📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. 📖 Le texte
  2. Introduction
  3. L’intimité
  4. Le temps
  5. L’insomnie et la conscience
  6. Le style et les procédés littéraires

📖 Le texte

Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule.

Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids de nos deux corps joints creuse un peu plus, sous son linceul voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe.

Ô notre lit tout nu ! Une lampe éclatante, penchée sur lui, le dévêt encore. Nous n’y cherchons pas, au crépuscule, l’ombre savante, d’un gris d’araignée, que filtre un dais de dentelle, ni la rose lumière d’une veilleuse couleur de coquillage… Astre sans aube et sans déclin, notre lit ne cesse de flamboyer que pour s’enfoncer dans une nuit profonde et veloutée.

Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une bienheureuse défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire attentivement, avec le souci d’y démêler l’âme blonde de ton tabac favori, l’arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s ‘exhale de moi ; mais cette agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne ?

Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la torpeur fiévreuse dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans les bois.

Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain, descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre en vain. Je vais dormir… Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui fourmille et brûle, une place toute fraîche… Tu n’as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue… Dormons… Les nuits de mai sont si courtes. Malgré l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de flammes roses, d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme on se penche, derrière l’abri d’une persienne, sur un jardin d’été éblouissant…

Comme mon cœur bat ! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux sont frais comme deux oranges… Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur…

Ah ! dormons !… Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit, ce soir, est-il jonché d’aiguilles de pin ? Dormons ! je le veux !

Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite, allègre, et je devine, en ton immobilité, le même accablement frémissant… Tu ne bouges pas. Tu espères que je dors. Ton bras se resserre parfois autour de moi, par tendre habitude, et tes pieds charmants s’enlacent aux miens… Le sommeil s’approche, me frôle et fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours que je poursuivais, dans le jardin enflammé d’iris… Tu te souviens ? Quelle lumière, quelle jeunesse impatiente exaltait toute cette journée !… Une brise acide et pressée jetait sur le soleil une fumée de nuages rapides, fanait en passant les feuilles trop tendres des tilleuls, et les fleurs du noyer tombaient en chenilles roussies sur nos cheveux, avec les fleurs des paulownias, d’un mauve pluvieux du ciel parisien… Les pousses des cassis que tu froissais, l’oseille sauvage en rosace parmi le gazon, la menthe toute jeune, encore brune, la sauge duvetée comme une oreille de lièvre, – tout débordait d’un suc énergique et poivré, dont je mêlais sur mes lèvres le goût d’alcool et de citronnelle…

Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe… Ta tranquille joie veillait sur ma folie, et quand j’ai tendu la main pour atteindre ces églantines, tu sais, d’un rose si ému, – la tienne a rompu la branche avant moi, et tu as enlevé, une à une, les petites épines courbes, couleur de corail, en forme de griffes… Tu m’as donné les fleurs désarmées…

Tu m’as donné les fleurs désarmées… Tu m’as donné, pour que je m’y repose haletante, la place la meilleure à l’ombre, sous le lilas de Perse aux grappes mûres… Tu m’as cueilli les larges bleuets des corbeilles, fleurs enchantées dont le cœur velu embaume l’abricot… Tu m’as donné la crème du petit pot de lait, à l’heure du goûter où ma faim féroce te faisait sourire… Tu m’as donné le pain le plus doré, et je vois encore ta main transparente dans le soleil, levée pour chasser la guêpe qui grésillait, prise dans les boucles de mes cheveux… Tu as jeté sur mes épaules une mante légère, quand un nuage plus long, vers la fin du jour, a passé ralenti, et que j’ai frissonné, toute moite, tout ivre d’un plaisir sans nom parmi les hommes, le plaisir ingénu des bêtes heureuses dans le printemps… Tu m’as dit : « Reviens… arrête-toi… Rentrons ! » Tu m’as dit…

Ah ! si je pense à toi, c’en est fait de mon repos. Quelle heure vient de sonner ? Voici que les fenêtres bleuissent. J’entends bourdonner mon sang, ou bien c’est le murmure des jardins, là-bas… Tu dors ? non. Si j’approchais ma joue de la tienne, je sentirais tes cils frémir comme l’aile d’une mouche captive… Tu ne dors pas. Tu épies ma fièvre. Tu m’abrites contre les mauvais songes ; tu penses à moi comme je pense à toi, et nous feignons, par une étrange pudeur sentimentale, un paisible sommeil. Tout mon corps s’abandonne, détendu, et ma nuque pèse sur ta douce épaule ; mais nos pensées s’aiment discrètement à travers cette aube bleue, si prompte à grandir…

Bientôt la barre lumineuse, entre les rideaux, va s’aviver, rosir… Encore quelques minutes, et je pourrai lire, sur ton beau front, sur ton menton délicat, sur ta bouche triste et tes paupières fermées, la volonté de paraître dormir… C’est l’heure où ma fatigue, mon insomnie énervées ne pourront plus se taire, où je jetterai mes bras hors de ce lit enfiévré, et mes talons méchants déjà préparent leur ruade sournoise…

Alors tu feindras de t’éveiller ! Alors je pourrai me réfugier en toi, avec de confuses plaintes injustes, des soupirs excédés, des crispations qui maudiront le jour déjà venu, la nuit si prompte à finir, le bruit de la rue… Car je sais bien qu’alors tu resserreras ton étreinte, et que, si le bercement de tes bras ne suffit pas à me calmer, ton baiser se fera plus tenace, tes mains plus amoureuses, et que tu m’accorderas la volupté comme un secours, comme l’exorcisme souverain qui chasse de moi les démons de la fièvre, de la colère, de l’inquiétude… Tu me donneras la volupté, penché sur moi, les yeux pleins d’une anxiété maternelle, toi qui cherches, à travers ton amie passionnée, l’enfant que tu n’as pas eu…


Introduction

Au tournant du XXe siècle, la littérature française est marquée par l’émergence de voix féminines singulières, parmi lesquelles Colette occupe une place prépondérante. Née Sidonie-Gabrielle Colette en 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle grandit dans un milieu rural qui imprégnera profondément son œuvre. Son mariage en 1893 avec Henry Gauthier-Villars, dit Willy, un écrivain et critique influent, l’introduit dans les cercles littéraires parisiens. Sous l’impulsion de son mari, elle rédige la série des « Claudine », publiées sous le nom de Willy, qui connaissent un succès retentissant. Cependant, cette collaboration contrainte pousse Colette à s’émanciper, tant sur le plan personnel que littéraire.

Après sa séparation d’avec Willy en 1906, Colette entame une carrière au music-hall, explorant sa liberté nouvellement acquise et affirmant son identité. Cette période de sa vie est marquée par des relations amoureuses avec des femmes, notamment avec Mathilde de Morny, dite Missy, une aristocrate française. Cette relation passionnée et scandaleuse pour l’époque influence profondément son écriture, infusant ses œuvres d’une sensualité audacieuse et d’une introspection sincère.

C’est dans ce contexte de libération personnelle et artistique que Colette écrit Nuit blanche. Cette nouvelle se distingue par son exploration intime de l’insomnie partagée entre deux amantes. Le texte s’ouvre sur la description d’un lit conjugal, symbole central de l’intimité du couple. Ce lit, « chaste, tout blanc, tout nu », devient le théâtre des émois nocturnes, où chaque détail évoque la présence des deux corps enlacés. La narratrice évoque avec une précision sensuelle les sensations éprouvées, mêlant les parfums, les textures et les impressions fugitives de la nuit.​

La thématique de l’insomnie, centrale dans Nuit blanche, est abordée avec une sensibilité qui transcende le simple constat de l’éveil nocturne. Elle devient le prétexte à une introspection profonde, où les pensées de la narratrice vagabondent entre les souvenirs de la journée écoulée et la conscience aiguë de la présence de l’autre. Cette insomnie partagée crée une complicité silencieuse entre les deux femmes, renforçant leur lien affectif et sensuel. ​

Le style de Colette dans cette nouvelle est caractérisé par une prose poétique, riche en images sensorielles. Les descriptions du lit conjugal, des sensations corporelles et des impressions fugaces de la nuit sont autant d’éléments qui plongent le lecteur dans une expérience immersive. La narratrice évoque, par exemple, « un halo de parfum » qui nimbe le lit, mêlant les senteurs du tabac, de la peau et du santal, symbolisant la fusion des deux amantes. ​

La structure narrative de Nuit blanche reflète le flux de conscience de la narratrice, alternant entre des moments de quiétude et des élans de désir. Cette oscillation entre l’apaisement et l’excitation traduit la complexité des émotions humaines face à l’insomnie et à la proximité de l’être aimé. Colette parvient ainsi à capturer l’essence de ces moments suspendus, où le temps semble s’étirer indéfiniment.​


L’intimité

Colette explore avec une finesse remarquable les thèmes de l’intimité et de la sensualité. Ces thématiques se manifestent notamment à travers la description détaillée du lit conjugal et l’évocation des cinq sens, créant une atmosphère profondément immersive.​

Le lit occupe une place centrale dans la narration, symbolisant à la fois l’espace physique de l’union et le refuge émotionnel des amantes. Dès l’ouverture de la nouvelle, Colette le décrit comme « chaste, tout blanc, tout nu », évoquant une pureté et une simplicité qui contrastent avec la profondeur des sentiments partagés. Cette blancheur immaculée peut être perçue comme le reflet de l’authenticité et de la sincérité de leur relation.​

La métaphore du « vallon moelleux » au centre du lit suggère un creux formé par le poids des deux corps, illustrant la répétition de leurs étreintes nocturnes. Ce détail souligne la régularité et l’intensité de leur union, chaque nuit renforçant un peu plus ce creux, comparable à une « tombe ». Cette image, bien que potentiellement morbide, peut également être interprétée comme la profondeur de leur engagement mutuel, où chaque nuit passée ensemble laisse une empreinte indélébile.​

Le lit est également décrit comme un « astre sans aube et sans déclin », une image qui transcende le simple meuble pour le hisser au rang de cosmos intime des amantes. Il devient un univers autonome, illuminé par leur passion, où le temps semble suspendu, ne cessant de « flamboyer que pour s’enfoncer dans une nuit profonde et veloutée ». Cette personnification du lit en tant qu’entité lumineuse et chaleureuse reflète la vitalité et la chaleur de leur relation.​

Colette excelle dans l’art de solliciter les cinq sens pour immerger le lecteur dans l’expérience sensorielle de ses personnages, renforçant ainsi l’intimité et la sensualité du récit.​

  • L’odorat : Le lit est enveloppé d’un « halo de parfum », mélange complexe des senteurs de tabac, de la peau de l’amante et du santal. Cette combinaison olfactive crée une atmosphère enivrante, symbolisant la fusion des identités et des essences des deux femmes. L’auteure souligne cette fusion en s’interrogeant sur l’origine des « herbes écrasées » : « qui peut dire si elle est mienne ou tienne ? » Cette question rhétorique illustre la perte des frontières individuelles dans l’étreinte amoureuse.​

  • Le toucher : Les descriptions des sensations tactiles abondent, qu’il s’agisse de la « douce épaule » servant d’oreiller, de la « fraîcheur » recherchée pour apaiser les pieds brûlants, ou de la sensation des « mille fourmis » courant sous la peau, métaphore de l’excitation et de l’insomnie. Ces détails tactiles permettent au lecteur de ressentir physiquement l’expérience des personnages, renforçant l’empathie et l’immersion.​

  • La vue : Malgré l’obscurité de la nuit, la narratrice perçoit des « flammes roses » et des « ombres qui bougent », évoquant les réminiscences de la journée passée et l’agitation intérieure. Ces images visuelles traduisent l’état d’éveil et la vivacité des souvenirs qui hantent l’esprit de la narratrice, mêlant réalité et imagination.​

  • L’ouïe : Le silence de la nuit amplifie les sons intérieurs, tels que les battements du cœur de la narratrice et de son amante. Cette attention aux bruits corporels accentue la conscience de l’autre et la synchronisation de leurs états émotionnels, créant une symphonie intime qui rythme leur nuit blanche.​

  • Le goût : Bien que moins présent, le goût est évoqué à travers les souvenirs de la journée, notamment lors du goûter où l’amante offre « la crème du petit pot de lait » et « le pain le plus doré ». Ces réminiscences gustatives ajoutent une dimension de douceur et de partage à leur relation, prolongeant l’intimité du jour dans la nuit.​

En sollicitant ainsi l’ensemble des sens, Colette crée une atmosphère riche où chaque détail contribue à exprimer la profondeur de l’intimité et de la sensualité partagées par les deux femmes. Cette approche sensorielle permet au lecteur de s’immerger pleinement dans l’expérience des personnages, ressentant leur proximité, leur désir et leur complicité.


Le temps

La narratrice, allongée aux côtés de son amante, se remémore avec vivacité les instants partagés durant la journée écoulée. Ces souvenirs, loin d’être de simples réminiscences, imprègnent la nuit d’une atmosphère particulière, où le passé récent interfère avec le présent. Elle évoque les moments passés dans les jardins et les bois, les sensations éprouvées, les odeurs et les couleurs perçues, qui viennent hanter son esprit en cette nuit d’insomnie.​

Cette intrusion des souvenirs diurnes dans la nuit souligne la perméabilité entre les différentes temporalités. La narratrice est incapable de dissocier le jour de la nuit, les sensations éprouvées durant la journée venant troubler son repos nocturne. Les images de la nature, des fleurs, des arbres, des parfums, ressurgissent avec une telle intensité qu’elles empêchent le sommeil de s’installer, créant une continuité entre le vécu diurne et l’expérience nocturne.​

Colette utilise cette technique pour illustrer comment les expériences sensorielles et émotionnelles de la journée peuvent influencer l’état d’esprit durant la nuit. Les souvenirs deviennent des entités vivantes, s’invitant dans le silence nocturne, transformant la quiétude attendue en une agitation intérieure. Cette présence persistante du jour dans la nuit reflète la manière dont les moments vécus, surtout ceux empreints de beauté et d’émotion, laissent une empreinte durable sur notre psyché, perturbant le cycle naturel du repos.​

Le cycle du jour et de la nuit est aussi omniprésent dans cette nouvelle, servant de toile de fond à la réflexion sur le temps qui passe et sur la nature cyclique de la vie. La transition entre le jour et la nuit est dépeinte non seulement comme un phénomène naturel, mais aussi comme une métaphore des états émotionnels et des phases de la relation entre les deux amantes.​

La journée, symbolisée par la lumière, l’activité et les sensations multiples, représente le moment de l’expérience partagée, de la connexion avec la nature et avec l’autre. La nuit, en revanche, est le temps de l’introspection, du retour sur soi, mais aussi de l’insomnie et des questionnements. Cette dualité est accentuée par l’incapacité de la narratrice à trouver le sommeil, suggérant une résistance à la transition naturelle entre ces deux états.​

Colette semble ainsi interroger la linéarité du temps, proposant une vision plus fluide où le jour et la nuit s’entrelacent, où les expériences vécues à la lumière du soleil continuent de résonner dans l’obscurité. Cette interpénétration des temporalités reflète la complexité des émotions humaines, qui ne se conforment pas toujours aux cycles naturels, et souligne la manière dont les souvenirs et les sensations peuvent transcender le temps, abolissant les frontières entre le passé et le présent.


L’insomnie et la conscience

Colette exprime un désir ardent de sombrer dans le sommeil, cherchant à apaiser son corps et son esprit après une journée riche en émotions. Elle décrit sa position allongée, la tête reposant sur l’épaule de son amante, s’attendant à « descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre en vain ». Cependant, malgré cette volonté de s’abandonner au repos, elle est confrontée à une insomnie tenace.​

Cette tension entre le désir de dormir et l’éveil persistant est accentuée par les sensations physiques qu’elle éprouve : « Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes mollets battent, mes oreilles tressaillent ». Ces descriptions illustrent une agitation corporelle qui empêche le sommeil de s’installer, malgré une fatigue apparente.​

L’insomnie devient alors une expérience paradoxale, mêlant frustration et exaltation. La narratrice ressent une « insomnie heureuse », une veille intense qui, bien que perturbant son repos, lui permet de revivre mentalement les moments précieux partagés avec son amante. Cette ambivalence souligne la complexité de l’expérience humaine, où le corps et l’esprit peuvent être en désaccord, créant une tension palpable tout au long du récit.​

Colette adopte une technique narrative proche du flux de conscience pour dépeindre les pensées errantes de la narratrice. Ce procédé, qui consiste à retranscrire le flot ininterrompu des pensées et des sensations d’un personnage, permet au lecteur de s’immerger dans l’intériorité de celui-ci. Dans Nuit blanche, cette approche se manifeste par une succession d’images, de souvenirs et de réflexions qui s’entrelacent sans ordre apparent, reflétant fidèlement l’état d’esprit agité de la narratrice.​

Par exemple, elle passe de la description de ses sensations physiques à des souvenirs de la journée écoulée, évoquant les moments passés dans la nature, les senteurs des fleurs, les saveurs partagées. Cette juxtaposition de pensées crée une narration fragmentée, mais cohérente dans sa représentation de l’esprit humain en proie à l’insomnie.​

Ce flux de conscience permet également d’explorer la profondeur des émotions de la narratrice, ses désirs, ses inquiétudes et son amour pour son amante. Les pensées se succèdent sans transition formelle, illustrant la manière dont l’esprit vagabonde librement, surtout en l’absence de sommeil. Cette technique narrative offre une intimité particulière avec le personnage, permettant au lecteur de partager ses états d’âme les plus profonds.


Le style et les procédés littéraires

​Les métaphores et les comparaisons sont omniprésentes dans le récit, conférant une dimension poétique aux descriptions. Par exemple, le lit conjugal est décrit comme « marqué, au milieu, d’un seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule », symbolisant à la fois l’innocence et l’intimité partagée du couple. Cette image suggère une pureté originelle, tout en évoquant la complicité des amants. De même, les genoux de l’amante sont comparés à des oranges fraîches : « Tes genoux sont frais comme deux oranges… », une image qui associe la fraîcheur au plaisir tactile et à la sensualité. Ces figures de style permettent de traduire des sensations complexes en images concrètes, facilitant l’immersion du lecteur dans l’univers des personnages.​

Le rythme et la musicalité des phrases de Colette contribuent également à l’atmosphère générale du texte. L’auteure utilise des phrases longues et sinueuses, ponctuées de points de suspension, reflétant le flux des pensées de la narratrice et l’ambiance languissante de la nuit. Cette cadence crée une sensation de flottement entre veille et sommeil, renforçant l’immersion du lecteur dans l’expérience sensorielle décrite. Par exemple, la phrase : « Je vais sûrement, jusqu’à demain, descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre en vain. » illustre cette fluidité et cette musicalité, évoquant la profondeur du sommeil et l’inaccessibilité des rêves.​

Colette fusionne différentes perceptions sensorielles à travers la synesthésie, mêlant les sens pour enrichir les descriptions. Par exemple, elle évoque une « vague molle de parfum » qui « guide les pas », transformant une sensation olfactive en une force motrice. Cette association inhabituelle entre le toucher et l’odorat crée une expérience immersive, où les parfums semblent avoir une présence physique et une influence sur les actions des personnages. Cette technique permet de traduire la richesse des sensations éprouvées par la narratrice, rendant le texte plus vivant et évocateur.​

Les éléments inanimés sont souvent dotés de caractéristiques humaines, renforçant l’intimité du récit. Le lit est personnifié, décrit comme « chaste, tout blanc, tout nu », et semble participer à l’intimité du couple. Cette personnification crée une atmosphère où les objets du quotidien deviennent des témoins silencieux de la relation, ajoutant une dimension émotionnelle au décor. Par exemple, le lit est décrit comme ayant un « linceul voluptueux », suggérant une implication presque vivante dans les étreintes des amants. Cette technique renforce la proximité entre les personnages et leur environnement, créant une symbiose entre eux et les objets qui les entourent.​

Le champ lexical de la nature est omniprésent dans la narration, avec des références aux fleurs, aux arbres et aux parfums qui jalonnent les souvenirs de la journée écoulée. Cette présence de la nature souligne la connexion profonde entre les personnages et leur environnement, reflétant une harmonie entre leur amour et le monde naturel. Par exemple, la narratrice se remémore : « Je ne savais que rire et crier, en foulant la longue herbe juteuse qui tachait ma robe… », illustrant la joie simple et pure éprouvée au contact de la nature. Cette immersion dans le milieu naturel sert de toile de fond à l’exploration des sentiments humains, renforçant l’authenticité et la profondeur des émotions décrites.​

De même, le champ lexical du corps est abondamment utilisé pour décrire la sensualité des protagonistes. Les sensations physiques sont détaillées avec précision, évoquant la chaleur, la fraîcheur, les frissons, traduisant l’intensité de leur connexion. Cette attention portée au corps renforce la dimension charnelle du récit, faisant écho à la prose poétique de Colette qui célèbre les sensations et les émotions humaines. Par exemple, la narratrice décrit : « Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule… », mettant en avant la douceur du contact physique et l’intimité partagée. Cette focalisation sur les sensations corporelles permet de transmettre la profondeur des sentiments éprouvés, rendant le récit plus tangible et poignant.​

Ainsi, à travers une écriture riche en figures de style et en lexiques évocateurs, Colette parvient à créer une atmosphère intime et sensuelle dans Nuit blanche, invitant le lecteur à partager l’expérience sensorielle et émotionnelle des personnages. Son utilisation maîtrisée des métaphores, des comparaisons, des synesthésies et des personnifications, combinée à un rythme poétique et à une attention particulière aux sensations corporelles et naturelles, confère au texte une profondeur et une richesse qui captivent et enchantent le lecteur.

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