, sa tête sous le tapis de la table, contre la mienne…
« Oui, inutile ! je maintiens le mot. Ce n’est pas un petit bull carré qui me fera changer d’avis, encore ! Inutile s’Il n’aime pas assez ou s’Il méconnaît l’amour véritable ! Quoi ?… ma vie aussi est inutile ? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant ! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que j’aime !… C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur… caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une aile creuse l’onde… Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée… Tristesse voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’un cœur plus mobile que celui du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus pleines… et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie…
« Tu oserais dire ma vie inutile ?… Tu n’auras pas de pâtée, ce soir ! »
Je voyais la brume de ses cheveux danser autour de sa tête qu’Elle hochait furieusement. Elle était comme moi à quatre pattes, aplatie, comme un chien qui va s’élancer, et j’espérai un peu qu’elle aboierait…
KIKI-LA-DOUCETTE, révolté. – Aboyer, Elle ! Elle a ses défauts, mais tout de même, aboyer ! … Si Elle devait parler en quatre-pattes, elle miaulerait.
TOBY-CHIEN, poursuivant. – Elle n’aboya point, en effet. Elle se redressa d’un bond, rejeta en arrière les cheveux qui lui balayaient le visage…
KIKI-LA-DOUCETTE. – Oui, Elle a la tête angora. La tête seulement.
TOBY-CHIEN. – … Et Elle se remit à parler, incohérente : « Alors, voilà ! je veux faire ce que je veux. Je ne porterai pas des manches courtes en hiver, ni de cols hauts en été. Je ne mettrai pas mes chapeaux sens devant derrière, et je n’irai plus prendre le thé chez Rimmels’s, non… Redelsperger, non… Chose, enfin. Et je n’irai plus aux vernissages. Parce qu’on y marche dans un tas de gens, l’après-midi, et que les matins y sont sinistres, sous ces voûtes où frissonne un peuple nu et transi de statues, parmi l’odeur de cave et de plâtre frais… C’est l’heure où quelques femmes y toussent, vêtues de robes minces, et de rares hommes errent, avec la mine verte d’avoir passé la nuit là, sans gîte et sans lit…
« Et le monotone public des premières ne verra plus mon sourire abattu, mes yeux qui se creusent de la longueur des entractes et de l’effort qu’il faut pour empêcher mon visage de vieillir, – effort reflété par cent visages féminins, raidis de fatigue et d’orgueil défensif… Tu m’entends », s’écria-t-Elle, « tu m’entends, crapaud bringé, excessif petit bull cardiaque ! je n’irai plus aux premières, – sinon de l’autre côté de la rampe. Car je danserai encore sur la scène, je danserai nue ou habillée, pour le seul plaisir de danser, d’accorder mes gestes au rythme de la musique, de virer, brûlée de lumière, aveuglée comme une mouche dans un rayon… Je danserai, j’inventerai de belles danses lentes où le voile parfois me couvrira, parfois m’environnera comme une spirale de fumée, parfois se tendra derrière ma course comme la toile d’une barque… Je serai la statue, le vase animé, la bête bondissante, l’arbre balancé, l’esclave ivre…
« Qui donc a osé murmurer, trop près de mon oreille irritable, les mots de déchéance, d’avilissement ?… Toby-Chien, Chien de bon sens, écoute bien je ne me suis jamais sentie plus digne de moi-même ! Du fond de la sévère retraite que je me suis faite au fond de moi, il m’arrive de rire tout haut, réveillée par la voix cordiale d’un maître de ballet italien : « Hé, ma minionne, qu’est-ce que tu penses ? je te dis : sauts de basque, deux ! et un petit pour finir !… »
« La familiarité professionnelle de ce luisant méridional ne me blesse point, ni l’amicale veulerie d’une pauvre petite marcheuse à cinquante francs par mois, qui se lamente, résignée : « Nous autres artistes, n’est-ce pas, on ne fait pas toujours comme on veut… » et si le régisseur tourne vers moi, au cours d’une répétition, son mufle de dogue bonasse, en graillonnant : « C’est malheureux que vous ne pouvez pas taire vos gueules, tous… » je ne songe pas à me fâcher, pourvu qu’au retour, lorsque je jette à la volée mon chapeau sur le lit, une voix chère, un peu voilée, murmure : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, mon amour ?… »
Sa voix à Elle avait molli sur ces mots. Elle répéta, comme pour Elle-même, avec un sourire contenu : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, mon amour ? » puis soudain éclata en larmes nerveuses, des larmes vives, rondes, pressées, en gouttes étincelantes qui sautaient sur ses joues, joyeusement… Mais moi, tu sais, quand Elle pleure, je sens la vie me quitter…
KIKI-LA-DOUCETTE. – Je sais, tu t’es mis à hurler ?
TOBY-CHIEN. – Je mêlai mes larmes aux siennes, voilà tout. Mal m’en prit ! Elle me saisit par la peau du dos, comme une petite valise carrée, et de froides injures tombèrent sur ma tête innocente : « Mal élevé. Chien hystérique. Saucisson larmoyeur. Crapaud à cœur de veau. Phoque obtus… » Tu sais le reste. Tu as entendu la porte ; le tisonnier qu’elle a jeté dans la corbeille à papiers, et le seau à charbon qui a roulé béant, et tout…
KIKI-LA-DOUCETTE. – J’ai entendu. J’ai même entendu, ô Chien, ce qui n’est pas parvenu à ton entendement de bull simplet. Ne cherche pas. Elle et moi, nous dédaignons le plus souvent de nous expliquer. Il m’arrive, lorsqu’une main inexperte me caresse à rebours, d’interrompre un paisible et sincère ronron par un khh ! féroce, suivi d’un coup de griffe foudroyant comme une étincelle… « Que ce chat est traître ! » s’écrie l’imbécile… Il n a vu que la griffe, il n’a pas deviné l’exaspération nerveuse, ni la souffrance aiguë qui lancine la peau de mon dos… Quand Elle agit follement, Elle, ne dis pas, en haussant tes épaules carrées : « Elle est folle ! » Plutôt, cherche la main maladroite, la piqûre insupportable et cachée qui se manifeste en cris, en rires, en course aveugle vers tous les risques…
Introduction
Les animaux ont toujours occupé une place centrale dans la littérature, que ce soit pour illustrer des allégories, exprimer des critiques sociales ou encore donner une voix aux émotions humaines. Colette, figure emblématique des lettres françaises du début du XXᵉ siècle, a fait des animaux bien plus que de simples compagnons de récit : chez elle, ils deviennent des témoins privilégiés de la vie intérieure de l’écrivain. Dans Les Vrilles de la vigne, recueil publié en 1908, elle explore les tourments de l’âme humaine à travers des récits où la nature et les bêtes jouent un rôle prépondérant. Parmi ces textes, Toby-Chien parle se distingue par son originalité : le lecteur y découvre un dialogue entre un chien, Toby, et un chat, Kiki-la-Doucette, qui, en observateurs avisés, interprètent les états d’âme de leur maîtresse.
Ce texte ne se réduit pas à une simple fantaisie animalière. Il s’inscrit dans un contexte de bouleversement personnel pour Colette. À cette époque, l’auteure vient de se libérer de son mariage avec Henry Gauthier-Villars, dit Willy, un époux qui non seulement l’a trompée à maintes reprises, mais lui a aussi confisqué une grande partie de son œuvre littéraire en la publiant sous son propre nom. Après treize ans de vie conjugale marquée par la frustration et la dépendance, elle entame une quête d’indépendance, aussi bien dans sa vie personnelle que dans son écriture. Elle se lance dans le théâtre et le music-hall, une démarche audacieuse pour une femme de son temps, et fréquente des cercles où elle côtoie des artistes et des personnalités en marge des conventions bourgeoises. Les Vrilles de la vigne reflète cet état d’esprit : il s’agit d’un recueil où s’expriment tantôt l’émerveillement face à la beauté de la nature, tantôt la mélancolie d’un amour déçu, tantôt le désir ardent de liberté.
Dans Toby-Chien parle, cette liberté prend une forme originale : elle est transposée dans les pensées et paroles de Toby, un petit bull terrier qui, bien que relégué au rang de simple animal domestique, se fait l’écho des pensées profondes de sa maîtresse. À travers son regard, le lecteur assiste à une scène de révolte où Colette exprime avec force son ras-le-bol des conventions sociales, des hypocrisies du monde mondain et de l’emprise masculine sur son existence. La voix de Toby, naïve mais pleine de lucidité, met en lumière les contradictions et les aspirations de sa maîtresse, qui oscille entre un désir d’abandon et une farouche volonté d’être elle-même.
Ce procédé littéraire, à la fois ludique et introspectif, permet à Colette de questionner trois notions fondamentales : l’amour, le bonheur et la liberté. Quelle place accorder à l’amour dans une vie où l’indépendance est primordiale ? Le bonheur peut-il exister sans attachement ? Et surtout, la liberté est-elle un état atteignable ou une quête perpétuelle ? Ces questions, qui hantent la narratrice, trouvent une résonance particulière dans le monologue de Toby-Chien, offrant ainsi au lecteur une méditation poétique et émotive sur la condition humaine.
Le monologue de Toby-Chien
Dans Toby-Chien parle, Colette adopte un procédé littéraire audacieux : elle prête sa voix à un chien, transformant cet animal domestique en un narrateur à part entière. Ce choix dépasse le simple artifice stylistique et s’inscrit dans une démarche plus profonde où l’animal devient le révélateur des sentiments de sa maîtresse. Loin d’être un simple compagnon, Toby-Chien est ici un miroir sensible et fidèle, capable de capter et d’interpréter les moindres fluctuations émotionnelles de celle qu’il observe. Son monologue, à la fois naïf et lucide, dévoile ainsi une relation empreinte de complicité, mais aussi d’une étrange inversion des rôles : c’est à travers lui que la détresse et les aspirations de sa maîtresse s’expriment avec le plus de force.
Colette ne se contente pas de prêter la parole à son chien ; elle le dote d’une réflexion presque humaine. Toby-Chien ne se limite pas à décrire son environnement ou à réagir instinctivement aux actions de sa maîtresse, il analyse, il ressent, il exprime des doutes et des incompréhensions qui témoignent d’une véritable conscience. Ce procédé de personnification lui confère un rôle particulier : il n’est plus seulement un animal, mais devient le témoin intime des tourments de la narratrice.
Dès le début du récit, la tonalité du monologue de Toby-Chien oscille entre l’angoisse et l’ironie. Il se présente comme un être désemparé, ballotté par des événements qu’il ne comprend pas toujours pleinement, mais dont il saisit pourtant l’intensité émotionnelle. Lorsqu’il raconte l’épisode où sa maîtresse, en proie à une crise de révolte, s’écrie : « J’en ai assez ! Je veux… je veux… je veux faire ce que je veux ! », Toby réagit avec une stupeur mêlée d’admiration. Il observe ses gestes, note l’emportement de sa voix, sent la tension dans l’air. À sa manière, il cherche à interpréter ces signes, mais avec la naïveté propre aux animaux, il bute sur l’absurdité apparente des réactions humaines.
Ce décalage entre la perception canine et la réalité humaine donne naissance à une forme de comédie douce-amère. Toby, en tentant de comprendre les élans de sa maîtresse, met en lumière les contradictions de l’âme humaine. Il incarne une forme d’innocence qui contraste avec la complexité et les tumultes de l’existence adulte. En cela, il rejoint une longue tradition littéraire où l’animal, par son regard naïf, permet une mise en perspective des travers humains.
Si Toby-Chien se distingue par ses réflexions et son langage, ce qui frappe avant tout, c’est l’intensité du lien qui l’unit à sa maîtresse. Il n’est pas un simple observateur distant, mais un être totalement immergé dans ses émotions. Il partage ses états d’âme, parfois au point de les vivre presque physiquement. Lorsque sa maîtresse est en colère, il se recroqueville, tremblant sous la table. Lorsqu’elle éclate en sanglots, il sent la vie le quitter. À plusieurs reprises, il exprime ce sentiment d’impuissance face à la détresse de celle qu’il aime inconditionnellement.
Cette fusion émotionnelle traduit une conception très particulière de la relation homme-animal chez Colette. Loin de considérer ses compagnons à quatre pattes comme de simples êtres domestiqués, elle leur attribue une véritable sensibilité, une faculté d’empathie qui dépasse souvent celle des humains. Toby-Chien, en particulier, incarne une forme de loyauté absolue : il est toujours là, attentif, réceptif à la moindre variation d’humeur de sa maîtresse. Sa seule existence semble entièrement tournée vers elle, comme si son bonheur et son équilibre dépendaient exclusivement de son bien-être.
Mais cette relation, aussi fusionnelle soit-elle, est marquée par une asymétrie. Si Toby comprend et ressent, il reste un chien, soumis à une certaine impuissance face aux souffrances humaines. Il ne peut qu’observer, absorber l’angoisse et la tristesse sans pouvoir véritablement agir. Ce paradoxe renforce l’émotion du texte : il donne à voir un amour pur, inconditionnel, mais frustré par l’incapacité de l’animal à intervenir autrement que par sa seule présence.
Malgré la tension dramatique qui parcourt le texte, Colette parvient à insuffler un humour subtil à travers la voix de Toby-Chien. Ce dernier, bien qu’attentif aux moindres humeurs de sa maîtresse, conserve un regard légèrement décalé sur les événements. Sa façon d’interpréter les comportements humains, sa perplexité face à certaines réactions, créent des instants de comédie qui allègent la gravité du récit.
L’un des passages les plus significatifs est celui où Toby, après avoir pleuré avec sa maîtresse, se voit brusquement rejeté. Elle le saisit par la peau du dos et lui lance des injures absurdes : « Mal élevé. Chien hystérique. Saucisson larmoyeur. Crapaud à cœur de veau. Phoque obtus… » Ce flot d’épithètes, à la fois affectueux et exagéré, illustre toute l’ambivalence de leur relation. Elle l’aime profondément, mais il est aussi le témoin gênant de ses émotions les plus crues. En le renvoyant brutalement, elle cherche peut-être à repousser son propre reflet, cette image d’elle-même qu’il lui renvoie avec trop de fidélité.
De son côté, Toby ne garde aucune rancune. Son amour est immédiat, total, sans condition. Il ne comprend pas toujours les sautes d’humeur de sa maîtresse, mais il ne les juge pas non plus. Il accepte, il endure, et surtout, il reste. Cette constance, cette patience infinie face aux caprices et aux tourments de l’humaine, font de lui bien plus qu’un simple animal de compagnie : il est le confident, l’alter ego muet, le témoin discret mais omniprésent d’une existence en quête de sens.
À travers le monologue de Toby-Chien, Colette ne se contente pas de donner une voix à son animal. Elle explore une forme d’introspection décalée où le regard de l’autre – même s’il est celui d’un chien – permet de mieux comprendre sa propre condition. La distance instaurée par la parole animale offre à la narratrice une liberté d’expression qu’elle n’aurait peut-être pas autrement. Derrière l’apparente légèreté du dialogue entre le chien et le chat se cache une réflexion profonde sur la solitude, l’amour et la difficulté d’être soi dans une société contraignante.
Ainsi, loin d’être une simple fantaisie, Toby-Chien parle constitue une méditation subtile sur la nature humaine. À travers cette voix canine empreinte d’émotion et de naïveté, Colette nous invite à observer nos propres contradictions et à interroger notre rapport à l’amour et à la liberté. Toby-Chien, par sa présence fidèle et son regard sincère, devient le révélateur des désirs et des blessures de sa maîtresse, offrant au lecteur une perspective à la fois poétique et profondément intime sur les tourments du cœur humain.
La quête de liberté de la maîtresse
La maîtresse de Toby-Chien est une femme qui refuse de se conformer aux attentes que la société impose aux femmes de son temps. Lorsqu’elle s’écrie : « Je veux faire ce que je veux ! », elle ne se contente pas d’une simple déclaration de frustration, elle exprime un besoin fondamental d’indépendance et d’affranchissement. Son refus des mondanités, son désir d’échapper aux contraintes vestimentaires, de fréquenter des cercles marginaux et de se consacrer pleinement à la création artistique témoignent de sa volonté de rompre avec le carcan social qui l’entoure.
Dans ce monologue fiévreux, on sent l’influence directe de la propre vie de Colette. En 1908, l’auteure s’éloigne des cercles mondains parisiens et se forge une nouvelle identité en tant qu’écrivaine indépendante, après des années passées sous l’ombre de son mari, Willy, qui s’appropriait ses œuvres. La narratrice de Toby-Chien parle devient alors une figure à travers laquelle Colette exprime ses propres frustrations et son besoin viscéral de liberté.
L’une des revendications les plus frappantes de la maîtresse est son désir de disposer librement de son corps. Elle évoque son envie de danser nue si l’envie lui prend, sans contrainte ni honte. Cette déclaration rappelle les expériences de Colette elle-même, qui, après sa séparation avec Willy, s’essaie au music-hall et aux spectacles où elle met en scène son propre corps comme un moyen d’expression artistique. Ce refus des conventions passe donc aussi par un rejet des normes imposées à la féminité, un sujet récurrent dans l’œuvre de Colette.
De plus, la narratrice refuse le jeu des apparences qui domine la société de son époque. Elle ne veut plus fréquenter les salons mondains, où il faut sans cesse sourire et maintenir une image impeccable. Elle rejette aussi la superficialité des relations humaines, notamment celles entretenues par son ancien compagnon, qui semble collectionner les femmes comme des trophées. Elle critique l’hypocrisie et l’artifice de ces milieux, préférant s’entourer de personnes sincères, même si elles évoluent en marge de la société.
Si la maîtresse aspire à la liberté, il en va de même pour Toby-Chien, qui, bien que fidèle et soumis, ressent lui aussi une forme d’injustice dans sa condition. À plusieurs reprises, il exprime une frustration face aux règles arbitraires que les humains lui imposent. Il ne comprend pas pourquoi il est rejeté après avoir partagé les émotions de sa maîtresse, pourquoi on le gronde pour des fautes qu’il n’a pas commises, ou pourquoi sa propre nature canine est parfois moquée.
Toby-Chien est un animal domestiqué, contraint de vivre selon les désirs de sa maîtresse, et pourtant, il partage avec elle ce même besoin d’authenticité. Lui aussi est en quête d’un amour sincère et sans condition. Lorsque sa maîtresse est bouleversée et qu’elle pleure, Toby ne comprend pas rationnellement ce qui l’afflige, mais il ressent avec une acuité extraordinaire ses douleurs et ses peines. Il est pleinement investi émotionnellement dans leur relation, tout comme elle semble l’être avec les êtres qu’elle aime profondément.
Mais alors que la maîtresse revendique une liberté absolue, Toby, lui, est prisonnier d’un amour exclusif. Sa dépendance émotionnelle à sa maîtresse est totale. Il l’aime inconditionnellement, sans possibilité d’échapper à cet attachement. Il ne remet pas en question son besoin d’être avec elle, car elle est l’axe autour duquel tourne son existence. Ce contraste souligne la nature paradoxale de la quête de liberté : alors que la maîtresse revendique son droit à l’indépendance et au détachement, Toby incarne une fidélité et une loyauté qui, bien que sincères, le privent d’une forme d’émancipation.
D’une certaine manière, Toby-Chien est l’alter ego de sa maîtresse : tous deux sont animés par un besoin viscéral d’amour et de reconnaissance, mais là où la femme cherche à s’affranchir des liens qui la retiennent, l’animal ne peut concevoir sa vie sans cet attachement. Colette joue ainsi sur cette dualité pour questionner ce qu’est réellement la liberté. Est-elle le fait de pouvoir se détacher des autres pour vivre pleinement selon ses propres désirs ? Ou bien réside-t-elle dans la capacité d’aimer librement, même si cet amour nous lie irrémédiablement à quelqu’un d’autre ?
Au fil du texte, on comprend que la maîtresse ne rejette pas l’amour en tant que tel, mais plutôt les formes d’amour contraintes par la société. Elle ne veut pas d’une relation où elle serait soumise à des attentes ou des conventions. Ce qu’elle cherche, c’est un amour libre, où elle pourrait se donner entièrement sans perdre son identité.
Ce désir se reflète dans l’un des passages les plus émouvants du texte, où elle dit : « Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en aimant ! » Ces phrases traduisent une vision de l’amour qui ne s’inscrit pas dans la possession ou dans l’obligation, mais dans un émerveillement sincère et spontané. Elle ne veut pas aimer parce qu’il le faut, mais parce que cela lui procure une joie authentique.
C’est ici que se dessine la grande ironie du texte : alors même qu’elle cherche à se libérer des liens affectifs qui l’entravent, elle est incapable de vivre sans amour. Son attachement à Toby, à son chat, à la beauté du monde qui l’entoure, prouve qu’elle est profondément liée à ce qu’elle aime. La liberté qu’elle revendique n’est donc pas une indépendance totale, mais plutôt la possibilité d’aimer et de vivre selon ses propres choix, sans que la société ou les conventions ne viennent l’en empêcher.
À travers Toby-Chien parle, Colette dresse ainsi le portrait d’une femme en quête d’une vie authentique, affranchie des conventions et des attentes qui lui sont imposées. Sa révolte contre les normes de son époque, son désir d’indépendance et son besoin d’aimer librement font d’elle une figure féminine avant-gardiste, reflet des aspirations de l’auteure elle-même.
Au-delà de cette quête individuelle, le texte pose une question universelle : peut-on jamais être totalement libre ? Alors que la maîtresse revendique une indépendance totale, elle ne peut s’empêcher d’aimer profondément. Toby, lui, incarne une autre facette de cette réflexion : il est l’image d’un amour absolu, inconditionnel, mais qui l’enchaîne à son attachement.
Ainsi, Toby-Chien parle ne se contente pas de raconter les tourments d’une femme et les pensées d’un chien : il interroge la nature même de la liberté et de l’amour, dans toute leur complexité et leurs contradictions. Colette, par son écriture fine et poétique, nous rappelle que la vraie liberté ne consiste peut-être pas à être détaché de tout, mais à choisir consciemment ce à quoi – et à qui – nous voulons nous attacher.

Laisser un commentaire