📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Une dualité entre le présent et le passé
- La nature comme reflet de l’âme
- Le retour aux racines
- Le dialogue intérieur
📖 Le texte
Laisse-moi. Je suis malade et méchante, comme la mer. Resserre autour de mes jambes ce plaid, mais emporte cette tasse fumante, qui fleure le foin mouillé, le tilleul, la violette fade… Je ne veux rien, que détourner la tête et ne plus voir la mer, ni le vent qui court, visible, en risées sur le sable, en poudre d’eau sur la mer. Tantôt il bourdonne, patient et contenu, tapi derrière la dune, enfoui plus loin que l’horizon… Puis il s’élance, avec un cri guerrier, secoue humainement les volets, et pousse sous la porte, en frange impalpable, la poussière de son pas éternel…
Ah ! qu’il me fait mal ! Je n’ai plus en moi une place secrète, un coin abrité, et mes mains posées à plat sur mes oreilles n’empêchent qu’il traverse et refroidisse ma cervelle… Nue, balayée, dispersée, je resserre en vain les lambeaux de ma pensée ; – elle m’échappe, palpitante, comme un manteau arraché, comme une mouette dont on tient les pattes et qui se délivre en claquant des ailes…
Laisse-moi, toi qui viens doucement, pitoyable, poser tes mains sur mon front. Je déteste tout, et par-dessus tout la mer ! Va la regarder, toi qui l’aimes ! Elle bat la terrasse, elle fermente, fuse en mousse jaune, elle miroite, couleur de poisson mort, elle emplit l’air d’une odeur d’iode et de fertile pourriture. Sous la vague plombée, je devine le peuple abominable des bêtes sans pieds, plates, glissantes, glacées… Tu ne sens donc pas que le flot et le vent portent, jusque dans cette chambre, l’odeur d’un coquillage gâté ?… Oh ! reviens, toi qui peux presque tout pour moi ! Ne me laisse pas seule ! Donne, sous mes narines que le dégoût pince et décolore, donne tes mains parfumées, donne tes doigts secs et chauds et fins comme des lavandes de montagne… Reviens ! Tiens-toi tout près de moi, ordonne à la mer de s’éloigner ! Fais un signe au vent, et qu’il vienne se coucher sur le sable, pour y jouer en rond avec les coquilles… Fais un signe : il s’assoira sur la dune, léger, et s’amusera, d’un souffle, à changer la forme des mouvantes collines…
Ah ! tu secoues la tête… Tu ne veux pas, – tu ne peux pas. Alors, va-t’en, abandonne-moi sans secours dans la tempête, et qu’elle abatte la muraille et qu’elle entre et m’emporte ! Quitte la chambre, que je n’entende plus le bruit inutile de ton pas. Non, non, pas de caresses ! Tes mains magiciennes, et ton accablant regard, et ta bouche, qui dissout le souvenir d’autres bouches, seraient sans force aujourd’hui. Je regrette, aujourd’hui, quelqu’un qui me posséda avant tous, avant toi, avant que je fusse une femme.
J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu’un fruit mûrit on ne sait où, – là-bas, ici, tout près, – un fruit insaisissable qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près…
Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l’heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s’ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir…
Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie.
Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous…
Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde…
C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes, et toute pareille au paradis, écoute bien, car…
Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ! Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi, tu me sens si lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache, de mon pays, toutes mes racines qui saignent…
Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai parlé en songe… Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ?… Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue, qui ne nourrit pas même les chèvres…
Reprends-moi ! me voici revenue. Où donc est allé le vent, en mon absence ? Dans quel creux de dune boude-t-il, fatigué ? Un rayon aigu, serré entre deux nuées, pique la mer et rebondit ici, dans ce flacon où il danse à l’étroit…
Jette ce plaid qui m’étouffe ; vois ! la mer verdit déjà… Ouvre la fenêtre et la porte, et courons vers la fin dorée de ce jour gris, car je veux cueillir sur la grève les fleurs de ton pays apportées par la vague, – fleurs impérissables effeuillées en pétales de nacre rose, ô coquillages…
Introduction
En 1907, Colette séjourne en Picardie, dans la baie de Somme, en compagnie de son amante, Mathilde de Morny, plus connue sous le nom de Missy. C’est dans ce cadre qu’elle rédige Jour gris, une nouvelle qui sera publiée en 1908 dans le recueil Les Vrilles de la vigne. Ce texte se présente comme un monologue intérieur adressé à Missy, où la narratrice exprime son malaise face à un environnement marin hostile et sa nostalgie pour son pays natal.
Dès les premières lignes, la narratrice exprime son malaise : « Laisse-moi. Je suis malade et méchante, comme la mer. » Cette comparaison entre son état intérieur et la mer établit une correspondance entre les éléments naturels et les émotions humaines. Le vent est décrit comme une force agressive qui « secoue humainement les volets » et « pousse sous la porte, en frange impalpable, la poussière de son pas éternel ». Cette personnification du vent accentue l’atmosphère oppressante du récit.
Pour échapper à cette réalité pesante, la narratrice se réfugie dans le souvenir de son pays natal. Elle évoque des paysages empreints de sérénité : « J’appartiens à un pays que j’ai quitté. » Les descriptions des forêts, des prairies et des montagnes de sa Bourgogne natale sont riches en détails sensoriels, offrant un contraste saisissant avec l’environnement marin oppressant. Cette évocation du passé sert de refuge face à la réalité présente, illustrant la puissance de la mémoire et de la nostalgie.
La tension entre le présent mélancolique et le souvenir idéalisé du passé est au cœur de Jour gris. La narratrice oscille entre le rejet de son environnement actuel et l’idéalisation de son passé, illustrant ainsi la complexité des sentiments humains face au temps qui passe. Cette dualité met en lumière la manière dont la mémoire et la nostalgie peuvent influencer notre perception du présent, offrant un refuge face aux tumultes de la réalité.
Cette nouvelle est une méditation sur la condition humaine, où le souvenir devient un sanctuaire face aux tempêtes du présent. Colette, à travers une prose poétique et évocatrice, nous invite à réfléchir sur le rôle de la mémoire et de la nostalgie dans notre construction identitaire, et sur la manière dont elles peuvent à la fois nous réconforter et nous éloigner de la réalité.
Une dualité entre le présent et le passé
Colette montre la tension entre un présent oppressant et des souvenirs d’un passé idéalisé. La narratrice, confrontée à un environnement marin hostile, exprime son malaise et sa nostalgie pour sa Bourgogne natale, créant ainsi une dualité entre le cadre marin actuel et les réminiscences de la campagne bourguignonne.
Dès les premières lignes, la narratrice manifeste son aversion pour la mer et le vent qui l’entourent. Elle se décrit comme « malade et méchante, comme la mer », établissant une analogie entre son état intérieur et l’agitation marine. Le vent est personnifié de manière agressive, « secoue humainement les volets » et « pousse sous la porte, en frange impalpable, la poussière de son pas éternel ». Cette personnification confère au vent une présence quasi humaine, accentuant l’atmosphère oppressante du récit. La mer, quant à elle, est dépeinte avec des termes péjoratifs : « mousse jaune », « couleur de poisson mort », « odeur d’iode et de fertile pourriture ». Ces descriptions suggèrent une répulsion profonde de la narratrice envers son environnement immédiat.
Face à cette hostilité, la narratrice se réfugie dans ses souvenirs d’enfance, évoquant avec nostalgie sa Bourgogne natale. Elle décrit un « pays » qu’elle a quitté, où « l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif ». Les paysages évoqués sont empreints de sérénité et de douceur, contrastant avec la violence du cadre marin. Les descriptions sont riches en sensations : « le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose », « quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir ». Ces images olfactives et gustatives renforcent l’idéalisation du passé et l’attachement profond de la narratrice à sa terre natale.
La tension entre le présent et le passé se manifeste également dans la relation de la narratrice avec son interlocuteur, probablement son amante Missy. Elle oscille entre le rejet de sa présence et le besoin de son réconfort. Elle le repousse : « Laisse-moi, toi qui viens doucement, pitoyable, poser tes mains sur mon front », puis l’appelle à revenir : « Ne me laisse pas seule ! Donne, sous mes narines que le dégoût pince et décolore, donne tes mains parfumées ». Cette ambivalence reflète son tiraillement entre un présent insatisfaisant et un passé idéalisé.
L’évocation du pays natal prend une dimension presque mythique. La narratrice invite son interlocuteur à imaginer ce lieu enchanteur : « si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs ». Elle décrit une « montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux ». Ces descriptions poétiques créent une atmosphère onirique, renforçant l’idée d’un paradis perdu. Le pays de l’enfance devient un refuge imaginaire face à la réalité oppressante du présent.
Cependant, cette évasion dans le passé n’est pas sans conséquences. La narratrice prend conscience de l’effet de ses paroles sur son interlocuteur : « Que t’ai-je dit ! Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… ». Elle réalise que son attachement au passé crée une distance émotionnelle avec son compagnon, suscitant en lui de la jalousie et de l’inquiétude. Cette prise de conscience la pousse à revenir au présent : « Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai parlé en songe… ». Le retour à la réalité est marqué par une volonté de renouer avec l’autre et d’accepter le présent, malgré ses imperfections.
Jour gris illustre la dualité entre un présent oppressant et un passé idéalisé. Colette met en lumière la manière dont la mémoire et la nostalgie peuvent servir de refuge face à une réalité insatisfaisante, tout en soulignant les dangers de s’y perdre au détriment des relations présentes. La nouvelle invite à une réflexion sur l’équilibre délicat entre l’attachement au passé et l’acceptation du présent, et sur la nécessité de concilier ces deux temporalités pour vivre pleinement.
La nature comme reflet de l’âme
L’auteure française dépeint avec une sensibilité aiguë la manière dont les éléments naturels servent de miroir aux états d’âme de la narratrice. Le texte s’ouvre sur une scène où la narratrice, enveloppée dans un plaid, exprime son malaise face à l’environnement marin qui l’entoure. Elle se décrit comme « malade et méchante, comme la mer », établissant d’emblée une analogie entre son état intérieur et l’agitation de la mer. Cette personnification de la mer, assimilée à une entité capricieuse et hostile, reflète la turbulence émotionnelle de la narratrice.
Le vent, omniprésent dans le récit, est également personnifié de manière à traduire l’inconfort de la narratrice. Il est décrit comme une force intrusive et agressive : « Puis il s’élance, avec un cri guerrier, secoue humainement les volets, et pousse sous la porte, en frange impalpable, la poussière de son pas éternel… ». Cette description confère au vent une présence presque humaine, accentuant l’impression d’une nature hostile et oppressante. La narratrice ressent cette intrusion jusque dans son être : « Je n’ai plus en moi une place secrète, un coin abrité, et mes mains posées à plat sur mes oreilles n’empêchent qu’il traverse et refroidisse ma cervelle… ». Le vent devient ainsi le vecteur de son malaise intérieur, symbolisant une perturbation mentale et émotionnelle.
Face à cette nature maritime agressive, la narratrice cherche refuge dans les souvenirs de son pays natal, la Bourgogne. Elle évoque avec nostalgie des paysages apaisants et familiers, contrastant avec l’hostilité du milieu marin. Les descriptions de sa terre d’origine sont empreintes de douceur et de sérénité : « l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… ». La nature de son enfance est dépeinte comme un havre de paix, reflétant un état d’âme serein et nostalgique. Les senteurs évoquées, telles que « le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose », ajoutent une dimension sensorielle qui renforce l’idéalisation de ce passé révolu.
La montagne de son pays est décrite avec des teintes douces et estompées : « une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux ». Cette palette de couleurs pastel suggère une atmosphère onirique et apaisante, en contraste marqué avec le paysage marin tumultueux. La narratrice invite son interlocuteur à partager cette vision idyllique, exprimant ainsi son désir de s’évader d’un présent oppressant pour retrouver la quiétude de son enfance.
Cependant, cette évasion mentale n’est pas sans conséquences sur sa relation avec son compagnon. Elle prend conscience de l’effet de ses paroles sur lui : « Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ! Je ne sais plus… ». La jalousie et l’inquiétude qu’elle perçoit chez lui la ramènent à la réalité présente. Elle réalise que son attachement au passé crée une distance émotionnelle entre eux, illustrant la difficulté de concilier nostalgie et vie actuelle. Cette prise de conscience la pousse à réaffirmer son lien avec son compagnon et à accepter le présent, malgré ses imperfections.
Colette utilise avec finesse les éléments naturels pour refléter les états d’âme de la narratrice dans Jour gris. La mer et le vent incarnent son malaise et son agitation intérieure, tandis que les souvenirs de la campagne bourguignonne symbolisent un refuge apaisant et idéalisé. Cette dualité entre une nature présente hostile et une nature passée idyllique met en lumière la complexité des émotions humaines et la manière dont notre environnement peut influencer notre état psychologique.
Le retour aux racines
Colette explore aussi la quête d’identité à travers le désir profond de la narratrice de retrouver son pays natal et ce qu’il symbolise pour elle. Installée en bord de mer, la narratrice exprime un malaise face à cet environnement marin qu’elle perçoit comme hostile et étranger. Cette mer, décrite avec des termes tels que « mousse jaune » et « couleur de poisson mort », incarne une réalité présente oppressante, en contraste avec les souvenirs idéalisés de son enfance. Ce contraste souligne une tension intérieure entre un présent désagréable et un passé réconfortant.
La narratrice évoque avec nostalgie son pays natal, un lieu qu’elle a quitté mais qui demeure ancré en elle. Elle décrit ce lieu comme un espace où « l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif ». Cette description sensorielle met en avant une nature luxuriante et bienveillante, symbolisant un refuge intérieur et une source d’identité profonde. Les parfums évoqués, tels que « la fraise et la rose », renforcent cette image d’un paradis perdu, d’un lieu d’origine où la narratrice se sentait en harmonie avec elle-même.
Le désir de retour aux racines est également illustré par des métaphores végétales, notamment lorsqu’elle parle de « mes racines qui saignent ». Cette image suggère une douleur liée à l’arrachement de son milieu d’origine, comparant ses souvenirs à une plante arrachée à son terreau. Cette métaphore filée souligne la souffrance de la narratrice face à la séparation d’avec son environnement natal, accentuant son sentiment de déracinement et sa quête d’identité.
L’évocation de son pays natal prend une dimension presque mythique, transformant ce lieu en un espace de rêve et de refuge. Elle invite son interlocuteur à imaginer ce lieu enchanteur, décrivant une « vallée étroite comme un berceau » et un « gracieux spectre de brume couché sur l’air humide ». Ces descriptions poétiques créent une atmosphère onirique, renforçant l’idée d’un paradis perdu et d’un attachement profond à ce lieu d’origine. Cette idéalisation du passé contraste avec la réalité présente, accentuant le malaise de la narratrice face à son environnement actuel.
Cependant, cette quête d’identité et ce désir de retour aux racines ne sont pas sans conséquences sur la relation de la narratrice avec son interlocuteur. Elle prend conscience de l’effet de ses paroles sur lui, réalisant que son attachement au passé crée une distance émotionnelle entre eux. Cette prise de conscience la pousse à revenir au présent, tentant de concilier son besoin de renouer avec ses racines et son engagement envers son compagnon. Ce tiraillement entre passé et présent reflète une quête identitaire complexe, où la narratrice cherche à harmoniser ses souvenirs d’enfance avec sa réalité actuelle.
Jour gris illustre ainsi la quête d’identité de la narratrice à travers son désir de retrouver son pays natal et ce qu’il symbolise pour elle. Colette met en lumière la manière dont la nostalgie et le retour aux sources peuvent servir de refuge face à une réalité oppressante, tout en soulignant les défis de concilier ces aspirations avec les relations présentes. La nouvelle invite à une réflexion sur l’équilibre entre l’attachement aux racines et l’acceptation du présent, et sur la manière dont cette dualité façonne l’identité individuelle.
Le dialogue intérieur
La structure narrative est singulière et mêle dialogue intérieur et monologue, offrant une plongée profonde dans la psyché de la narratrice. Cette construction narrative permet d’explorer les méandres de ses pensées, ses émotions fluctuantes et sa perception sensorielle du monde qui l’entoure.
Le texte s’ouvre sur une injonction adressée à un interlocuteur silencieux : « Laisse-moi. Je suis malade et méchante, comme la mer. » Dès cette première phrase, la narratrice établit une analogie entre son état intérieur et l’agitation de la mer, symbole de son malaise. L’utilisation de la deuxième personne du singulier suggère la présence d’un destinataire, mais celui-ci demeure muet tout au long du récit, renforçant l’impression d’un monologue intérieur déguisé en dialogue. Cette absence de réponse confère au texte une dimension introspective, où la narratrice projette ses pensées et sentiments sans véritable échange.
La structure du texte est fragmentée en paragraphes courts, reflétant les sautes d’humeur et les digressions de la narratrice. Cette fragmentation mime le flux de conscience, technique littéraire qui consiste à retranscrire les pensées telles qu’elles apparaissent, sans ordre logique apparent. Par exemple, après avoir exprimé son aversion pour la mer et le vent, la narratrice se remémore soudainement son pays natal : « J’appartiens à un pays que j’ai quitté. » Cette transition abrupte entre le présent oppressant et le souvenir idyllique illustre la manière dont les pensées de la narratrice vagabondent, sans fil conducteur précis.
Le monologue intérieur est également marqué par l’utilisation récurrente de questions rhétoriques et d’exclamations, traduisant l’intensité émotionnelle de la narratrice. Elle interpelle son interlocuteur imaginaire : « Tu ne sens donc pas que le flot et le vent portent, jusque dans cette chambre, l’odeur d’un coquillage gâté ? » Ces interrogations, qui n’attendent pas de réponse, renforcent le sentiment de solitude et d’incompréhension ressenti par la narratrice. Les exclamations, quant à elles, expriment son désarroi et son besoin d’évasion : « Oh ! reviens, toi qui peux presque tout pour moi ! » Cette alternance de questions et d’exclamations crée un rythme haletant, reflet de l’agitation intérieure de la narratrice.
Par ailleurs, la narration est ponctuée de descriptions sensorielles détaillées, qui plongent le lecteur dans l’univers perceptif de la narratrice. Elle évoque des odeurs : « qui fleure le foin mouillé, le tilleul, la violette fade », des sons : « le vent qui court, visible, en risées sur le sable », et des images : « elle miroite, couleur de poisson mort ». Ces descriptions, loin d’être de simples ornements, servent à exprimer l’état d’âme de la narratrice, chaque sensation reflétant une émotion ou un souvenir. Cette synesthésie, où les sens se mêlent, traduit la confusion intérieure de la narratrice et son désir d’échapper à la réalité présente.
La temporalité du récit est également floue, oscillant entre le présent et le passé. La narratrice passe sans transition de la description de son environnement immédiat à l’évocation de souvenirs lointains. Cette absence de repères temporels accentue l’impression d’un flux de pensées ininterrompu, où le passé et le présent se confondent. Par exemple, après avoir décrit la mer agitée, elle se remémore soudainement « un jardin noir de verdure et sans fleurs » de son pays natal. Cette juxtaposition de temporalités reflète la manière dont la mémoire et l’imagination s’entrelacent dans l’esprit de la narratrice, brouillant la frontière entre réalité et souvenir.
Enfin, la conclusion du texte marque un retour abrupt à la réalité. Après s’être évadée dans ses souvenirs, la narratrice prend conscience de son éloignement émotionnel : « Que t’ai-je dit ! Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… » Cette prise de conscience la pousse à revenir au présent et à renouer avec son interlocuteur silencieux : « Me voici ! de nouveau je t’appartiens. » Cette oscillation entre évasion et retour à la réalité souligne la difficulté de la narratrice à concilier son besoin d’évasion intérieure et sa relation avec l’autre.
En somme, la structure narrative de Jour gris repose sur un monologue intérieur déguisé en dialogue, qui permet à Colette d’explorer en profondeur la psyché de sa narratrice. Cette construction offre une immersion dans le flux de ses pensées et de ses sensations, reflétant son malaise face au présent et son refuge dans les souvenirs du passé. Le style fragmenté, les descriptions sensorielles et l’oscillation temporelle contribuent à créer une atmosphère introspective, où le lecteur est invité à partager l’intimité des réflexions de la narratrice.

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