📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. 📖 Le texte
  2. Introduction
  3. La nature et les sensation
  4. La nostalgie de l’enfance
  5. La réflexion sur le vieillissement
  6. Le style de Colette

📖 Le texte

Toutes trois nous rentrons poudrées, moi, la petite bull et la bergère flamande… Il a neigé dans les plis de nos robes, j’ai des épaulettes blanches, un sucre impalpable fond au creux du mufle camard de Poucette, et la bergère flamande scintille toute, de son museau pointu à sa queue en massue.

Nous étions sorties pour contempler la neige, la vraie neige et le vrai froid, raretés parisiennes, occasions, presque introuvables, de fin d’année… Dans mon quartier désert, nous avons couru comme trois folles, et les fortifications hospitalières, les fortifs décriées ont vu, de l’avenue des Ternes au boulevard Malesherbes, notre joie haletante de chiens lâchés. Du haut du talus, nous nous sommes penchées sur le fossé que comblait un crépuscule violâtre fouetté de tourbillons blancs ; nous avons contemplé Levallois noir piqué de feux roses, derrière un voile chenillé de mille et mille mouches blanches vivantes, froides comme des fleurs effeuillées, fondantes sur les lèvres, sur les yeux, retenues un moment aux cils, au duvet des joues… Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de taffetas. Loin de tous les yeux, nous avons galopé, aboyé, happé la neige au vol, goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux…

Assises maintenant devant la grille ardente, nous nous taisons toutes trois. Le souvenir de la nuit, de la neige, du vent déchaîné derrière la porte, fond dans nos veines lentement et nous allons glisser à ce soudain sommeil qui récompense les marches longues…

La bergère flamande, qui fume comme un bain de pieds, a retrouvé sa dignité de louve apprivoisée, son sérieux faux et courtois. D’une oreille, elle écoute le chuchotement de la neige au long des volets clos, de l’autre elle guette le tintement des cuillères dans l’office. Son nez effilé palpite, et ses yeux couleur de cuivre, ouverts droit sur le feu, bougent incessamment, de droite à gauche, de gauche à droite, comme si elle lisait… J’étudie, un peu défiante, cette nouvelle venue, cette chienne féminine et compliquée qui garde bien, rit rarement, se conduit en personne de sens et reçoit les ordres, les réprimandes sans mot dire, avec un regard impénétrable et plein d’arrière-pensées… Elle sait mentir, voler – mais elle crie, surprise, comme une jeune fille effarouchée et se trouve presque mal d’émotion. Où prit-elle, cette petite louve au rein bas, cette fille des champs wallons, sa haine des gens mal mis et sa réserve aristocratique ? Je lui offre sa place à mon feu et dans ma vie, et peut-être m’aimera-t-elle, elle qui sait déjà me défendre…

Ma petite bull au cœur enfantin dort, foudroyée de sommeil, la fièvre au museau et aux pattes. La chatte grise n’ignore pas qu’il neige, et depuis le déjeuner je n’ai pas vu le bout de son nez, enfoui dans le poil de son ventre. Encore une fois me voici, en face de mon feu, de ma solitude, en face de moi-même…

Une année de plus… À quoi bon les compter ? Ce jour de l’An parisien ne me rappelle rien des premier janvier de ma jeunesse ; et qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l’An d’autrefois ? La forme des années a changé pour moi, durant que, moi, je changeais. L’année n’est plus cette route ondulée, ce ruban déroulé qui depuis janvier, montait vers le printemps, montait, montait vers l’été pour s’y épanouir en calme plaine, en pré brûlant coupé d’ombres bleues, taché de géraniums éblouissants, – puis descendait vers un automne odorant, brumeux, fleurant le marécage, le fruit mûr et le gibier, – puis s’enfonçait vers un hiver sec, sonore, miroitant d’étangs gelés, de neige rose sous le soleil… Puis le ruban ondulé dévalait, vertigineux, jusqu’à se rompre net devant une date merveilleuse, isolée, suspendue entre les deux années comme une fleur de givre le jour de l’An…

Une enfant très aimée, entre des parents pas riches, et qui vivait à la campagne parmi des arbres et des livres, et qui n’a connu ni souhaité les jouets coûteux voilà ce que je revois, en me penchant ce soir sur mon passé… Une enfant superstitieusement attachée aux fêtes des saisons, aux dates marquées par un cadeau, une fleur, un traditionnel gâteau… Une enfant qui d’instinct ennoblissait de paganisme les fêtes chrétiennes, amoureuse seulement du rameau de buis, de l’œuf rouge de Pâques, des roses effeuillées à la Fête-Dieu et des reposoirs – syringas, aconits, camomilles – du surgeon de noisetier sommé d’une petite croix, bénit à la messe de l’Ascension et planté sur la lisière du champ qu’il abrite de la grêle… Une fillette éprise du gâteau à cinq cornes, cuit et mangé le jour des Rameaux ; de la crêpe, en carnaval ; de l’odeur étouffante de l’église, pendant le mois de Marie…

Vieux curé sans malice qui me donnâtes la communion, vous pensiez que cette enfant silencieuse, les yeux ouverts sur l’autel, attendait le miracle, le mouvement insaisissable de l’écharpe bleue qui ceignait la Vierge ? N’est-ce pas ? J’étais si sage !… Il est bien vrai que je rêvais miracles, mais… pas les mêmes que vous. Engourdie par l’encens des fleurs chaudes, enchantée du parfum mortuaire, de la pourriture musquée des roses, j’habitais, cher homme sans malice, un paradis que vous n’imaginiez point, peuplé de mes dieux, de mes animaux parlants, de mes nymphes et de mes chèvre-pieds… Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à l’orgueil de l’homme qui, pour ses crimes d’un moment, inventa la géhenne éternelle… Ah ! qu’il y a longtemps !…

Ma solitude, cette neige de décembre, ce seuil d’une autre année ne me rendront pas le frisson d’autrefois, alors que dans la nuit longue je guettais le frémissement lointain, mêlé aux battements de mon cœur, du tambour municipal, donnant, au petit matin du 1er janvier, l’aubade au village endormi… Ce tambour dans la nuit glacée, vers six heures, je le redoutais, je l’appelais du fond de mon lit d’enfant, avec une angoisse nerveuse proche des pleurs, les mâchoires serrées, le ventre contracté… Ce tambour seul, et non les douze coups de minuit, sonnait pour moi l’ouverture éclatante de la nouvelle année, l’avènement mystérieux après quoi haletait le monde entier, suspendu au premier rrran du vieux tapin de mon village.

Il passait, invisible dans le matin fermé, jetant aux murs son alerte et funèbre petite aubade, et derrière lui une vie recommençait, neuve et bondissante vers douze mois nouveaux… Délivrée, je sautais de mon lit à la chandelle, je courais vers les souhaits, les baisers, les bonbons, les livres à tranches d’or… J’ouvrais la porte aux boulangers portant les cent livres de pain et jusqu’à midi, grave, pénétrée d’une importance commerciale, je tendais à tous les pauvres, les vrais et les faux, le chanteau de pain et le décime qu’ils recevaient sans humilité et sans gratitude…

Matins d’hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d’avant le lever du jour, jardin deviné dans l’aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d’heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs, – coups d’éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d’un jet d’eau… Ô tous les hivers de mon enfance, une journée d’hiver vient de vous rendre à moi ! C’est mon visage d’autrefois que je cherche, dans ce miroir ovale saisi d’une main distraite, et non mon visage de femme, de femme jeune que sa jeunesse va, bientôt, quitter…

Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant que je rêvais… D’un pinceau ému je pourrais repeindre, sur ce visage-ci, celui d’une fraîche enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques achevées en un menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser, une bouche dont les coins rusés démentent la courte lèvre ingénue… Hélas, ce n’est qu’un instant. Le velours adorable du pastel ressuscité s’effrite et s’envole… L’eau sombre du petit miroir retient seulement mon image qui est bien pareille, toute pareille à moi, marquée de légers coups d’ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des lèvres, entre les sourcils têtus… Une image qui ne sourit ni ne s’attriste, et qui murmure, pour moi seule : « Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d’un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux : déjà tu commences à t’éloigner de ta vie, ne l’oublie pas, il faut vieillir !

Éloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n’oublie rien ! Emporte ta santé, ta gaîté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t’a rendu la vie moins amère ; n’oublie pas ! Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, – puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse – si tu as, jusqu’au bout gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… »


Introduction

Dans Rêverie du nouvel an, extrait du recueil Les Vrilles de la vigne publié en 1908, Colette nous convie à une introspection poétique, mêlant souvenirs d’enfance et méditations sur le temps qui passe. Ce texte, ancré dans une promenade hivernale parisienne, sert de prétexte à une réflexion profonde sur la nostalgie, la nature et la fuite inexorable des années.​

L’œuvre de Colette est souvent célébrée pour sa capacité à capturer l’essence des moments fugaces et des sensations intimes. Dans « Rêverie du nouvel an », l’auteure nous transporte dans une déambulation nocturne aux côtés de ses deux chiennes, Poucette et la bergère flamande. Cette escapade sous la neige parisienne devient le catalyseur d’une série de réminiscences, où la frontière entre le présent et le passé s’estompe, laissant place à une contemplation mélancolique de la vie.​

La neige, rareté à Paris, est ici le déclencheur d’une joie enfantine et spontanée. Colette, accompagnée de ses fidèles compagnes à quatre pattes, s’abandonne à une course effrénée dans les rues désertes, savourant chaque instant de cette parenthèse hivernale. Les descriptions sensorielles foisonnent, traduisant une immersion totale dans l’instant présent :​

« Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de taffetas. »​

Cette attention aux détails, caractéristique de l’écriture de Colette, permet au lecteur de partager pleinement les sensations éprouvées par la narratrice.​

Cependant, cette euphorie est de courte durée. De retour chez elle, installée devant la cheminée, Colette est rattrapée par une mélancolie diffuse. La quiétude de la scène contraste avec l’agitation précédente, invitant à l’introspection. Les pensées de l’auteure dérivent alors vers son enfance, évoquant les célébrations du Nouvel An d’antan, empreintes d’une solennité aujourd’hui disparue :​

« Ce jour de l’An parisien ne me rappelle rien des premier janvier de ma jeunesse ; et qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l’An d’autrefois ? »​

La nostalgie s’installe, teintée d’une prise de conscience du temps qui passe et des transformations qu’il opère, tant sur le monde extérieur que sur soi-même.​

Face à son reflet dans le miroir, Colette médite sur les marques laissées par les années. Elle observe avec une lucidité désarmante les signes subtils du vieillissement, acceptant avec grâce cette évolution inéluctable

« Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas il faut vieillir. »​

Cette résignation sereine témoigne d’une sagesse acquise au fil du temps, une invitation à embrasser chaque étape de la vie avec dignité.


La nature et les sensation

Colette nous convie à une immersion profonde dans la nature hivernale parisienne, où chaque sensation est minutieusement dépeinte. Son écriture, riche et évocatrice, traduit une communion intime avec les éléments, faisant de la nature un miroir des émotions humaines.​

Dès les premières lignes, Colette nous transporte dans une atmosphère où la neige, rare à Paris, devient le théâtre d’une expérience sensorielle unique :​

« Nous étions sorties pour contempler la neige, la vraie neige et le vrai froid, raretés parisiennes, occasions, presque introuvables, de fin d’année… »​

Cette sortie nocturne avec ses deux chiennes, Poucette et la bergère flamande, se transforme en une aventure où chaque détail est ressenti avec une acuité particulière. La neige, élément central du récit, est décrite non seulement visuellement, mais aussi à travers le toucher et l’ouïe :​

« Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de taffetas. »​

Ici, la comparaison au « taffetas » évoque la douceur et la légèreté du tissu, renforçant l’idée d’une neige délicate et précieuse.​

Colette excelle dans l’art de la synesthésie, mêlant les sens pour enrichir ses descriptions. La neige n’est pas seulement vue ou entendue, elle est également goûtée et ressentie sur la peau :​

« Goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux… »​

Cette évocation culinaire transforme la perception de la neige, la rendant presque savoureuse, ajoutant une dimension gustative à l’expérience sensorielle.​

La promenade dans la neige devient ainsi une célébration des sens, où chaque pas, chaque mouvement est une redécouverte du monde naturel. Cette immersion totale rappelle l’importance de la nature dans l’œuvre de Colette, souvent perçue comme une source d’inspiration et de ressourcement.​

De retour chez elle, la transition entre l’extérieur froid et l’intérieur chaleureux est marquée par une attention aux sensations contrastées. Assises devant la cheminée, Colette et ses chiennes ressentent le passage du froid mordant à la chaleur enveloppante :​

« Assises maintenant devant la grille ardente, nous nous taisons toutes trois. »​

Ce moment de quiétude contraste avec l’effervescence de la promenade, illustrant la capacité de l’auteure à capturer des instants de calme après l’agitation.​

La bergère flamande, l’une des chiennes de Colette, est décrite avec une précision qui humanise l’animal, reflétant l’attention de l’auteure aux moindres détails :​

« Son nez effilé palpite, et ses yeux couleur de cuivre, ouverts droit sur le feu, bougent incessamment, de droite à gauche, de gauche à droite, comme si elle lisait… »​

Cette personnification renforce le lien profond que Colette entretient avec les animaux, souvent présents dans son œuvre comme des compagnons sensibles et intelligents.


La nostalgie de l’enfance

Colette exprime une profonde nostalgie de son enfance. Cette mélancolie est suscitée par une promenade hivernale dans un Paris enneigé, rareté qui évoque en elle des souvenirs des hivers de sa jeunesse. La neige, élément central de cette réminiscence, agit comme un catalyseur, ramenant l’auteure aux paysages de son enfance, aux festivités simples et aux sensations authentiques qu’elle chérissait.​

Colette se remémore avec tendresse les célébrations du Nouvel An de sa jeunesse, marquées par des rituels empreints de solennité et de joie pure. Elle évoque les matins d’hiver, l’attente du tambour municipal annonçant la nouvelle année, et les modestes présents qui accompagnaient ces moments. Ces souvenirs contrastent avec sa perception actuelle du Nouvel An parisien, qu’elle trouve dénué de la magie d’antan. Cette juxtaposition souligne sa nostalgie pour une époque où les choses simples apportaient un bonheur sincère.​

La nature occupe une place prépondérante dans les souvenirs d’enfance de Colette. Elle se souvient des paysages enneigés, des jardins endormis sous le givre, des sapins ployant sous le poids de la neige. Ces images reflètent une époque où elle vivait en harmonie avec la nature, trouvant dans son environnement rural une source inépuisable de joie et d’émerveillement. Cette connexion profonde avec la nature est une constante dans son œuvre, symbolisant une époque révolue d’innocence et de simplicité.​

En somme, Rêverie du nouvel an est une méditation sur le passage du temps et la perte des plaisirs simples de l’enfance. La nostalgie de Colette pour cette période se manifeste à travers des souvenirs vivaces et une évocation poignante de la nature, reflétant son désir de retrouver la pureté et l’authenticité de ses jeunes années.


La réflexion sur le vieillissement

Le passage du temps, inévitable et irréversible, est au cœur de Rêverie du nouvel an. Colette, dans ce texte introspectif, ne se contente pas d’évoquer des souvenirs heureux ou des instants de contemplation paisible ; elle affronte aussi, avec lucidité et une certaine mélancolie, la question du vieillissement. À travers un dialogue intérieur d’une sincérité rare, elle explore la transformation progressive de son visage, de son corps et, par extension, de son être tout entier.

Ce qui frappe dans sa réflexion sur le vieillissement, c’est l’absence de révolte. Là où d’autres auraient pu exprimer un refus obstiné du temps qui passe, Colette choisit une posture différente : une observation minutieuse, un constat teinté de résignation, mais jamais de désespoir. Installée devant son miroir, elle se surprend à découvrir qu’elle a changé, presque sans s’en apercevoir. La jeunesse lui échappe doucement, imperceptiblement, comme un rêve dont on sort lentement :

« Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant que je rêvais… »

Cette phrase est d’une puissance évocatrice remarquable. Elle suggère que le vieillissement ne se produit pas sous nos yeux, mais en dehors de notre conscience immédiate. On ne se voit pas vieillir ; on prend soudain conscience, un jour, que les traits ne sont plus exactement les mêmes, que la peau a pris une autre texture, que le reflet dans le miroir ne correspond plus tout à fait à l’image que l’on avait de soi. Cette découverte n’est pas brutale, mais elle n’en est pas moins bouleversante.

Pourtant, Colette refuse de se lamenter. Elle adopte une posture qui pourrait presque s’apparenter à un mantra de sagesse :

« Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas : il faut vieillir. »

Le ton est ferme, presque autoritaire. Elle ne se parle pas à elle-même pour se rassurer, mais pour s’ordonner d’accepter cette réalité. Cette injonction répétée souligne l’importance de cette prise de conscience : le vieillissement n’est pas un choix, il est une nécessité. Il n’y a pas d’alternative, alors à quoi bon lutter ? Ce qui pourrait être perçu comme une forme de fatalisme est en réalité une acceptation volontaire et apaisée.

Colette va encore plus loin en proposant une véritable philosophie de la vieillesse. Elle ne se contente pas de dire qu’il faut l’accepter ; elle explique aussi comment l’aborder avec dignité et grâce. Vieillir, ce n’est pas seulement voir son corps changer, c’est aussi apprendre à se détacher progressivement de ce que l’on a été, tout en emportant avec soi l’essentiel :

« Éloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n’oublie rien ! Emporte ta santé, ta gaieté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t’a rendu la vie moins amère ; n’oublie pas ! »

Ces mots traduisent une approche nuancée du vieillissement. Il ne s’agit pas d’un abandon brutal, mais d’un éloignement progressif, d’un passage en douceur vers un autre état de l’existence. Ce détachement ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout ce qui nous définit. Au contraire, Colette insiste sur la nécessité de préserver ce qui constitue l’essence de soi-même : la joie, la bienveillance, le sens de la justice, autant de qualités qui ne sont pas tributaires de l’âge.

Enfin, elle évoque l’ultime étape, celle qui attend chacun, mais qu’il faut accueillir avec sérénité :

« Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse – si tu as, jusqu’au bout gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… »

Ce passage, d’une poésie bouleversante, est peut-être l’un des plus puissants du texte. Colette y exprime le désir de parvenir au terme de son existence sans regrets, sans déchéance, sans avoir à endurer une lente dissolution de son être. Elle formule ici un souhait universel : vieillir certes, mais vieillir dignement, sans souffrance inutile, sans perte totale de soi. Mourir en paix, en ayant gardé jusqu’au bout une certaine maîtrise de son existence.


Le style de Colette

​Le style de Colette dans ce texte se distingue par une prose poétique riche en images sensorielles et en métaphores évocatrices. Son écriture, à la fois fluide et immersive, permet au lecteur de s’immerger pleinement dans les sensations décrites. Par exemple, lorsqu’elle évoque la neige fondant sur la peau, elle écrit : « Retenues un moment aux cils, au duvet des joues… » Cette attention aux détails sensoriels illustre la capacité de Colette à rendre tangible la matière, sollicitant ainsi l’ouïe et le toucher du lecteur.​

L’utilisation de la première personne confère au texte une dimension intime, renforçant l’identification du lecteur aux émotions de l’auteure. Cette narration personnelle crée une proximité avec le lecteur, l’invitant à partager les réflexions et les souvenirs de Colette. De plus, son écriture se caractérise par une sensualité discrète, où les sensations physiques sont décrites avec une précision délicate, offrant une expérience de lecture immersive.​

En somme, le style de Colette dans Rêverie du nouvel an allie une prose poétique à une narration intime, offrant au lecteur une plongée dans les sensations et les émotions de l’auteure. Cette écriture sensible et évocatrice fait de ce texte une œuvre touchante et universelle.​

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