📑 TABLE DES MATIÈRES
📖 Le texte
Allume, dans l’âtre, le dernier feu de l’année ! Le soleil et la flamme illumineront ensemble ton visage. Sous ton geste, un ardent bouquet jaillit, enrubanné de fumée, mais je ne reconnais plus notre feu de l’hiver, notre feu arrogant et bavard, nourri de fagots secs et de souches riches. C’est qu’un astre plus puissant, entré d’un jet par la fenêtre ouverte, habite en maître notre chambre, depuis ce matin…
Regarde ! il n’est pas possible que le soleil favorise, autant que le nôtre, les autres jardins ! Regarde bien ! car rien n’est pareil ici à notre enclos de l’an dernier, et cette année, jeune encore et frissonnante, s’occupe déjà de changer le décor de notre douce vie retirée… Elle allonge, d’un bourgeon cornu et verni, chaque branche de nos poiriers, d’une houppe de feuilles pointues chaque buisson de lilas…
Oh ! les lilas surtout, vois comme ils grandissent ! Leurs fleurs que tu baisais en passant, l’an dernier, tu ne les respireras, Mai revenu, qu’en te haussant sur la pointe des pieds, et tu devras lever les mains pour abaisser leurs grappes vers ta bouche… Regarde bien l’ombre, sur le sable de l’allée, que dessine le délicat squelette du tamaris : l’an prochain, tu ne la reconnaîtras plus…
Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance…
Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans une école, et qui échangeait des jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes… Violettes à courte tige, violettes blanches et violettes bleues, et violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges leurs pâles corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel, laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre…
À quoi penses-tu, toi, la tête renversée ? Tes yeux tranquilles se lèvent vers le soleil qu’ils bravent… Mais c’est pour suivre seulement le vol de la première abeille, engourdie, égarée, en quête d’une fleur de pêcher mielleuse… Chasse-là ! elle va se prendre au vernis de ce bourgeon de marronnier !… Non, elle se perd dans l’air bleu, couleur de lait de pervenches, dans ce ciel brumeux et pourtant pur, qui t’éblouit… Ô toi, qui te satisfais peut-être de ce lambeau d’azur, ce chiffon de ciel borné par les murs de notre étroit jardin, songe qu’il y a, quelque part dans le monde, un lieu envié d’où l’on découvre tout le ciel ! Songe, comme tu songerais à un royaume inaccessible, songe aux confins de l’horizon, au pâlissement délicieux du ciel qui rejoint la terre… En ce jour de printemps hésitant, je devine là-bas, à travers les murs, la ligne poignante, à peine ondulée, de ce qu’enfant je nommais le bout de la terre… Elle rosit, puis bleuit, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit… Ne me plaignez pas, beaux yeux pitoyables, d’évoquer si vivement ce que je souhaite ! Mon souhait vorace crée ce qui lui manque et s’en repaît. C’est moi qui souris, charitable, à tes mains oisives, vides de fleurs… Trop tôt, trop tôt ! Nous et l’abeille, et la fleur du pêcher, nous cherchons trop tôt le printemps…
L’iris dort, roulé en cornet sous une triple soie verdâtre, la pivoine perce la terre d’une raide branche de corail vif, et le rosier n’ose encore que des surgeons d’un marron rose, d’une vivante couleur de lombric… Cueille pourtant la giroflée brune qui devance la tulipe, elle est colorée, rustaude et vêtue d’un velours solide, comme une terrassière… Ne cherche pas le muguet encore ; entre deux valves de feuilles, allongées en coquilles de moules, mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine…
Le soleil a marché sur le sable… Un souffle de glace, qui sent la grêle, monte de l’Est violacé. Les fleurs du pêcher volent horizontales… Comme j’ai froid ! La chatte siamoise, tout à l’heure morte d’aise sur le mur tiède, ouvre soudain ses yeux de saphir dans son masque de velours sombre… Longue, le ventre à ras de terre, elle rampe vers la maison, en pliant sur sa nuque ses frileuses oreilles… Viens ! j’ai peur de ce nuage violet, liséré de cuivre, qui menace le soleil couchant… Le feu que tu as allumé tout à l’heure danse dans la chambre, comme une joyeuse bête prisonnière qui guette notre retour…
Ô dernier feu de l’année ! Le dernier, le plus beau ! Ta pivoine rose, échevelée, emplit l’âtre d’une gerbe incessamment refleurie. Inclinons-nous vers lui, tendons-lui nos mains que sa lueur traverse et ensanglante… Il n’y a pas, dans notre jardin, une fleur plus belle que lui, un arbre plus compliqué, une herbe plus mobile, une liane aussi traîtresse, aussi impérieuse ! Restons ici, choyons ce dieu changeant qui fait danser un sourire en tes yeux mélancoliques… Tout à l’heure, quand je quitterai ma robe, tu me verras toute rose, comme une statue peinte. Je me tiendrai immobile devant lui, et sous la lueur haletante ma peau semblera s’animer, frémir et bouger comme aux heures où l’amour, d’une aile inévitable, s’abat sur moi… Restons ! Le dernier feu de l’année nous invite au silence, à la paresse, au tendre repos. J’écoute, la tête sur ta poitrine, palpiter le vent, les flammes et ton cœur, cependant qu’à la vitre noire toque incessamment une branche de pêcher rose, à demi effeuillée, épouvantée et défaite comme un oiseau sous l’orage…
Introduction
Dans Le dernier feu, Colette nous convie à une célébration poétique du printemps naissant, mêlant souvenirs d’enfance et intimité amoureuse. Ce texte, dédié à Missy, compagne de l’auteure après sa séparation d’avec Willy, reflète une dimension autobiographique marquée.
Dès les premières lignes, Colette invite son interlocutrice à allumer « le dernier feu de l’année », symbolisant la transition entre l’hiver et le printemps. La chaleur de la cheminée contraste avec la lumière solaire pénétrant dans la pièce, illustrant la coexistence des saisons. Cette scène intime sert de prélude à une contemplation partagée du jardin en pleine effervescence printanière.
La narratrice observe avec émerveillement les transformations de la nature : les poiriers bourgeonnent, les lilas s’élancent, et les violettes, écloses « par magie dans l’herbe », semblent plus colorées que jamais. Cette attention aux détails floraux révèle une sensibilité aiguë à la beauté éphémère du monde végétal. L’échange taquin sur la teinte des violettes – « plus bleues » ou « plus mauves » – témoigne de la complicité entre les deux femmes, renforçant l’atmosphère d’intimité du récit.
L’évocation des violettes agit comme une madeleine de Proust, déclenchant chez la narratrice une cascade de souvenirs d’enfance. Elle revoit les prés, les bois embrumés de vert, les ruisseaux froids et les sources perdues. Ces réminiscences sont peuplées de primevères, de jeannettes jaunes et, surtout, de violettes de toutes sortes : blanches, bleues, à courte tige ou anémiques, fleuries sous la neige ou roussies de gel. Chaque variété porte en elle une part du passé de l’auteure, témoignant de son attachement profond à la nature et aux sensations qu’elle procure.
Cette plongée dans le passé est également l’occasion d’évoquer une enfance marquée par une « triste et mystérieuse joie », où la jeune Colette, « prisonnière, le jour, dans une école », échangeait des jouets contre des bouquets de violettes apportés par les petites bergères des environs. Ces anecdotes enrichissent le texte d’une dimension autobiographique, offrant au lecteur un aperçu des jeunes années de l’auteure et de sa relation privilégiée avec la nature.
Parallèlement à cette célébration de la nature et des souvenirs, « Le dernier feu » met en lumière la relation amoureuse entre la narratrice et son interlocutrice. Leur dialogue est empreint de tendresse et de taquinerie, reflétant une profonde complicité. La nature sert de toile de fond à leur amour, chaque élément du jardin semblant participer à leur intimité partagée. Cette fusion entre l’environnement naturel et les sentiments humains est caractéristique de l’écriture de Colette, qui parvient à tisser des liens subtils entre les deux.
Le dernier feu est une œuvre riche qui conjugue avec finesse la célébration du renouveau printanier, la réminiscence des souvenirs d’enfance et l’expression d’une intimité amoureuse. À travers une prose poétique et sensorielle, Colette nous offre une méditation sur le temps qui passe, la beauté fugace de la nature et la profondeur des liens humains.
Une célébration du printemps
Colette nous convie à une célébration poétique du printemps naissant, mêlant descriptions sensorielles de la nature, souvenirs d’enfance et intimité amoureuse. Ce texte, dédié à Missy, sa compagne après sa séparation d’avec Willy, se distingue par une écriture riche et évocatrice qui transcende le simple tableau naturaliste pour atteindre une dimension universelle.
Dès les premières lignes, Colette immerge le lecteur dans un univers où les sens sont sollicités avec une rare intensité. Les descriptions des éléments naturels, tels que les lilas et les violettes, sont empreintes d’une précision qui témoigne de l’observation attentive de l’auteure. Les lilas, par exemple, « grandissent » au point que, pour les respirer, il faudra « se hausser sur la pointe des pieds » et « lever les mains pour abaisser leurs grappes vers [la] bouche ». Cette image suggère non seulement la croissance physique des plantes, mais aussi l’évolution du temps et des perceptions.
Les violettes, quant à elles, sont décrites avec une palette de couleurs nuancée : « plus bleues », « moins obscures », « d’un mauve azuré ». Ces variations chromatiques reflètent la subjectivité des perceptions et la richesse des souvenirs associés à ces fleurs. La narratrice s’interroge sur la fidélité de sa mémoire en comparant les teintes actuelles à celles des années précédentes, engageant un dialogue intérieur qui souligne la fluidité du temps et des sensations.
La synesthésie est également présente, notamment lorsque le parfum des violettes évoque des souvenirs visuels et émotionnels : « Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance. » Ici, l’odorat devient le vecteur d’une remontée temporelle, abolissant les frontières entre le présent et le passé.
Colette enrichit son texte de figures de style qui attribuent aux éléments naturels des caractéristiques humaines, renforçant ainsi la vivacité du décor printanier. Le feu, par exemple, est décrit comme « arrogant et bavard », des adjectifs habituellement réservés aux êtres humains. Cette personnification confère au feu une présence quasi vivante, le rendant complice des personnages et du lecteur.
De même, le soleil est présenté comme un « astre plus puissant » qui « habite en maître notre chambre ». Cette métaphore souligne la domination de la lumière naturelle sur l’espace intime, symbolisant peut-être l’irruption du renouveau printanier dans la vie des protagonistes.
Les fleurs ne sont pas en reste : les violettes sont dotées de « petits visages innombrables » dont la « palpitation » enivre la narratrice. Cette image confère aux fleurs une dimension anthropomorphique, les transformant en témoins silencieux des émois humains. Le tamaris, quant à lui, est décrit comme un « délicat squelette », une métaphore qui évoque à la fois la fragilité et la complexité de la nature.
Le texte oscille constamment entre le présent de la narration, marqué par la relation avec l’amante, et les souvenirs d’enfance qui resurgissent au contact de la nature. Les violettes servent de lien entre ces deux temporalités, évoquant à la fois les jeux d’enfant et les moments partagés avec la compagne.
La narratrice se remémore une « enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie ». Cette évocation souligne la dualité des émotions associées au printemps, à la fois source de joie et de mélancolie. L’échange de « jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois » illustre l’importance de la nature dans la construction des souvenirs et des identités.
Parallèlement, la relation amoureuse est décrite avec une tendresse palpable. Les dialogues entre les deux femmes, ponctués de taquineries sur la couleur des violettes, révèlent une complicité profonde. La description du regard de l’amante, où « le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard », mêle les éléments naturels aux traits humains, symbolisant l’union intime entre les personnages et leur environnement.
L’évocation des souvenirs d’enfance à travers une sensation présente rappelle l’épisode de la madeleine dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, où le goût d’une madeleine trempée dans du thé fait ressurgir des souvenirs enfouis. Chez Colette, c’est le parfum des violettes qui agit comme un déclencheur mnésique, abolissant les frontières temporelles et ravivant les impressions passées.
Les souvenirs d’enfance
L’évocation des violettes agit comme un puissant catalyseur de souvenirs d’enfance chez la narratrice. Cette réminiscence, teintée de nostalgie, mêle habilement bonheur et mélancolie, offrant au lecteur une immersion profonde dans le passé de l’auteure.
L’observation des violettes, fraîchement écloses « par magie dans l’herbe, cette nuit », suscite chez la narratrice une surprise partagée avec son interlocutrice. Cette complicité est renforcée par des questions rhétoriques : « les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? » Ces interrogations illustrent une communion d’émotions face à la nature renaissante. Cependant, une divergence apparaît quant à la perception des couleurs des violettes entre les deux personnages. La narratrice affirme : « Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… » Cette divergence, bien que légère, introduit une nuance dans leur échange, suggérant que les souvenirs, bien que partagés, peuvent être perçus différemment selon les individus.
Le parfum des violettes joue un rôle central en tant que déclencheur mnésique. La narratrice invite son interlocutrice à « porter à [ses] narines le parfum invariable de ces violettes changeantes » et à « regarder, en respirant le philtre qui abolit les années ». Cette métaphore du « philtre » suggère que l’odeur des violettes a le pouvoir d’effacer la barrière du temps, transportant la narratrice dans les « printemps de [son] enfance ». Ce phénomène rappelle la madeleine de Proust, où une simple sensation gustative ravive des souvenirs enfouis.
La transition vers les souvenirs d’enfance est marquée par une répétition introspective : « Plus mauves… non, plus bleues… ». Cette hésitation sur la couleur des violettes symbolise la nature floue et subjective des souvenirs. La narratrice se remémore alors des paysages bucoliques : « Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le sable aussitôt que nées ». Ces descriptions, riches en détails sensoriels, plongent le lecteur dans un univers naturel empreint de mystère et de beauté.
L’évocation des violettes est particulièrement détaillée. La narratrice se souvient des « primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… ». Cette anaphore souligne l’omniprésence de cette fleur dans ses souvenirs. Elle décrit diverses variétés : « violettes à courte tige, violettes blanches et violettes bleues, et violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges leurs pâles corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel, laideronnes, pauvresses parfumées… ». Cette diversité témoigne de l’attention minutieuse que porte Colette à la nature et de sa capacité à en saisir les moindres nuances.
La narratrice se remémore également une enfant « silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie ». Cette description oxymorique reflète la complexité des émotions ressenties durant l’enfance, mêlant émerveillement et mélancolie. Elle évoque une « enfant prisonnière, le jour, dans une école », qui échangeait « des jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes ». Cette pratique de troc illustre le profond attachement de l’enfant à la nature et son désir de s’en entourer, même en milieu scolaire.
La personnification des violettes atteint son apogée lorsque la narratrice s’adresse directement à elles : « Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre… ». Cette apostrophe lyrique confère aux fleurs une présence quasi humaine, renforçant leur rôle central dans les souvenirs de la narratrice. Le terme « palpitation » suggère une vitalité et une émotion intenses, traduisant l’effet enivrant que ces réminiscences ont sur elle.
La temporalité dans ce passage est volontairement floue. Les frontières entre le passé et le présent s’estompent, créant une continuité des sensations et des émotions à travers les âges. L’utilisation du présent de l’indicatif pour décrire des souvenirs passés (« Je revois des prés, des bois profonds… ») traduit une vivacité des réminiscences, comme si elles étaient vécues à l’instant même. Cette superposition des temporalités illustre la manière dont les souvenirs d’enfance demeurent vivaces et influencent le présent de la narratrice.
En somme, à travers l’évocation des violettes, Colette offre une plongée profonde dans les souvenirs d’enfance de sa narratrice. Les descriptions sensorielles riches et la fluidité temporelle créent une atmosphère nostalgique où bonheur et mélancolie se mêlent, reflétant la complexité des émotions humaines face au passage du temps.
La complicité amoureuse
Colette dépeint aussi avec une finesse remarquable la relation intime entre la narratrice et son interlocutrice. Cette complicité amoureuse se manifeste à travers un dialogue subtil et une communion profonde avec la nature environnante.
Dès les premières lignes, le texte s’ouvre sur une invitation chaleureuse : « Allume, dans l’âtre, le dernier feu de l’année ! » Cette injonction, adressée à la seconde personne du singulier, instaure immédiatement une proximité entre les deux protagonistes. L’utilisation du tutoiement suggère une relation intime et familière, renforcée par des expressions comme « Sous ton geste » ou « Regarde ! ». Cette adresse directe crée une atmosphère de confidence, où chaque geste partagé devient une célébration de leur union.
Le dialogue entre les deux femmes est empreint de douceur et de taquinerie. Lorsqu’elles observent les violettes écloses, une légère divergence d’opinion surgit :
« Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… »
Cette légère contradiction est suivie d’une description affectueuse de l’interlocutrice :
« Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… »
Ici, la narratrice exprime son admiration pour son amante, utilisant des métaphores naturelles pour décrire la couleur de ses yeux. Cette fusion entre l’être aimé et la nature environnante témoigne de leur connexion profonde.
La nature joue un rôle central dans leur relation, servant de miroir à leurs émotions et à leur complicité. Les descriptions poétiques des éléments naturels reflètent leur intimité partagée. Par exemple, l’évocation des lilas qui grandissent symbolise l’évolution de leur relation :
« Leurs fleurs que tu baisais en passant, l’an dernier, tu ne les respireras, Mai revenu, qu’en te haussant sur la pointe des pieds, et tu devras lever les mains pour abaisser leurs grappes vers ta bouche… »
Cette image suggère que, tout comme les lilas nécessitent désormais un effort pour être atteints, leur amour a mûri et demande une attention particulière.
La personnification de la nature renforce également cette intimité. Le feu dans l’âtre est décrit comme une « joyeuse bête prisonnière qui guette notre retour », créant une atmosphère chaleureuse et sécurisante pour le couple. De même, la chatte siamoise, avec ses « yeux de saphir dans son masque de velours sombre », ajoute une dimension sensuelle à leur environnement domestique.
L’évocation des souvenirs d’enfance de la narratrice, déclenchée par le parfum des violettes, ajoute une profondeur supplémentaire à leur relation. En partageant ces réminiscences, elle invite son amante à entrer dans son monde intérieur, renforçant ainsi leur lien émotionnel :
« Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… »
Cette confession intime crée une connexion entre leur amour présent et le passé de la narratrice, suggérant que leur relation est enracinée dans des expériences profondes et personnelles.
Le dernier feu illustre magistralement comment Colette tisse la complicité amoureuse de ses personnages à travers un dialogue subtil et une communion avec la nature. Les descriptions sensorielles et les métaphores naturelles servent de reflets à leur relation, créant une harmonie parfaite entre l’amour humain et l’environnement qui les entoure.

Laisser un commentaire