📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Satire de la bourgeoisie de l’époque
- La confrontation à la nature
- Le retour désenchanté
📖 Le texte
VENDREDI. – Marthe dit : « Mes enfants, on va pêcher demain à la Pointe !… Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts ! » Et j’ai baissé la tête et j’ai dit : « Chouette ! » avec une joie soumise qui n’exclut pas l’ironie. Marthe, créature combative, inflige les félicités d’un ton dur et d’un geste coupant. Péremptoire, elle complète le programme des fêtes : « On déjeunera là-bas, dans le sable. On emmène vous, et puis le Silencieux qui va rafler tout le poisson, et puis Maggie pour qu’elle étrenne son beau costume de bain ! »
Là-dessus, elle a tourné les talons. Je vois de loin, sur la terrasse qui domine la mer, son chignon roux, qui interroge l’horizon d’un air de menace et de défi. Je crois comprendre, au hochement de son petit front guerrier, qu’elle murmure : « Qu’il pleuve demain, et nous verrons !… » Elle rentre, et, délivré du poids de son regard, le soleil peut se coucher tranquillement au-delà de la baie de Somme, désert humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux… La dune est mauve, avec une rare chevelure d’herbe bleuâtre, des oasis de liserons délicats dont le vent déchire, dès leur éclosion, la jupe-parapluie veinée de rose…
Les chardons de sable, en tôle azurée, se mêlent à l’arrête-bœuf fleuri de carmin, l’arrête-bœuf, qui pique d’une épine si courte qu’on ne se méfie pas de lui. Flore pauvre et dure, qui ne se fane guère et brave le vent et la vague salée, flore qui sied à notre petite hôtesse batailleuse, ce beau chardon roux, au regard d’écolier sans vergogne.
Pourtant, çà et là, verdit la criste marine, grasse, juteuse, acidulée, chair vive et tendre de ces dunes pâles comme la neige… Quand cette poison de Marthe, mon amie, a exaspéré tout le monde, quand on est tout près – à cause de sa face de jeune furie, de sa voix de potache – d’oublier qu’elle est une femme, alors Marthe rit brusquement, rattache une mèche rousse envolée, en montrant des bras clairs, luisants, dans lesquels on voudrait mordre et qui craqueraient, frais, acidulés et juteux sous la dent comme la criste marine.
La baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte. La mer est partie si loin qu’elle ne reviendra peut-être plus jamais ?… Si, elle reviendra, traîtresse et furtive comme je la connais ici. On ne pense pas à elle ; on lit sur le sable, on joue, on dort, face au ciel, – jusqu’au moment où une langue froide, insinuée entre vos orteils, vous arrache un cri nerveux : la mer est là, toute plate, elle a couvert ses vingt kilomètres de plage avec une vitesse silencieuse de serpent. Avant qu’on l’ai prévue, elle a mouillé le livre, noirci la jupe blanche, noyé le jeu de croquet et le tennis. Cinq minutes encore, et la voilà qui bat le mur de la terrasse, d’un flac-flac doux et rapide, d’un mouvement soumis et content de chienne qui remue la queue…
Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’Est obscur, en goéland de neige…
SAMEDI MATIN, 8 heures. – Brouillard bleu et or, vent frais, tout va bien. Marthe pérore en bas et les peuples tremblent prosternés. Je me hâte ; arriverai-je à temps pour l’empêcher de poivrer à l’excès la salade de pommes de terre ?
8 h. ½. – Départ ! l’auto ronronne, pavoisée de haveneaux flottants. Du fond d’un imperméable verdâtre, de dessous une paire de lunettes bombées, la voix de Marthe vitupère le zèle maladroit des domestiques, « ces empotés qui ont collé les abricots contre le rôti de porc frais ! ». Pourtant, elle condescend à me tendre une patte gantée, et je devine qu’elle me sourit avec une grâce scaphandrière… Maggie, mal éveillée, prend lentement conscience du monde extérieur et sourit en anglais. Nous savons tous ce qu’elle cache, sous son long paletot, un costume de bain pour music-hall (tableau de la pêche aux crevettes). Le Silencieux, qui ne dit rien, fume avec activité.
8 h. ¾. – Sur la route plate, qui se tortille inutilement et cache, à chaque tournant, un paysan et sa charrette, Marthe, au volant, freine un peu brusquement et grogne dans son scaphandre…
8 h.50. – Tournant brusque, paysan et charrette… Embardée sur la gauche. Marthe crie : « Cocu ! »
9 heures. – Tournant brusque : au milieu de la route, petit garçon et sa brouette à crottin. Embardée à droite. Marthe frôle le gamin et lui crie : « Cocu ! » Déjà ! pauvre gosse…
9 h. 20. – La mer, à gauche, entre des dunes arrondies. Quand je dis la mer… elle est encore plus loin qu’hier soir. Mes compagnons m’assurent qu’elle est montée, pendant mon sommeil, jusqu’à cette frange de petites coquilles roses, mais je n’en crois rien.
9 h.30. – Les Cabanes ! Trois ou quatre cercueils noirs, en planches goudronnées, tachent la dune, la dune d’un sable si pur ici, si délicatement mamelonné par le vent, qu’on songe à la neige, à la Norvège, à des pays où hiver ne finit point…
Dans un immobile roulis
Le sable fin creuse une alcôve
Où, malgré les cris de la mauve,
On peut se blottir, et, pour lits,
La dune a de charmants replis…
murmure le Silencieux, poète modeste. Marthe, excitée, se penche sur le volant et… enlise deux roues de l’auto. Plus vive qu’un petit bull, elle saute à terre, constate le dommage et déclare avec calme : « C’est aussi bien comme ça, d’ailleurs. Je n’aurais pas pu tourner plus loin. »
Nous avons atteint le bout du monde. La dune, toute nue, abrite entre ses genoux ronds les cabanes noires, et devant nous fuit le désert qui déçoit et réconforte, le désert sous un soleil blanc, dédoré par la brume des jours trop chauds…
10 heures. – « Tribu papoue conjurant l’Esprit des Eaux amères. » C’est la légende que j’écrirai au verso de l’instantané que vient de prendre Maggie. Les « indigènes », à têtes de phoques mouillés, dans l’eau jusqu’au ventre, la battent avec de longues perches, en hurlant rythmiquement. Ils rabattent le poisson dans le filet tendu en travers d’un grand lac allongé, un grand bout de mer qu’abandonne ici la marée négligente. Le carrelet y grouille, et la crevette grise, et le flet et la limande… Marthe s’y rue et fouit les rives de sable mouvant, avec une activité de bon ratier. Je l’imite, à pas précautionneux d’abord, car toute ma peau se hérisse, à sentir passer entre mes chevilles quelque chose de plat, vif et glissant…
– À vous ! à vous, bon Dieu ! vous ne la voyez donc pas ?
– Quoi ?
– La limande, la limande, là !… »
Là ?… Oui, une assiette plate nacrée, qui miroite et file entre deux eaux… Héroïque, je fouille le fond de l’eau, à quatre pattes, à plat ventre, traînée sur les genoux… Un bref jappement : c’est Marthe qui crie de triomphe et lève au bout de son bras ruisselant l’assiette plate qui se tord en fouette… Je crèverai de jalousie, si je reviens bredouille ! Où est le Silencieux ? oh ! le lâche, il pêche au haveneau ! Et Maggie ? ça va bien, elle nage, soucieuse uniquement de sa plastique et de son maillot de soie framboise… C’est contre Marthe seule que je lutte, Marthe et son calot de cheveux rouges collés, Marthe ficelée dans du gros jersey bleu, petit mathurin à croupe ronde… Les bêtes, les bêtes, je les sens, elles me narguent ! Un gros lançon de nacre jaillit du sable mou, dessine en l’air, de sa queue de serpent, un monogramme étincelant et replonge…
11 heures. – La tribu papoue a fini ses conjurations. L’Esprit des Eaux amères, sensible aux hurlements rituels, a comblé de poissons plats leurs filets. Sur le sable, captives encore des mailles goudronnées, agonisent de belles plies au ventre émouvant, l’insipide flet, les carrelets éclaboussés d’un sang indélébile… Mais je ne veux que la proie traquée par mes seules mains écorchées, entre mes genoux écaillés par le sable et les coquilles tranchantes… Le carrelet, je le connais à présent, c’est un gros serin qui pique du nez droit entre mes chevilles jointes et s’y bloque, – la limande n’est pas plus maligne… Nous pêchons côte à côte, Marthe et moi, et le même jappement nous échappe, quand la prise est belle…
11 h. ½. – Le soleil cuit nos nuques, nos épaules qui émergent de l’eau tiède et corrosive… La vague, sous nos yeux fatigués, danse en moires glauques, en bagues dorées, en colliers rompus… Aïe, mes reins !… Je cherche mes compagnons muets ; le Silencieux arrive, juste comme Marthe, à bout de forces, gémit : « J’ai faim ! »… Le Silencieux fume, et son gros cigare ne lui laisse que la place d’un sourire d’orgueil. Il tend vers nous son haveneau débordant de nacres vivantes…
Maggie vient à son tour, ravie d’elle-même : elle a pris sept crevettes et un enfant de sole…
– À la soupe, les enfants ! crie Marthe. Les indigènes charrieront le gibier jusqu’à l’auto.
– Oh ! on va emporter tout ? il y en a au moins cinquante livres !
– D’abord, ça fond beaucoup à la cuisson. On en mangera ce soir en friture, demain matin au gratin, demain soir au court-bouillon… Et puis on en mangera à la cuisine, et on en donnera peut-être aux voisins…
1 heure. – Assis sous la tente, nous déjeunons lentement, dégrisés… Là-bas, au bout du désert aveuglant et sans ombre, quelque chose bout mystérieusement, ronronne et se rapproche, – la mer !… Le champagne ne nous galvanise pas, la migraine plane sur nos têtes laborieuses…
Nous nous contemplons sans aménité. Marthe a pincé un coup de soleil sur son petit nez de bull. Le Silencieux bâille et mâche son cinquième cigare. Maggie nous choque un peu, trop blanche et trop nue, dans son maillot framboise…
– Qu’est-ce qui sent comme ça ? s’écrie Marthe. Ça empeste le musc, et je ne sais quoi encore…
– Mais c’est le poisson ! Les filets pleins pendent là…
– Mes mains aussi empestent. C’est le flet qui sent cette pourriture musquée… Si on donnait un peu de poisson à ces braves indigènes ?…
2 heures. – Retour morne. Nous flairons nos mains à la dérobée. Tout sent le poisson cru : le cigare du Silencieux, le maillot de Maggie, la chevelure humide de Marthe… Le vent d’Ouest, mou et brûlant, sent le poisson… La fumée de l’auto, et la dune glacée d’ombre bleue, et toute cette journée, sentent le poisson…
3 heures. – Arrivée. La villa sent le poisson. Farouche, le cœur décroché, Marthe s’enferme dans sa chambre. La cuisinière frappe à la porte :
– Madame veut-elle me dire si elle veut les limandes frites ou gratinées ce soir ?
Une porte s’ouvre furieusement et la voix de Marthe vocifère :
– Vous allez me faire le plaisir de faire disparaître de la maison toute cette cochonnerie de marée ! Et pendant une semaine je vous défends de servir autre chose que des œufs à la coque et du poulet rôti !
Introduction
Dans Partie de pêche Colette nous invite à une excursion en baie de Somme, où elle et ses amis citadins s’essaient à la pêche. Cette aventure, apparemment anodine, devient sous sa plume une exploration subtile des dynamiques sociales et des rapports humains. Colette utilise l’expérience de la pêche comme un miroir reflétant les comportements, les hiérarchies et les interactions au sein du groupe, tout en offrant une critique légère mais pénétrante des conventions sociales de son époque.
Dès le début du récit, Colette établit un contraste entre les pêcheurs locaux, qu’elle décrit comme des « indigènes, à têtes de phoques mouillés », et son groupe d’amis parisiens, novices en la matière. Cette comparaison humoristique souligne l’écart entre l’authenticité des habitants de la baie et l’artificialité des citadins en quête d’exotisme. En se qualifiant elle-même et ses amis de « tribu papoue conjurant l’Esprit des Eaux amères », Colette fait preuve d’autodérision, reconnaissant leur décalage et leur maladresse dans cet environnement naturel. Cette autodérision sert à la fois à critiquer la prétention des citadins et à mettre en lumière leur désir de s’évader de leur quotidien urbain.
La description minutieuse des préparatifs de la pêche révèle les dynamiques sociales au sein du groupe. Chaque membre adopte un rôle spécifique, reflétant les hiérarchies implicites et les personnalités de chacun. Par exemple, certains se montrent enthousiastes et entreprenants, tandis que d’autres restent en retrait, observant avec scepticisme ou amusement. Ces attitudes variées illustrent la diversité des caractères et la manière dont chacun s’adapte ou résiste aux situations nouvelles. Colette observe ces comportements avec une attention bienveillante, révélant les subtilités des interactions humaines.
L’acte de la pêche lui-même devient une métaphore des relations humaines. Les tentatives infructueuses des citadins pour attraper des poissons symbolisent leurs efforts maladroits pour s’intégrer dans un milieu qui n’est pas le leur. Leur manque de compétence et leur impatience contrastent avec la patience et le savoir-faire des pêcheurs locaux, mettant en évidence la distance entre la vie urbaine et la vie rurale. Cette opposition souligne également la superficialité des expériences touristiques, où l’authenticité est souvent sacrifiée au profit de l’amusement passager.
Colette utilise également l’expérience de la pêche pour explorer les rapports de genre. Les femmes du groupe, traditionnellement associées à des rôles passifs, participent activement à l’expédition, défiant ainsi les stéréotypes de leur époque. Cependant, leurs efforts sont souvent perçus avec condescendance ou moquerie par les hommes, reflétant les inégalités de genre persistantes. Par exemple, lorsque l’une des femmes parvient à attraper un poisson, son succès est minimisé ou attribué à la chance, illustrant la difficulté pour les femmes de se faire reconnaître dans des domaines dominés par les hommes.
La nature elle-même joue un rôle central dans la dynamique sociale décrite par Colette. La mer, imprévisible et indomptable, devient le théâtre où se déroulent les interactions humaines. Les conditions météorologiques changeantes, les marées et les caprices du poisson ajoutent une dimension d’incertitude, obligeant le groupe à s’adapter constamment. Cette nécessité d’adaptation révèle les traits de caractère de chacun, mettant en lumière la flexibilité, la résilience ou, au contraire, l’entêtement et l’impatience. La mer agit ainsi comme un révélateur des personnalités, exacerbant les tensions ou renforçant les liens au sein du groupe.
En filigrane, Colette critique la superficialité des relations sociales et la quête d’authenticité des citadins. Leur désir de s’immerger dans une expérience rurale contraste avec leur incapacité à véritablement comprendre et respecter le mode de vie des habitants locaux. Cette dissonance souligne la tendance des classes aisées à consommer des expériences sans véritable engagement ou compréhension, reflétant une forme de colonialisme culturel. Colette invite ainsi le lecteur à réfléchir sur la valeur de l’authenticité et sur la manière dont les dynamiques sociales influencent notre perception et notre interaction avec le monde naturel.
À travers Partie de pêche, Colette utilise l’expérience de la pêche comme une métaphore riche pour explorer les dynamiques sociales et les rapports humains. Son écriture, mêlant humour, ironie et observation fine, offre une critique subtile des conventions sociales et des comportements humains, invitant le lecteur à une réflexion profonde sur la nature des interactions sociales et notre relation à l’authenticité.
Satire de la bourgeoisie de l’époque
Dans Partie de pêche de Colette, l’auteure brosse une satire mordante des mœurs bourgeoises en villégiature, mettant en lumière les travers et les hypocrisies d’un groupe d’amis lors d’une excursion en baie de Somme. Au cœur de ce récit se trouve Marthe, figure centrale dont le caractère autoritaire et péremptoire orchestre les événements.
Dès l’annonce de l’excursion, Marthe s’impose en leader incontestée. Elle décrète : « Mes enfants, on va pêcher demain à la Pointe !… Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts ! » . Cette injonction, formulée sur un ton impératif, ne laisse aucune place à la contestation. Son autorité naturelle transparaît également lorsqu’elle complète le programme sans consulter les autres : « On déjeunera là-bas, dans le sable. On emmène vous, et puis le Silencieux qui va rafler tout le poisson, et puis Maggie pour qu’elle étrenne son beau costume de bain ! » . Marthe apparaît ainsi comme une organisatrice inflexible, décidant pour le groupe avec une assurance déconcertante.
Les préparatifs de l’excursion sont minutieusement orchestrés, mais révèlent une superficialité caractéristique des mondanités bourgeoises. L’excitation qui entoure l’événement semble davantage liée à l’apparence qu’à l’activité elle-même. Le départ est marqué par une attention excessive aux détails matériels, symbolisant une parodie de l’excursion mondaine. L’auto, « pavoisée de haveneaux flottants », devient le théâtre des préoccupations futiles de Marthe, qui s’emporte contre « ces empotés qui ont collé les abricots contre le rôti de porc frais ! » . Cette focalisation sur des trivialités souligne le décalage entre l’objectif annoncé de l’excursion et les préoccupations réelles des participants.
Au sein du groupe, les interactions sont teintées de rivalités et d’hypocrisies latentes. Les tensions sous-jacentes se manifestent à travers des comportements affectés et des remarques acerbes. Par exemple, Marthe, au volant, n’hésite pas à invectiver les passants avec des termes comme « Cocu ! » , révélant une agressivité dissimulée sous des apparences policées. De plus, la présence de Maggie, qui « sourit en anglais », introduit une dimension de rivalité féminine, exacerbée par l’attention portée à son « beau costume de bain ». Ces interactions illustrent les jeux de pouvoir et les hypocrisies qui régissent les relations au sein de ce microcosme bourgeois.
Colette utilise ainsi l’expérience de la pêche comme un miroir des dynamiques sociales et des rapports humains. L’excursion, censée être un moment de détente et de communion avec la nature, se transforme en une scène où se jouent les tensions et les faux-semblants d’une classe sociale préoccupée par les apparences. À travers des descriptions précises et des dialogues incisifs, l’auteure dévoile les travers de ses personnages, offrant une critique subtile mais acerbe des mœurs bourgeoises de son époque.
La confrontation à la nature
Colette met en scène une confrontation saisissante entre un petit groupe de citadins en villégiature et un espace naturel, la baie de Somme, dont la beauté mystérieuse et changeante échappe totalement à leur maîtrise. Cette rencontre, à la fois burlesque et poétique, donne lieu à un double mouvement : d’une part, l’échec comique et prévisible de cette tentative de pêche improvisée ; d’autre part, un émerveillement sincère devant une nature qui agit comme un miroir émotionnel. La subtilité de Colette réside dans la manière dont elle articule ces deux dimensions, révélant, par un usage habile de l’ironie et de la description sensorielle, toute l’ambiguïté du rapport que ces citadins entretiennent avec le monde naturel. L’expérience se révèle autant un révélateur de leurs insuffisances qu’une opportunité inattendue de poésie et de rêverie.
Le point de départ de cette confrontation est une décision autoritaire : Marthe, figure centrale du groupe, décrète sans appel l’organisation d’une partie de pêche. « Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts ! » Cette phrase, à la fois comique et militaire dans son énoncé, donne d’emblée le ton. L’ordre est lancé comme un défi : la nature sera conquise, le poisson attrapé, et l’harmonie du groupe célébrée dans un grand repas collectif. Le vocabulaire martial utilisé par Colette pour décrire Marthe — « créature combative », « regard d’écolier sans vergogne », « petit front guerrier » — donne à la scène un ton délibérément moqueur. La nature devient, sous cette plume ironique, le champ d’une conquête sociale, d’un exploit mondain à inscrire dans l’agenda des vacances.
Mais cette volonté de contrôle, très urbaine dans son expression, se heurte rapidement aux réalités du terrain. Dès l’arrivée sur les lieux, le décor impose son étrangeté. La mer n’est pas là où on l’attendait, elle est « encore plus loin qu’hier soir », absente, insaisissable, comme pour souligner d’emblée l’impréparation des protagonistes. Le sable, les dunes, les cabanes, tout respire une étrangeté familière et presque onirique, loin des certitudes du quotidien. Le décor n’est pas un simple cadre passif, il est acteur à part entière du récit : il déjoue les attentes, déstabilise, provoque. Colette excelle dans la description sensorielle, et le paysage devient un révélateur d’émotions, un théâtre mouvant où se jouent les limites humaines.
Cette scène initiale de décalage entre les intentions et la réalité annonce ce que sera toute la partie de pêche : une suite de maladresses, d’incompréhensions, de gestes approximatifs, qui font rire tout en suscitant une forme de tendresse. Les citadins sont confrontés à des techniques de pêche rustiques et collectives, très éloignées de leurs représentations romantiques. La pêche telle qu’ils la découvrent est physique, désordonnée, boueuse, et surtout exige une coordination collective qu’ils ne maîtrisent pas. « La tribu papoue conjurant l’Esprit des Eaux amères » : cette formule satirique, inventée par la narratrice, exprime à la fois l’absurdité de leur situation et une prise de distance ironique. Ils ne pêchent pas, ils imitent mal des gestes dont ils ne comprennent pas le sens.
Colette insiste sur les sensations corporelles, les affects, les hésitations. La narratrice elle-même ne se présente pas comme supérieure ou extérieure à la scène. Elle se sent prise au piège d’une situation ridicule, mais aussi animée par un désir enfantin de victoire. Lorsqu’elle se retrouve à ramper dans l’eau, les genoux écorchés, le souffle court, elle ne le fait pas par passion pour la mer ou par goût du sport, mais par jalousie, par émulation, dans un élan puéril : « Je crèverai de jalousie, si je reviens bredouille ! » Cette phrase, à la fois tragique et comique, révèle que la pêche n’est qu’un prétexte. Ce qui est en jeu ici, c’est la rivalité, le désir de reconnaissance, l’ego mis à nu par la nature.
Les poissons eux-mêmes deviennent des figures de l’ironie. Les limandes, flets, carrelets — noms précis et poétiques — sont difficiles à attraper, ils échappent aux mains, glissent, se cachent. Colette les décrit avec un mélange d’admiration et de dégoût. La limande, par exemple, est comparée à « une assiette plate nacrée » qui « miroite et file entre deux eaux ». Le langage culinaire et domestique utilisé ici renforce le contraste entre les attentes (capturer un animal noble, goûter à une forme de triomphe) et la réalité triviale (manier des bêtes plates et gluantes qui sentent le musc et l’iode). À la fin, tout sent le poisson, « le cigare du Silencieux, le maillot de Maggie, la chevelure humide de Marthe… » Le comique sensoriel culmine dans cette saturation olfactive. Ce qui devait être un moment de légèreté est devenu un souvenir poisseux, collant, inévacuable.
Mais au milieu de ce chaos, quelque chose d’autre affleure : une forme de beauté inattendue, de poésie pure. La nature, chez Colette, ne se donne pas dans la maîtrise ou la domination, mais dans l’éblouissement sensoriel. À plusieurs reprises, la narratrice s’arrête pour décrire les dunes, les couleurs du ciel, les herbes qui bougent au vent. « La dune est mauve, avec une rare chevelure d’herbe bleuâtre… » Ces descriptions ne sont jamais gratuites : elles incarnent un état d’âme, un basculement de l’attention, une échappée hors de la mesquinerie humaine. La mer aussi, avec sa montée silencieuse et imprévisible, devient une figure féminine, presque mythique. Elle s’infiltre « entre vos orteils », noie « le jeu de croquet et le tennis », avance « d’un mouvement soumis et content de chienne qui remue la queue… » Ce passage, qui mêle douceur, menace et sensualité, incarne à lui seul la puissance narrative de Colette : déjouer les stéréotypes pour restituer une expérience complète, contradictoire, sensuelle.
L’humour de Colette est partout présent, mais il n’est jamais cruel. Il naît du décalage entre le projet et son exécution, entre le paraître et l’être. La prétention bourgeoise à transformer une journée de pêche en tableau impressionniste s’effondre sous le poids du sable, de l’eau, des cris, des odeurs. Pourtant, cette chute ne donne pas lieu à une dénonciation amère. Elle ouvre au contraire sur une forme de vérité : celle d’un moment partagé, d’une vulnérabilité commune, d’une confrontation avec le réel. C’est ce que la dernière scène suggère, lorsque Marthe, épuisée, se retire dans sa chambre et ordonne : « Vous allez me faire le plaisir de faire disparaître de la maison toute cette cochonnerie de marée ! » Le mot « cochonnerie », trivial et affectif, clôt la journée sur une note de dégoût domestique, mais aussi d’intimité retrouvée.
Ainsi, Colette transforme une banale partie de pêche en une comédie humaine miniature, où les ambitions sociales, les affects intimes et la puissance de la nature s’entrelacent dans un ballet ironique et sensuel. Elle ne ridiculise pas ses personnages, elle les observe avec une acuité tendre, les laissant se heurter à leurs illusions pour mieux révéler ce qui, en eux, persiste à désirer, à rêver, à s’émouvoir. La confrontation à la nature n’est pas seulement un échec comique : c’est aussi, à travers le regard de Colette, une leçon de lucidité et d’humanité.
Le retour désenchanté
La conclusion de Partie de pêche marque une inflexion décisive dans le ton du récit. Après l’élan comique et la dynamique de groupe décrite avec une ironie jubilatoire, Colette change de registre sans cesser de railler : l’excitation retombe, l’aventure se fige dans une impression de gâchis, et les personnages se trouvent confrontés non pas à la nature — comme dans la première moitié du texte — mais à eux-mêmes. Ce retour désenchanté est bien plus qu’une simple redescente émotionnelle après l’action : il constitue une critique implicite mais acérée de la vacuité bourgeoise. Ce monde citadin en villégiature, si prompt à organiser, consommer et oublier, se révèle incapable d’assumer ce qu’il convoite. La pêche improvisée a tourné à la mascarade, et l’enthousiasme initial cède la place à une lassitude amère. Cette transition n’est pas une simple chute, elle est le cœur du propos de Colette : mettre à nu, à travers le prisme d’une expérience collective, les limites de l’imaginaire bourgeois lorsqu’il prétend faire de la nature un loisir, et du quotidien une performance.
Dès le déjeuner, la fatigue pèse. Le groupe, rassemblé sous une tente, mange dans un silence lourd, « dégrisé », lit-on, ce mot indiquant que ce repas, loin de couronner l’exploit, marque en réalité le début du désenchantement. Le champagne ne galvanise pas, la mer revient au loin, et la nature redevient ce qu’elle est : indomptable, cyclique, étrangère. Les corps sont fatigués, les esprits vidés. « Nous nous contemplons sans aménité », dit la narratrice. En un instant, les rôles sociaux, les jeux de séduction, les petits rivalités de la matinée tombent. Il ne reste qu’un groupe las, sans illusions, gêné par une proximité désormais inutile.
Ce sentiment de vide est d’autant plus violent qu’il contraste avec la tension accumulée. L’effort physique, la compétition informelle entre Marthe et la narratrice, la fierté du Silencieux avec son haveneau, tout cela ne débouche sur rien de durable. L’excès même de cette récolte de poissons devient absurde, presque ridicule. On ne sait plus quoi en faire. Ce qui devait être une moisson symbolique — capturer la nature, rapporter une preuve d’efficacité — se retourne contre les pêcheurs improvisés. La récolte ne nourrit personne, elle encombre. Cette surabondance est symptomatique d’un désir de consommation sans réflexion. Et cette critique sous-jacente vise une bourgeoisie capable de produire de la dépense, du mouvement, mais incapable de construire du sens.
C’est ici qu’intervient une des trouvailles symboliques les plus fines de la nouvelle : l’omniprésence du poisson, à commencer par son odeur. D’abord célébré pour sa rareté, le poisson devient, dès que l’on tente de le transporter, une source de gêne. Il est « vivant de nacres », il brille sous le filet, il provoque des cris de joie… mais il devient un fardeau dès que la nature cède au social. Une fois hors de l’eau, il ne cesse plus de pourrir — olfactivement, symboliquement. « Ça empeste le musc, et je ne sais quoi encore », dit Marthe, irritée. Cette phrase annonce le retournement complet du point de vue : ce qui était exalté est maintenant insupportable. L’odeur persistante devient le symptôme de la superficialité des désirs bourgeois : tout ce qui est ardemment convoité devient haïssable une fois obtenu.
Dans une scène remarquable, chacun du groupe, sur le chemin du retour, « flaire ses mains à la dérobée ». Ce geste, d’apparence comique, résume la gêne généralisée. L’expérience sensorielle a laissé des traces indélébiles. Et ces traces, loin d’être glorifiantes, sont celles du contact avec le réel — un réel qui résiste, qui salit, qui contredit les représentations idéalisées. Le poisson, ici, n’est pas simplement un aliment ou un trophée : il devient métaphore de la confrontation ratée avec la nature, ou plus encore, de l’échec à transformer l’expérience en souvenir valorisant. Ce qui devait sublimer le quotidien le rend plus lourd, plus répugnant.
Marthe, en chef de bande et symbole des prétentions citadines, incarne la volte-face finale. Dès son retour à la villa, elle se réfugie dans sa chambre et ordonne, furieuse : « Vous allez me faire le plaisir de faire disparaître de la maison toute cette cochonnerie de marée ! Et pendant une semaine je vous défends de servir autre chose que des œufs à la coque et du poulet rôti ! » Ce rejet n’est pas seulement une réaction au dégoût olfactif, c’est une déclaration d’abandon. Ce qui était présenté avec panache et enthousiasme — la pêche, la nature, la fête — est désormais répudié avec violence. L’expression « cochonnerie de marée » illustre cette dépréciation brutale. Le terme est d’un registre familier, trivial, presque vulgaire, et contraste fortement avec l’emphase initiale sur le « costume de bain de Maggie », les « haveneaux flottants » ou encore les ambitions culinaires de Marthe.
La voix de Marthe, qui ouvrait le texte avec autorité, le clôt dans le cri. Ce cri exprime non pas seulement une déception passagère, mais un échec plus profond : celui de transformer la nature en objet de consommation, et l’aventure en récit valorisant. Sa décision d’imposer une diète à base d’œufs et de poulet — c’est-à-dire les aliments les plus neutres, les moins odorants, les plus communs — est un retour à un ordre connu, rassurant. Ce rejet est une forme de refoulement : on efface l’expérience ratée, on l’expulse du quotidien.
Il faut aussi souligner que cette déception collective est silencieuse. Hormis Marthe, personne ne s’insurge, personne ne tente de défendre le souvenir de la journée. Le Silencieux fume. Maggie sourit à peine. La narratrice ne proteste pas. Ce consensus passif est révélateur : chacun a compris, sans le dire, que quelque chose s’est brisé. L’illusion partagée d’une aventure bucolique et noble s’est effondrée dans le sable humide de la baie de Somme. Il ne reste que le souvenir collant d’un événement qui devait élever, et qui finalement abaisse.
En conclusion, Colette, à travers la peinture d’un retour désenchanté, ne se contente pas de faire le portrait d’un échec collectif. Elle dresse une critique implicite mais puissante des désirs bourgeois, de leur propension à tout vouloir contrôler, consommer, esthétiser — même le réel le plus instable, le plus organique. La nature, dans cette nouvelle, ne se laisse ni dompter ni transfigurer : elle résiste, elle marque, elle contredit. Et ce qui reste de l’excursion n’est pas un souvenir lumineux, mais une odeur persistante, une gêne difficile à nommer, un silence coupable. Sous le rire léger de certaines scènes, c’est bien une leçon amère que Colette délivre : celle d’un monde social incapable d’assumer ce qu’il convoite, et condamné, pour cette raison, à rester dans la superficialité.

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