📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Deux personnages
- L’apparence et la réalité
- Le pouvoir de la musique
- Fascination et désir
📖 Le texte
La dame qui allait chanter se dirigea vers le piano, et je me sentis tout à coup une âme féroce, une révolte concentrée et immobile de prisonnier. Pendant qu’elle fendait difficilement les jupes assises, sa robe collée aux genoux comme une onde bourbeuse, je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. Il lui restait encore quelques mètres à franchir ; trente secondes, l’espace d’un cataclysme… Mais elle marcha sereine sur quelques pieds vernis, effrangea la dentelle d’un volant, murmura « Pardon », salua et sourit, la main déjà sur l’obscur palissandre du Pleyel aux reflets de Seine nocturne. Je commençai à souffrir.
J’aperçus, à travers le brouillard dansant dont se nimbent les lustres des soirées finissantes, le dos arqué de mon gros ami Maugis, son bras arrondi qui défendait contre les coudes un verre plein… Je sentis que je le haïssais d’être parvenu jusqu’à la salle du buffet, tandis que je m’étiolais, bloqué, assis de biais sur la canne dorée d’un siège fragile…
Avec une froideur insolente, je dévisageai la dame qui allait chanter, et je retins le ricanement d’une diabolique joie, à la trouver plus laide encore que je l’espérais.
Cuirassée de satin blanc métallique, elle portait haut une tête casquée de cheveux d’un blond violent et artificiel. Toute l’arrogance des femmes trop petites éclatait dans ses yeux durs, où il y avait beaucoup de bleu et pas assez de noir. Les pommettes saillantes, le nez mobile, ouvert, le menton solide et prêt à l’engueulade, tout cela lui composait une face carline, agressive, à qui, avant qu’elle eût parlé, j’eusse répondu : « Mange ! »
Et la bouche ! la bouche ! J’attachai ma contemplation douloureuse sur ces lèvres inégales, fendues à la diable par un canif distrait. Je supputai la vaste ouverture qu’elles démasqueraient tout à l’heure, la qualité des sons que mugirait cet antre… Le beau gueuloir ! Par avance, les oreilles m’en sifflèrent, et je serrai les mâchoires.
La dame qui allait chanter se campa impudique, face à l’assistance, et se hissa dans son corset droit, pour faire saillir sa gorge en pommes. Elle respira fortement, toussa et se racla la gorge à la manière dégoûtante des grands artistes.
Dans le silence angoissé où grinçaient, punkas minuscules, les armatures parfumées des éventails, le piano préluda. Et soudain une note aiguë, un cri vibrant troua ma cervelle, hérissa la peau de mon échine : la dame chantait. À ce premier cri, jailli du plus profond de sa poitrine, succéda la langueur d’une phrase, nuancée par le mezzo le plus velouté, le plus plein, le plus tangible que j’eusse entendu jamais… Saisi, je relevai mon regard vers la dame qui chantait… Elle avait sûrement grandi depuis un instant. Les yeux larges ouverts et aveugles, elle contemplait quelque chose d’invisible vers quoi tout son corps s’élançait, hors de son armure de satin blanc… Le bleu de ses yeux avait noirci et sa chevelure, teinte ou non, la coiffait d’une flamme fixe, toute droite. Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses pures… Des trilles brillaient comme un ruisseau frémissant, comme une couleuvre fine ; de lentes vocalises me caressaient comme une main traînante et fraîche. Ô voix inoubliable ! Je me pris à contempler, fasciné, cette grande bouche aux lèvres fardées, roulées sur des dents larges, cette porte d’or des sons, cet écrin de mille joyaux… Un sang rose colorait les pommettes kalmouckes, les épaules enflées d’un souffle précipité, la gorge offerte… Au bas du buste tendu dans une immobilité passionnée, deux expressives petites mains tordaient leurs doigts nus… Seuls les yeux, presque noirs, planaient au-dessus de nous, au-dessus de tout, aveugles et sereins…
« Amour !… » chanta la voix… Et je vis la bouche irrégulière, humide et pourprée, se resserrer sur le mot en dessinant l’image d’un baiser… Un désir si brusque et si fou m’embrassa que mes paupières se mouillèrent de larmes nerveuses. La voix merveilleuse avait tremblé, comme étouffée d’un flot de sang, et les cils épais de la dame qui chantait battirent, une seule fois… Oh ! boire cette voix à sa source, la sentir jaillir entre les cailloux polis de cette luisante denture, l’endiguer une minute contre mes propres lèvres, l’entendre, la regarder bondir, torrent libre, et s’épanouir en longue nappe harmonieuse que je fêlerais d’une caresse… Être l’amant de cette femme que sa voix transfigure, – et de cette voix ! Séquestrer pour moi, – pour moi seul ! – cette voix plus émouvante que la plus secrète caresse, et le second visage de cette femme, son masque irritant et pudique de nymphe qu’un songe enivre !…
Au moment où je succombais de délice, la dame qui chantait se tut. Mon cri d’homme qui tombe se perdit dans un tumulte poli d’applaudissements, dans ces « ouao-ouao » qui signifient bravo en langue salonnière. La dame qui chantait s’inclina pour remercier, en déroulant entre elle et nous un sourire, un battement de paupières qui la séparaient du monde. Elle prit le bras du pianiste et tenta de gagner une porte ; sa traîne de satin piétinée, écrasée, entravait ses pas… Dieux ! allais-je la perdre ? Déjà je ne voyais plus d’elle qu’un coin de son armure blanche… Je m’élançai, sauvage, pareil en fureur dévastatrice à certains « rescapés » du bazar de la rue Jean-Goujon…
Enfin, enfin, je l’atteignis quand elle abordait le buffet, île fortunée, chargée de fruits et de fleurs, scintillante de cristaux et de vins pailletés.
Elle étendit la main, et je me précipitai, mes doigts tremblants offrant une coupe pleine… Mais elle m’écarta sans ménagements et me dit, atteignant une bouteille de bordeaux : « Merci bien, monsieur, mais le champagne m’est contraire surtout lorsque je sors de chanter. Il me retombe sur les jambes. Surtout que ces messieurs et dames veulent que je leur chante encore La vie et l’amour d’une femme, vous pensez… » Et sa grande bouche – grotte d’ogre où niche l’oiseau merveilleux – se referma sur un cristal fin qu’elle eût, d’un sourire, broyé en éclats.
Je ne ressentis point de douleur, ni de colère. J’avais retenu seulement ceci : elle allait chanter encore… J’attendis, respectueux, qu’elle eût, d’un geste qui récure, essuyé les ailes de son nez, les coins déplorables de ses lèvres, aéré ses aisselles mouillées, aplati son ventre d’une tape sévère et affermi sur son front le « devant » postiche de ses cheveux oxygénés.
J’attendis, résigné, meurtri, mais plein d’espoir, que le miracle de sa voix me la rendit…
Introduction
Au début du XXᵉ siècle, Paris s’affirme comme le cœur battant de la culture européenne, où les salons littéraires et artistiques jouent un rôle central dans la diffusion des idées et des arts. Ces lieux de rencontre, souvent animés par des femmes influentes, offrent aux artistes une scène pour présenter leurs œuvres et échanger avec leurs contemporains. C’est dans ce contexte effervescent que Colette situe sa nouvelle La Dame qui chante, offrant une critique subtile des conventions sociales et une célébration de la puissance transformatrice de l’art.
Les salons parisiens de l’époque, héritiers d’une tradition séculaire, sont des espaces où se mêlent écrivains, musiciens, peintres et penseurs. Ils constituent des microcosmes de la société, reflétant ses aspirations, ses tensions et ses contradictions. Cependant, derrière le lustre des apparences, ces rassemblements sont souvent le théâtre de jugements silencieux, de rivalités feutrées et d’hypocrisies mondaines. Colette, observatrice aiguë de son temps, capte avec finesse ces nuances dans La Dame qui chante.
La nouvelle s’ouvre sur une scène typique de ces soirées : une chanteuse s’avance pour interpréter son morceau devant une assemblée polie mais critique. Le narrateur, incarnant le spectateur mondain, est d’abord envahi par une aversion instinctive envers la chanteuse. Ses pensées sont empreintes de préjugés et de mépris, reflétant une superficialité propre à ce milieu. Il la juge sur son apparence, sa démarche, son attitude, sans lui accorder la moindre chance de révéler son talent.
Cette attitude du narrateur rappelle celle de nombreux critiques de l’époque, prompts à juger les artistes sur des critères superficiels. Colette elle-même a souvent été la cible de tels jugements, notamment en raison de sa vie personnelle non conventionnelle et de son indépendance affirmée. À travers le narrateur, elle dénonce cette tendance à réduire l’artiste à son apparence ou à sa réputation, sans considérer la profondeur de son art.
Cependant, lorsque la chanteuse commence à chanter, une transformation s’opère. Sa voix, puissante et émotive, transcende les préjugés du narrateur. Il est subjugué, emporté par l’émotion que suscite la performance. Cette métamorphose de la perception souligne le pouvoir de l’art à dépasser les apparences et à toucher l’âme humaine. La musique devient un vecteur de vérité, révélant l’essence de l’artiste et bouleversant les certitudes du spectateur.
Colette utilise ici la musique comme une métaphore de l’art en général. Elle montre comment une performance authentique peut briser les barrières de la superficialité et atteindre une dimension universelle. Cette idée est renforcée par la description détaillée de la réaction physique et émotionnelle du narrateur, qui passe du mépris à l’admiration, puis à une forme de désir intense. Cette progression illustre la capacité de l’art à provoquer des émotions profondes et à modifier la perception que l’on a de l’autre.
En situant sa nouvelle dans le milieu des salons parisiens, Colette offre également une critique des conventions sociales de son temps. Elle met en lumière la superficialité des jugements portés sur les individus en fonction de leur apparence ou de leur statut, et montre comment l’art peut servir de révélateur de la véritable nature des personnes. La chanteuse, d’abord perçue comme arrogante et artificielle, se révèle être une artiste authentique, capable de transmettre des émotions profondes et sincères.
Cette thématique trouve un écho dans la propre vie de Colette, qui a souvent défié les normes sociales et artistiques de son époque. Son parcours, marqué par une quête d’indépendance et une volonté de s’affranchir des conventions, résonne dans la transformation de la perception du narrateur envers la chanteuse. Ainsi, « La Dame qui chante » peut être lue comme une réflexion sur la capacité de l’art à libérer et à transcender les limites imposées par la société.
La Dame qui chante est une illustration de la manière dont Colette utilise la fiction pour explorer des questions profondes sur l’art, la perception et la société. À travers la transformation du regard du narrateur, elle montre comment l’art peut briser les préjugés et révéler la beauté là où on ne l’attendait pas. Cette nouvelle invite le lecteur à dépasser les apparences et à reconnaître la puissance transformatrice de l’art, même dans les contextes les plus superficiels.
Deux personnages
Colette dépeint avec subtilité les interactions entre deux personnages principaux : le narrateur et la chanteuse. Leur rencontre, riche en nuances, offre une exploration profonde des perceptions humaines, des préjugés sociaux et de la puissance transformatrice de l’art.
Dès l’ouverture de la nouvelle, le narrateur exprime une aversion marquée envers la chanteuse. Cette hostilité initiale est révélatrice d’une personnalité cynique et désabusée, typique de certains habitués des salons mondains de l’époque. Il se sent comme un « prisonnier » face à l’imminence de la performance, souhaitant même des mésaventures à l’artiste : « je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles ». Cette réaction excessive souligne une intolérance aux conventions sociales et une impatience face aux divertissements imposés.
Le narrateur observe la chanteuse avec une froideur critique, scrutant chaque détail de son apparence pour alimenter son mépris. Il la décrit comme « cuirassée de satin blanc métallique », avec une « tête casquée de cheveux d’un blond violent et artificiel ». Ces métaphores guerrières et mécaniques déshumanisent la chanteuse, la réduisant à une caricature artificielle. Le narrateur projette sur elle ses propres préjugés, la percevant comme une figure arrogante et superficielle.
Cependant, cette perception évolue radicalement lorsque la chanteuse commence sa performance. La puissance et la beauté de sa voix provoquent une transformation intérieure chez le narrateur. Il est subjugué, passant d’un état de mépris à une admiration profonde, voire à une fascination intense. Cette métamorphose souligne la capacité de l’art à transcender les apparences et à toucher l’âme, modifiant ainsi les jugements préconçus.
La chanteuse est initialement dépeinte à travers le prisme critique du narrateur. Son apparence est décrite de manière péjorative, mettant en avant une image artificielle et prétentieuse. Les descriptions telles que « gorge en pommes » et « bouche… fendues à la diable par un canif distrait » renforcent cette vision négative. Cependant, ces jugements sont le reflet des préjugés du narrateur plutôt qu’une évaluation objective de la chanteuse.
Lorsque la chanteuse entame son chant, une transformation s’opère non seulement dans la perception du narrateur, mais aussi dans la manière dont elle est présentée. Sa voix, décrite comme « brûlante », « pareilles à des bulles d’or » et « trilles brillaient comme un ruisseau frémissant », révèle une profondeur et une authenticité insoupçonnées. L’artiste, auparavant perçue comme superficielle, se dévoile comme une interprète passionnée, capable de transmettre des émotions intenses et sincères. Cette dualité entre l’apparence extérieure et la réalité intérieure met en lumière le thème central de la nouvelle : la puissance de l’art à révéler l’essence véritable d’une personne, au-delà des jugements superficiels.
La dynamique entre le narrateur et la chanteuse illustre les tensions inhérentes aux interactions sociales dans les cercles mondains du début du XXe siècle. Le narrateur, représentant une élite cultivée, se permet de juger sévèrement la chanteuse avant même qu’elle n’ait commencé sa performance. Cette attitude reflète les préjugés de classe et de genre de l’époque, où les femmes artistes étaient souvent perçues avec condescendance ou suspicion.
Cependant, la performance de la chanteuse défie ces attentes et bouleverse les certitudes du narrateur. Son chant agit comme un révélateur, exposant la superficialité des jugements hâtifs et la profondeur des émotions humaines. Cette interaction souligne la capacité de l’art à transcender les barrières sociales et à provoquer des transformations intérieures chez ceux qui en font l’expérience.
L’apparence et la réalité
Colette décrit avec une acuité remarquable le contraste entre l’apparence et la réalité, en mettant en scène la transformation radicale de la perception du narrateur envers une chanteuse lors d’une soirée mondaine. Cette nouvelle illustre comment les préjugés superficiels peuvent être déconstruits par la puissance de l’art authentique, révélant ainsi la complexité de l’être humain au-delà des apparences.
Dès les premières lignes, le narrateur exprime une aversion instinctive envers la chanteuse avant même qu’elle n’entame sa prestation. Il la dépeint de manière péjorative, s’attardant sur des détails physiques qu’il juge disgracieux : « Je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. » Cette focalisation sur l’apparence extérieure reflète une tendance humaine à évaluer autrui sur des critères superficiels, sans chercher à comprendre la profondeur ou la réalité intérieure de la personne.
Le narrateur poursuit son jugement en décrivant la chanteuse comme « cuirassée de satin blanc métallique », avec une « tête casquée de cheveux d’un blond violent et artificiel ». Ces métaphores guerrières et artificielles renforcent l’image d’une femme froide, distante et superficielle. Il la compare à une « face carline, agressive », suggérant une laideur et une agressivité inhérentes. Cette description initiale est empreinte de mépris et de dédain, reflétant les préjugés du narrateur basés uniquement sur l’apparence physique.
Cependant, lorsque la chanteuse commence à chanter, une transformation notable s’opère. Sa voix, décrite comme envoûtante et puissante, transcende les attentes du narrateur. Il est progressivement captivé par la qualité de son chant, au point que son opinion initiale vacille. Il observe : « Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses pures. » Cette métaphore florale et précieuse illustre la beauté et la richesse de la performance, contrastant fortement avec la perception initiale du narrateur.
Cette évolution souligne la capacité de l’art à modifier les perceptions et à révéler des aspects insoupçonnés de la réalité. Le narrateur, initialement enfermé dans ses préjugés, est amené à reconsidérer sa position grâce à l’impact émotionnel de la performance artistique. Il passe d’un état de mépris à une admiration profonde, reconnaissant la beauté et le talent de la chanteuse au-delà de son apparence extérieure.
Colette utilise cette dynamique pour critiquer la superficialité des jugements basés sur l’apparence. Elle montre que la véritable essence d’une personne ne peut être appréhendée qu’en dépassant les premières impressions et en s’ouvrant à l’expérience authentique de l’art. Le narrateur, initialement aveuglé par ses préjugés, découvre la profondeur et la sensibilité de la chanteuse à travers sa performance, remettant en question ses propres perceptions.
Cette nouvelle met en lumière la dichotomie entre l’image que l’on projette et la réalité intérieure. La chanteuse, d’abord perçue comme arrogante et superficielle, se révèle être une artiste de grand talent, capable de susciter des émotions profondes. Colette invite ainsi le lecteur à questionner ses propres perceptions et à reconnaître que l’apparence peut être trompeuse, tandis que la réalité, souvent plus complexe, mérite d’être explorée avec attention et ouverture d’esprit.
Le pouvoir de la musique
Dans La Dame qui chante, Colette explore avec une finesse remarquable le pouvoir transcendant de la musique, capable de dissoudre les préjugés les plus ancrés et de toucher l’âme humaine en profondeur. Le narrateur, initialement empli de mépris envers la chanteuse, voit sa perception radicalement transformée par la puissance de son chant, démontrant ainsi comment l’art authentique peut bouleverser les jugements superficiels et révéler la véritable essence des individus.
Comme déjà dit, au début de la nouvelle, le narrateur exprime une aversion instinctive envers la chanteuse avant même qu’elle n’entame sa performance. Il la décrit de manière péjorative, s’attardant sur des détails physiques qu’il juge disgracieux : « Je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. » Cette focalisation sur l’apparence extérieure reflète une tendance humaine à évaluer autrui sur des critères superficiels, sans chercher à comprendre la profondeur ou la réalité intérieure de la personne.
Cependant, lorsque la chanteuse commence à chanter, une transformation notable s’opère. Sa voix, décrite comme envoûtante et puissante, transcende les attentes du narrateur. Il est progressivement captivé par la qualité de son chant, au point que son opinion initiale vacille. Il observe : « Sa grande bouche généreuse s’ouvrait, et j’en voyais s’envoler les notes brûlantes, les unes pareilles à des bulles d’or, les autres comme de rondes roses pures. » Cette métaphore florale et précieuse illustre la beauté et la richesse de la performance, contrastant fortement avec la perception initiale du narrateur.
Cette évolution souligne la capacité de l’art à modifier les perceptions et à révéler des aspects insoupçonnés de la réalité. Le narrateur, initialement enfermé dans ses préjugés, est amené à reconsidérer sa position grâce à l’impact émotionnel de la performance artistique. Il passe d’un état de mépris à une admiration profonde, reconnaissant la beauté et le talent de la chanteuse au-delà de son apparence extérieure.
Colette utilise cette dynamique pour critiquer la superficialité des jugements basés sur l’apparence. Elle montre que la véritable essence d’une personne ne peut être appréhendée qu’en dépassant les premières impressions et en s’ouvrant à l’expérience authentique de l’art. Le narrateur, initialement aveuglé par ses préjugés, découvre la profondeur et la sensibilité de la chanteuse à travers sa performance, remettant en question ses propres perceptions.
Cette nouvelle met en lumière la dichotomie entre l’image que l’on projette et la réalité intérieure. La chanteuse, d’abord perçue comme arrogante et superficielle, se révèle être une artiste de grand talent, capable de susciter des émotions profondes. Colette invite ainsi le lecteur à questionner ses propres perceptions et à reconnaître que l’apparence peut être trompeuse, tandis que la réalité, souvent plus complexe, mérite d’être explorée avec attention et ouverture d’esprit.
La Dame qui chante offre une réflexion profonde sur la manière dont l’art peut servir de révélateur, permettant de transcender les jugements hâtifs et de découvrir la richesse cachée derrière les apparences. Colette nous rappelle que l’expérience esthétique authentique a le pouvoir de transformer notre vision du monde et des autres, en nous incitant à aller au-delà des surfaces pour toucher la véritable essence des êtres et des choses.
Ce thème du pouvoir de la musique à transcender les préjugés et à toucher l’âme est récurrent dans la littérature. Par exemple, dans « Le Temps où nous chantions » de Richard Powers, la musique joue un rôle central en unissant une famille métisse dans l’Amérique ségrégationniste. Les personnages principaux, issus d’un père juif allemand et d’une mère afro-américaine, trouvent dans la musique une échappatoire aux tensions raciales et une manière de se connecter à leur identité complexe. La musique devient ainsi un moyen de transcender les barrières sociales et de toucher l’essence de l’humanité, indépendamment des différences superficielles.
De même, dans « Le Chant de la Mission » de John le Carré, la musique sert de pont entre des cultures et des individus que tout oppose. Le protagoniste, un espion britannique, utilise la musique pour établir des liens avec des personnes de différentes origines, montrant ainsi comment l’art peut dépasser les frontières et les préjugés pour toucher l’âme humaine.
Ces œuvres, tout comme La Dame qui chante, illustrent la capacité unique de la musique à pénétrer les couches superficielles des préjugés et des apparences pour atteindre une vérité universelle. Elles démontrent que, face à l’expression artistique authentique, les barrières érigées par les jugements hâtifs s’effondrent, révélant une humanité partagée et une connexion profonde entre les individus.
Ainsi Colette illustre de manière éloquente du pouvoir de la musique à transcender les préjugés et à toucher l’âme humaine. À travers la transformation du narrateur, Colette montre que l’art authentique a le pouvoir de briser les barrières superficielles et de révéler la véritable essence des individus. Ce thème, présent dans de nombreuses œuvres littéraires, souligne l’importance de l’ouverture d’esprit et de la réceptivité à l’art pour dépasser les jugements hâtifs et découvrir la richesse de l’expérience humaine.
Fascination et désir
Dès que la chanteuse entame sa prestation, une métamorphose s’opère. Sa voix, décrite comme envoûtante et puissante, transcende les attentes du narrateur. Il est progressivement captivé par la qualité de son chant, au point que son opinion initiale vacille. Il observe la chanteuse avec une attention renouvelée, remarquant des détails qu’il n’avait pas perçus auparavant. Cette transformation de la perception du narrateur illustre le pouvoir de l’art à modifier les sentiments et à éveiller des désirs latents.
La fascination du narrateur pour la chanteuse atteint son apogée lorsqu’il exprime un désir ardent de la posséder. Il est subjugué par la passion et l’émotion que dégage la performance, au point de ressentir une attraction irrésistible. Cette transition du mépris à l’adoration souligne la capacité de l’art à révéler la beauté intérieure et à susciter des émotions profondes chez le spectateur.
Cette dynamique rappelle d’autres œuvres littéraires où la perception initiale d’un personnage est transformée par une révélation artistique ou émotionnelle. Par exemple, dans « Sarrasine » d’Honoré de Balzac, le protagoniste est fasciné par une cantatrice italienne, dont il découvre plus tard la véritable identité, ce qui bouleverse sa perception et ses sentiments. De même, dans « La Leçon de chant » de Katherine Mansfield, une simple leçon de musique devient le catalyseur de désirs et d’émotions refoulés chez les personnages.
Dans La Dame qui chante, Colette explore ainsi la complexité des émotions humaines et la manière dont l’art peut servir de miroir, révélant des aspects cachés de notre psyché. Le narrateur, à travers son expérience, prend conscience de la superficialité de ses jugements initiaux et de la profondeur des sentiments que l’art peut éveiller. Cette prise de conscience est à la fois une révélation personnelle et une critique sociale, invitant le lecteur à réfléchir sur ses propres perceptions et préjugés.
En somme, la nouvelle illustre comment la beauté artistique peut transcender les apparences et éveiller des désirs profonds, transformant ainsi notre vision du monde et des autres. Colette, par sa prose évocatrice, nous rappelle que l’art a le pouvoir de toucher l’âme humaine, de briser les barrières du jugement superficiel et de révéler la richesse des émotions cachées en chacun de nous.

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