📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Le portrait de Nonoche
- L’instinct maternel
- Nature sauvage et imperfection
- Style d’écriture
📖 Le texte
Le soleil descend derrière les sorbiers, grappés de fruits verts qui tournent çà et là au rose aigre. Le jardin se remet lentement d’une longue journée de chaleur, dont les molles feuilles du tabac demeurent évanouies. Le bleu des aconits a certainement pâli depuis ce matin, mais les reines-claudes, vertes hier sous leur poudre d’argent, ont toutes, ce soir, une joue d’ambre.
L’ombre des pigeons tournoie, énorme, sur le mur tiède de la maison et éveille, d’un coup d’éventail, Nonoche qui dormait dans sa corbeille…
Son poil a senti passer l’ombre d’un oiseau ! Elle ne sait pas bien ce qui lui arrive. Elle a ouvert trop vite ses yeux japonais, d’un vert qui met l’eau sous la langue. Elle a l’air bête comme une jeune fille très jolie, et ses taches de chatte portugaise semblent plus en désordre que jamais : un rond orange sur la joue, un bandeau noir sur la tempe, trois points noirs au coin de la bouche, près du nez blanc fleuri de rose… Elle baisse les yeux et la mémoire de toutes choses lui remonte au visage dans un sourire triangulaire ; contre elle, noyé en elle, roulé en escargot, sommeille son fils.
« Qu’il est beau ! se dit-elle. Et gros ! Aucun de mes enfants n’a été si beau. D’ailleurs je ne me souviens plus d’eux… Il me tient chaud. »
Elle s’écarte, creuse le ventre avant de se lever, pour que son fils ne s’éveille pas. Puis elle bombe un dos de dromadaire, s’assied et bâille, en montrant les stries fines d’un palais trois fois taché de noir.
En dépit de nombreuses maternités, Nonoche conserve un air enfantin qui trompe sur son âge. Sa beauté solide restera longtemps jeune, et rien dans sa démarche, dans sa taille svelte et plate, ne révèle qu’elle fut, en quatre portées, dix-huit fois mère. Assise, elle gonfle un jabot éclatant, coloré d’orange, de noir et de blanc comme un plumage d’oiseau rare. L’extrémité de son poil court et fourni brille, s’irise au soleil comme fait l’hermine. Ses oreilles, un peu longues, ajoutent à l’étonnement gracieux de ses yeux inclinés et ses pattes minces, armées de brèves griffes en cimeterre, savent fondre confiantes dans la main amie.
Futile, rêveuse, passionnée, gourmande, caressante, autoritaire, Nonoche rebute le profane et se donne aux seuls initiés qu’a marqués le signe du Chat. Ceux-là même ne la comprennent pas tout de suite et disent : « Quelle bête capricieuse ! » Caprice ? point. Hyperesthésie nerveuse seulement. La joie de Nonoche est tout près des larmes, et il n’y a guère de folle partie de ficelle ou de balle de laine qui ne finisse en petite crise hystérique, avec morsures, griffes et feulements rauques. Mais cette même crise cède sous une caresse bien placée, et parce qu’une main adroite aura effleuré ses petites mamelles sensibles, Nonoche furibonde s’effondrera sur le flanc, plus molle qu’une peau de lapin, toute trépidante d’un ronron cristallin qu’elle file trop aigu et qui parfois la fait tousser…
« Qu’il est beau ! » se dit-elle en contemplant son fils. « La corbeille devient trop petite pour nous deux. C’est un peu ridicule, un enfant si grand qui tette encore. Il tette avec des dents pointues maintenant… Il sait boire à la soucoupe, il sait rugir à l’odeur de la viande crue, il gratte à mon exemple la sciure du plat, d’une manière anxieuse et précipitée où je me retrouve toute… Je ne vois plus rien à faire pour lui, sauf de le sevrer. Comme il abîme ma troisième mamelle de droite ! C’est une pitié. Le poil de mon ventre, tout autour, ressemble à un champ de seigle versé sous la pluie ! Mais quoi ? quand ce grand petit se jette sur mon ventre, les yeux clos comme un nouveau-né, quand il arrange en gouttière autour de la tétine sa langue devenue trop large… qu’il me pille et me morde et me boive, je n’ai pas la force de l’en empêcher !
Le fils de Nonoche dort dans sa robe rayée, pattes mortes et gorge à la renverse. On peut voir sous la lèvre relevée un bout de langue, rouge d’avoir tété, et quatre petites dents très dures, taillées dans un silex transparent.
Nonoche soupire, bâille et enjambe son fils avec précaution pour sortir de la corbeille. La tiédeur du perron est agréable aux pattes. Une libellule grésille dans l’air, et ses ailes de gaze rêche frôlent par bravade les oreilles de Nonoche qui frémit, fronce les sourcils et menace du regard la bête au long corps en mosaïque de turquoises…
Les montagnes bleuissent. Le fond de la vallée s’enfume d’un brouillard blanc qui s’effile, se balance et s’étale comme une onde. Une haleine fraîche monte déjà de ce lac impalpable, et le nez de Nonoche s’avive et s’humecte. Au loin, une voix connue crie infatigablement, aiguë et monotone : « Allons-v’nez – allons-v’nez – allons-v’nez… mes vaches ! Allons-v’nez – allons-v’nez… » Des clarines sonnent, le vent porte une paisible odeur d’étable, et Nonoche pense au seau de la traite, au seau vide dont elle léchera la couronne d’écume collée aux bords… Un miaulement de convoitise et de désœuvrement lui échappe. Elle s’ennuie. Depuis quelque temps, chaque crépuscule ramène cette mélancolie agacée, ce vide et vague désir… Un peu de toilette ? « Comme je suis faite ! » Et la cuisse en l’air, Nonoche copie cette classique figure de chahut qu’on appelle « le port d’armes ».
La première chauve-souris nage en zigzag dans l’air. Elle vole bas et Nonoche peut distinguer deux yeux de rat, le velours roux du ventre en figue… C’est encore une de ces bêtes où on ne comprend rien et dont la conformation inspire une inquiétude méprisante. Par association d’idées, Nonoche pense au hérisson, à la tortue, ces énigmes, et passe sur son oreille une patte humide de salive, insoucieuse de présager la pluie pour demain.
Mais quelque chose arrête court son geste, quelque chose oriente en avant ses oreilles, noircit le vert acide de ses prunelles…
Du fond du bois où la nuit massive est descendue d’un bloc, par-dessus l’or immobile des treilles, à travers tous les bruits familiers, n’a-t-elle pas entendu venir jusqu’à elle, traînant, sauvage, musical, insidieux, – l’Appel du Matou ?
Elle écoute… Plus rien. Elle s’est trompée… Non ! L’appel retentit de nouveau, lointain, rauque et mélancolique à faire pleurer, reconnaissable entre tous. Le cou tendu, Nonoche semble une statue de chatte, et ses moustaches seules remuent faiblement, au battement de ses narines. D’où vient-il, le tentateur ? Qu’ose-t-il demander et promettre ? Il multiplie ses appels, il les module, se fait tendre, menaçant, il se rapproche et pourtant reste invisible ; sa voix s’exhale du bois noir, comme la voix même de l’ombre…
« Viens !… Viens ! … Si tu ne viens pas ton repos est perdu. Cette heure-ci n’est que la première, mais songe que toutes les heures qui suivront seront pareilles à celle-ci, emplies de ma voix, messagères de mon désir… Viens !…
« Tu le sais, tu le sais que je puis me lamenter durant des nuits entières, que je ne boirai plus, que je ne mangerai plus, car mon désir suffit à ma vie et je me fortifie d’amour ! Viens !…
« Tu ne connais pas mon visage et qu’importe ! Avec orgueil, je t’apprends qui je suis : je suis le long Matou déguenillé par dix étés, durci par dix hivers. Une de mes pattes boite en souvenir d’une vieille blessure, mes narines balafrées grimacent et je n’ai plus qu’une oreille, festonnée par la dent de mes rivaux.
À force de coucher sur la terre, la terre m’a donné sa couleur. J’ai tant rôdé que mes pattes semellées de corne sonnent sur le sentier comme le sabot du chevreuil. Je marche à la manière des loups, le train de derrière bas, suivi d’un tronçon de queue presque chauve… Mes flancs vides se touchent et ma peau glisse autour de mes muscles secs, entraînés au rapt et au viol… Et toute cette laideur me fait pareil à l’Amour ! Viens !… Quand je paraîtrai à tes yeux, tu ne reconnaîtras rien de moi, – que l’Amour !
« Mes dents courberont ta nuque rétive, je souillerai ta robe, je t’infligerai autant de morsures que de caresses, j’abolirai en toi le souvenir de ta demeure et tu seras, pendant des jours et des nuits, ma sauvage compagne hurlante… Jusqu’à l’heure plus noire où tu te retrouveras seule, car j’aurai fui mystérieusement, las de toi, appelé par celle que je ne connais pas, celle que je n’ai pas possédée encore… Alors tu retourneras vers ton gîte, affamée, humble, vêtue de boue, les yeux pâles, l’échine creusée comme si ton fruit y pesait déjà, et tu te réfugieras dans un long sommeil tressaillant de rêves où ressuscitera notre amour… Viens !…
Nonoche écoute. Rien dans son attitude ne décèle qu’elle lutte contre elle-même, car le tentateur pourrait la voir à travers l’ombre, et le mensonge est la première parure d’une amoureuse… Elle écoute, rien de plus…
Dans sa corbeille, l’obscurité éveille peu à peu son fils qui se déroule, chenille velue, et tend des pattes tâtonnantes… Il se dresse, maladroit, s’assied plus large que haut, avec une majesté puérile. Le bleu hésitant de ses yeux, qui seront peut-être verts, peut-être vieil or, se trouble d’inquiétude. Il dilate, pour mieux crier, son nez chamois où aboutissent toutes les rayures convergentes de son visage… Mais il se tait, malicieux et rassuré : il a vu le dos bigarré de sa mère, assise sur le perron.
Debout sur ses quatre pattes courtaudes, fidèle à la tradition qui lui enseigna cette danse barbare, il s’approche les oreilles renversées, le dos bossu, l’épaule de biais, par petits bonds de joujou terrible, et fond sur Nonoche qui ne s’y attendait pas… La bonne farce ! Elle en a presque crié. On va sûrement jouer comme des fous jusqu’au dîner.
Mais un revers de patte nerveux a jeté l’assaillant au bas du perron, et maintenant une grêle de tapes sèches s’abat sur lui, commentées de fauves crachements et de regards en furie !… La tête bourdonnante, poudré de sable, le fils de Nonoche se relève, si étonné qu’il n’ose pas demander pourquoi, ni suivre celle qui ne sera plus jamais sa nourrice et qui s’en va très digne, le long de la petite allée noire, vers le bois hanté…
Introduction
Dans l’univers littéraire, le chat occupe une place singulière, oscillant entre mystère, sensualité et symbolisme. De nombreux écrivains ont été fascinés par cet animal, en faisant tantôt un compagnon fidèle, tantôt le reflet de leurs propres questionnements existentiels. Cette fascination se manifeste particulièrement chez des auteurs tels que Charles Baudelaire, Georges Simenon et Colette, qui ont chacun, à leur manière, intégré le chat dans leur œuvre.
Charles Baudelaire, figure emblématique du symbolisme, a dédié plusieurs poèmes aux chats dans son recueil Les Fleurs du mal. Dans « Le Chat » (« Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux »), le félin est assimilé à la femme, son corps souple et ses yeux perçants créant une alliance ambiguë de sensualité et de mystère. Baudelaire y exprime une sensualité fascinante : « ma main s’enivre du plaisir / De palper ton corps électrique ». Dans un autre poème intitulé également « Le Chat » (« Dans ma cervelle se promène »), l’animal est perçu comme un être supraterrestre, peut-être une fée ou un dieu, conduisant le poète vers l’idéal et l’introspection. Enfin, dans « Les Chats », ces créatures sont dépeintes comme des sphinx endormis, symboles de sagesse et de mystère. Ainsi, pour Baudelaire, le chat incarne une passerelle entre le monde tangible et l’au-delà, reflétant une quête d’absolu et d’inconnu.
Georges Simenon, maître du roman psychologique, a publié en 1967 Le Chat, une œuvre mettant en scène un couple de septuagénaires, Émile et Marguerite, dont la relation se délite après la mort suspecte de leur chat Joseph. Ce roman explore la dégradation des relations humaines, où le chat, initialement simple animal de compagnie, devient le catalyseur des tensions et des non-dits du couple. La disparition de Joseph symbolise la fragilité des liens affectifs et la montée d’une hostilité silencieuse entre les époux. Simenon utilise le chat comme un miroir des sentiments refoulés, révélant la complexité des émotions humaines face à la solitude et à l’incompréhension mutuelle.
Colette, quant à elle, a consacré une partie de son œuvre à la relation intime entre l’homme et le chat. Dans La Chatte, publié en 1933, elle raconte l’histoire d’Alain, un jeune homme marié à Camille, mais dont l’affection profonde est réservée à sa chatte Saha, une Chartreux grise. Ce roman met en lumière la rivalité entre l’épouse et l’animal, symbolisant la lutte entre l’amour conjugal et l’attachement aux souvenirs d’enfance. Saha incarne le lien indéfectible d’Alain à son passé et à son besoin d’indépendance, tandis que Camille représente le présent et les attentes sociétales liées au mariage. Colette explore ainsi les méandres de l’affection humaine, où le chat devient le dépositaire des émotions les plus profondes et des désirs inavoués.
Au-delà de ces œuvres, le chat a souvent été associé à des symboles variés dans la littérature. Dans les fables de La Fontaine, il est dépeint comme un animal malin et profiteur, notamment à travers des personnages comme Raminagrobis ou Rodilard. Dans le conte populaire « Le Chat botté », le félin use de ruse pour assurer la fortune de son maître, illustrant l’intelligence et la débrouillardise attribuées à cet animal. De même, dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, le Chat du Cheshire, avec son sourire énigmatique, incarne l’absurde et le mystère du monde dans lequel évolue Alice.
Cette présence récurrente du chat dans la littérature témoigne de la fascination qu’il exerce sur l’imaginaire humain. Animal domestique par excellence, il est à la fois proche et distant, indépendant et attaché, mystérieux et familier. Les écrivains, en le mettant en scène, explorent non seulement la nature du chat, mais aussi les profondeurs de l’âme humaine, ses contradictions, ses désirs et ses peurs. Le chat devient ainsi un miroir des émotions humaines, un symbole de la complexité des relations et un vecteur de réflexion sur la condition humaine.
Dans cette analyse nous verrons le portrait de Nonoche, le thème de la maternité sous-jacent au texte, la dualité entre la domestication et la nature sauvage.
Le portrait de Nonoche
Dans cette nouvelle extraite du recueil Les Vrilles de la vigne, Colette dresse un portrait saisissant de sa chatte, Nonoche, en mêlant habilement descriptions physiques et procédés stylistiques. Cette approche confère à l’animal une dimension presque humaine, établissant une comparaison implicite avec une jeune fille.
Dès l’ouverture du texte, Colette introduit Nonoche avec une comparaison évocatrice : « Elle a l’air bête comme une jeune fille très jolie ». Cette expression familière joue sur le double sens du mot « bête », qui peut signifier à la fois « animal » et « stupide », ajoutant une touche d’humour. La juxtaposition de la beauté et de la naïveté suggère une innocence propre à la jeunesse. Cette comparaison initiale établit un parallèle entre la chatte et une jeune femme, renforçant la personnification de l’animal.
Colette poursuit en détaillant le pelage de Nonoche : « ses taches de chatte portugaise semblent plus en désordre que jamais ». Cette observation, bien que techniquement impossible puisque les taches d’un animal ne changent pas de place, crée une image vivante et dynamique. Le jeu phonétique sur les sons [t] et [ch] dans « taches » et « chatte » ajoute une musicalité au texte. L’utilisation de termes tels que « rond », « bandeau » et « points » fournit des indications sur les formes, tandis que les couleurs « orange », « noir » et « rose » enrichissent la description visuelle. La phrase « fleuri de rose » peut être interprétée de deux manières : soit comme une référence à une fleur, soit comme une simple indication de couleur, ajoutant une nuance poétique à la description.
L’auteure emploie également un vocabulaire anatomique humain pour décrire Nonoche, utilisant des termes tels que « joue », « bouche », « nez », « visage » et « sourire ». Cette substitution de termes animaliers par des termes humains accentue la personnification de la chatte. De plus, la mention de « son fils » au lieu de « son petit » humanise davantage l’animal, le rapprochant du lecteur. Cependant, l’expression « sourire triangulaire » rappelle la nature animale de Nonoche, suggérant que, malgré la personnification, elle conserve des caractéristiques félines.
En somme, à travers des descriptions détaillées et des procédés stylistiques subtils, Colette parvient à dresser un portrait de Nonoche qui oscille entre l’animal et l’humain. Cette dualité enrichit la lecture et offre une réflexion sur la frontière ténue entre l’homme et l’animal.
L’instinct maternel
La relation entre l’héroïne éponyme (Nonoche) et son chaton offre une illustration poignante du thème de la maternité et de l’instinct maternel. Cette connexion entre une femme et un animal met en lumière des aspects universels de la maternité, transcendant les frontières entre les espèces et invitant à une réflexion profonde sur la nature de l’instinct maternel chez les animaux et les humains.
Nonoche, personnage central de la nouvelle, développe une affection profonde pour un chaton qu’elle recueille. Cette relation devient pour elle une source de réconfort et de satisfaction, comblant un vide émotionnel lié à l’absence d’enfant. Le soin attentif qu’elle prodigue à l’animal, son souci constant de son bien-être et l’attachement croissant qu’elle lui porte illustrent une forme de maternité par procuration. À travers cette interaction, Colette explore comment l’instinct maternel peut se manifester en dehors du lien biologique traditionnel entre une mère et son enfant.
L’observation des comportements animaux a longtemps servi de base à la compréhension de l’instinct maternel. Chez de nombreuses espèces, les femelles démontrent des comportements de soins envers leur progéniture qui semblent innés et essentiels à la survie des jeunes. Par exemple, les primates non humains, tels que les chimpanzés et les bonobos, présentent des comportements maternels complexes, incluant l’allaitement, le toilettage et la protection contre les prédateurs. Ces comportements sont souvent déclenchés par des stimuli spécifiques, tels que les pleurs ou l’odeur des petits, suggérant l’existence de mécanismes biologiques sous-jacents.
Chez l’être humain, la notion d’instinct maternel est plus complexe et fait l’objet de débats. Si certaines théories suggèrent l’existence d’une prédisposition biologique aux soins maternels, d’autres insistent sur l’influence des facteurs culturels et sociaux. La théorie de l’attachement, développée par John Bowlby, souligne l’importance des premières interactions entre la mère et l’enfant dans le développement émotionnel de ce dernier. Cependant, cette théorie met davantage l’accent sur le besoin de l’enfant que sur un instinct inné de la mère.
Des recherches récentes en neurosciences ont mis en évidence le rôle de l’ocytocine, souvent appelée « hormone de l’amour », dans les comportements maternels. Cette hormone favorise les liens affectifs et est libérée en grande quantité lors de l’accouchement et de l’allaitement, renforçant ainsi le lien mère-enfant. Cependant, la variabilité des comportements maternels à travers les cultures et les individus suggère que l’instinct maternel humain n’est pas uniquement dicté par la biologie, mais est également modulé par des facteurs environnementaux et culturels.
Le concept d’allomaternage, introduit par l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy, désigne les soins apportés aux enfants par des individus autres que la mère biologique, tels que les pères, les grands-parents ou d’autres membres de la communauté. Cette pratique, observée dans de nombreuses sociétés humaines et chez certaines espèces animales, souligne la flexibilité et l’adaptabilité des comportements maternels. Elle démontre que la maternité peut être partagée et que l’instinct maternel n’est pas l’apanage exclusif de la mère biologique.
En résumé, à travers la relation entre Nonoche et son chaton, Colette offre une réflexion subtile sur la maternité et l’instinct maternel. Cette nouvelle illustre comment les liens affectifs et les comportements de soins peuvent se manifester au-delà des relations biologiques traditionnelles, tant chez les animaux que chez les humains. Elle invite à considérer la maternité comme une expérience complexe, influencée par des facteurs biologiques, psychologiques et culturels, et à reconnaître la diversité des formes que peut prendre l’instinct maternel.
Nature sauvage et imperfection
La dualité entre nature sauvage et domestication est un thème central, particulièrement illustré à travers le personnage de Nonoche. Cette chatte incarne une tension constante entre ses instincts primitifs et son adaptation à la vie domestique, reflétant ainsi une exploration profonde de la coexistence entre l’inné et l’acquis.
Nonoche est dépeinte comme une créature oscillant entre deux mondes. D’une part, elle manifeste des comportements typiquement félins : chasseuse agile, elle exprime une indépendance farouche et une certaine sauvagerie inhérente à son espèce. D’autre part, sa vie aux côtés des humains l’amène à adopter des habitudes domestiques, recherchant la compagnie, la chaleur d’un foyer et développant des interactions affectueuses avec ses propriétaires. Cette dualité comportementale souligne la complexité de la nature animale, tiraillée entre des instincts ancestraux et une adaptation à un environnement contrôlé par l’homme.
Colette utilise cette dualité pour interroger la condition animale et, par extension, la condition humaine. La domestication, processus par lequel l’homme intègre l’animal dans son espace de vie, implique une modification des comportements naturels de ce dernier. Cependant, malgré cette intégration, l’instinct sauvage persiste, rappelant que la nature profonde de l’être ne peut être entièrement effacée. Cette coexistence de traits sauvages et domestiques chez Nonoche symbolise la tension entre liberté et contrainte, nature et culture.
Dans l’œuvre de Colette, cette thématique dépasse la simple observation animale pour toucher à des questions philosophiques plus larges. Elle invite à réfléchir sur la part de sauvagerie présente en chaque individu, malgré les normes sociales et les processus de civilisation. La relation de Nonoche avec son environnement et ses compagnons humains devient ainsi une métaphore de la dualité humaine, partagée entre des pulsions instinctives et les exigences de la vie en société.
À travers le personnage de Nonoche, Colette explore avec finesse la dualité entre nature sauvage et domestication, offrant une réflexion profonde sur la complexité des êtres vivants et leur capacité d’adaptation, tout en soulignant l’indélébilité de leur essence originelle.
Style d’écriture
Colette déploie un style d’écriture empreint de poésie, transformant des scènes du quotidien en tableaux sensoriels riches et évocateurs. Son écriture se distingue par une utilisation habile des sens et des images, permettant au lecteur de ressentir profondément les émotions des personnages et l’atmosphère des situations décrites.
Dès les premières lignes, Colette immerge le lecteur dans un univers sensoriel. Elle décrit avec minutie les éléments du décor, les sons, les odeurs, créant une ambiance palpable. Cette attention aux détails sensoriels permet de rendre les scènes vivantes et tangibles. Par exemple, la description d’un paysage peut mêler des éléments visuels et auditifs, comme « les cailloux, les papillons et les chardons », associés à un « azur mauve et poussiéreux » . Cette combinaison d’images crée une atmosphère à la fois réaliste et poétique.
L’utilisation de métaphores et de comparaisons enrichit également le texte. Colette compare souvent des éléments naturels à des émotions humaines, établissant un lien étroit entre la nature et les sentiments des personnages. Cette technique permet de renforcer l’empathie du lecteur envers les protagonistes et de souligner la beauté intrinsèque des scènes décrites. Par exemple, dans « Les Vrilles de la vigne », elle compare son besoin d’écriture au chant du rossignol pris au piège des vrilles, symbolisant ainsi son désir de liberté créative.
La musicalité de la prose de Colette est un autre aspect notable de son style. Elle joue avec les sonorités, les rythmes et les répétitions pour créer une harmonie qui évoque la poésie. Cette musicalité donne une fluidité au texte et accentue les émotions ressenties par les personnages. Par exemple, dans « Les Vrilles de la vigne », l’utilisation de répétitions et d’énumérations mime le chant passionné du rossignol, reflétant ainsi l’état d’esprit du narrateur.
Colette excelle également dans l’art de l’implicite. Elle suggère plus qu’elle ne dit, laissant au lecteur le soin d’interpréter les non-dits et les sous-entendus. Cette subtilité dans l’écriture crée une profondeur narrative et invite le lecteur à une réflexion personnelle. Par exemple, dans « Nonoche », la relation entre la chatte et son chaton est décrite avec une telle délicatesse que les thèmes de la maternité et de l’instinct maternel se dévoilent progressivement, sans être explicitement nommés .
Enfin, l’emploi de la première personne dans certaines nouvelles confère une dimension intime au récit. Le lecteur est plongé dans les pensées et les sentiments du narrateur, renforçant ainsi l’identification et l’immersion. Cette proximité narrative permet de transmettre avec authenticité les émotions complexes des personnages. Par exemple, dans « Les Vrilles de la vigne », la narratrice partage ses réflexions personnelles, offrant ainsi une introspection profonde sur son rapport à l’écriture et à la liberté.
En somme, le style d’écriture de Colette dans Nonoche et les autres nouvelles du recueil se caractérise par une richesse poétique, une attention aux sensations et une capacité à évoquer les émotions avec finesse. Son écriture sensorielle et imagée offre au lecteur une expérience immersive, transformant des scènes ordinaires en moments extraordinaires de beauté et de profondeur émotionnelle.

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