📑 TABLE DES MATIÈRES
- 📖 Le texte
- Introduction
- Un territoire mouvant
- En baie de Somme
- Bain de soleil
- À marée basse
- Forêt de Crécy
📖 Le texte
Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord ? J’y découvre des mœurs bizarres : on y pêche en voiture, on y chasse en bateau… « Allons, au revoir, la barque est prête, j’espère vous rapporter ce soir un joli rôti de bécassines… » Et le chasseur s’en va, encaqué dans son ciré jaune, le fusil en bandoulière… « Mes enfants, venez vite ! voilà les charrettes qui reviennent ! je vois les filets tout pleins de limandes pendus aux brancards ! » Étrange, pour qui ignore que le gibier s’aventure au-dessus de la baie et la traverse, du Hourdel au Crotoy, du Cotroy à Saint-Valery ; étrange, pour qui n’a pas grimpé dans une de ces carrioles à larges roues, qui mènent les pêcheurs tout le long des vingt-cinq kilomètres de la plage, à la rencontre de la mer…
Beau temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns rôtissent sur le sable sec, les autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune maman, sous l’ombrelle de toile rayée, oublie délicieusement ses deux gosses et s’enivre, les joues chaudes, d’un roman mystérieux, habillé comme elle de toile écrue…
– Maman !…
– …
– Maman, dis donc, maman !…
Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées comme un gâteau…
– Maman, dis donc, maman…
Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement excédé :
– Quoi ?
– Maman, Jeannine est noyée.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.
Le livre vole, le pliant tombe…
– Qu’est-ce que tu dis, petit malheureux ? ta sœur est noyée ?
– Oui. Elle était là, tout à l’heure, elle n’y est plus. Alors je pense qu’elle s’est noyée.
La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier… quand elle aperçoit la « noyée » au fond d’une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier…
– Jojo ! tu n’as pas honte d’inventer des histoires pareilles pour m’empêcher de lire ? Tu n’auras pas de chou à la crème à quatre heures !
Le bon gros écarquille des yeux candides.
– Mais c’est pas pour te taquiner, maman ! Jeannine était plus là, alors je croyais qu’elle était noyée.
– Seigneur ! il le croyait ! et c’est tout ce que ça te faisait ?
Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus l’abîme qui sépare une grande personne civilisée d’un petit enfant sauvage…
* * *
Mon petit bull a perdu la tête. Aux trousses du bécasseau et du pluvier à collier, il s’arrête, puis part follement, s’essouffle, plonge entre les joncs, s’enlise, nage et ressort bredouille, mais ravi et secouant autour de lui une toison imaginaire… Et je comprends que la mégalomanie le tient et qu’il se croit devenu épagneul…
La Religieuse et le chevalier Piedrouge devisent avec l’Arlequin. La Religieuse penche la tête, puis court, coquette, pour qu’on la suive, et pousse de petits cris… Le chevalier Piedrouge, botté de maroquin orange, siffle d’un air cynique, tandis que l’Arlequin, fuyant et mince, les épie…
Ô lecteur vicieux, qui espérez une anecdote dans le goût grivois et suranné, détrompez-vous : je vous conte seulement les ébats de trois jolis oiseaux de marais.
Ils ont des noms charmants, ces oiseaux de la mer et du marécage. Des noms qui fleurent la comédie italienne, voire le roman héroïque – comme le Chevalier Combattant, ce guerrier d’un autre âge, qui porte plastron et collerette hérissée, et cornes de plumes sur le front. Plastron vulnérable, cornes inoffensives, mais le mâle ne ment pas à son nom, car les Chevaliers Combattants s’entretuent sous l’œil paisible de leurs femelles, harem indifférent accroupi en boule dans le sable…
* * *
Dans un petit café du port, les pêcheurs attendent, pour repartir, le flot qui monte et déjà chatouille sournoisement la quille des bateaux, échoués de biais sur le sable au bas du quai. Ce sont des pêcheurs comme partout, en toile goudronnée, en tricot bleu, en sabots camus. Les vieux ont le collier de barbe et la pipe courte… C’est le modèle courant, vulgarisé par la chromolithographie et l’instantané.
Ils boivent du café et rient facilement, avec ces clairs yeux vides de pensée qui nous charment, nous autres terriens. L’un d’eux est théâtralement beau, ni jeune ni vieux, crépu d’une toison et d’une barbe plus pâles que sa peau tannée, avec des yeux jaunes, des prunelles de chèvre rêveuse qui ne clignent presque jamais.
La mer est montée, les bateaux dansent dans la baie, au bout de leurs amarres, et trinquent du ventre. Un à un, les pêcheurs s’en vont, et serrent la patte du beau gars aux yeux d’or : « À revoir, Canada. » À la fin, Canada reste seul dans le petit café, debout, le front aux vitres, son verre d’eau-de-vie à la main… Qu’attend-il ? Je m’impatiente et me décide à lui parler :
– Ils vont loin comme ça ?
Son geste lent, son vaste regard désignent la haute mer :
– Par là-bas. Y a bien de la crevette ces jours-ci. Y a bien de la limande et du maquereau, et de la sole… Y a bien un peu de tout…
– Vous ne pêchez pas aujourd’hui, vous ?
Les prunelles d’or se tournent vers moi, un peu méprisantes :
– Je ne suis pas pêcheur, ma petite dame. Je travaille (sic) avec le photographe pour les cartes postales. Je suis « type local ».
Bain de soleil
– « Poucette, tu vas te cuire le sang ! viens ici tout de suite ! » Ainsi apostrophée du haut de la terrasse, la chienne bull lève seulement son museau de monstre japonais couleur de bronze. Sa gueule, fendue jusqu’à la nuque, s’entrouvre pour un petit halètement court et continu, fleurie d’une langue frisée, rose comme un bégonia. Le reste de son corps traîne, écrasé comme celui d’une grenouille morte… Elle n’a pas bougé ; elle ne bougera pas, elle cuit…
Une brume de chaleur baigne la baie de Somme, où la marée de morte-eau palpite à peine, plate comme un lac. Reculée derrière ce brouillard moite et bleu, la Pointe de Saint-Quentin semble frémir et flotter, inconsistante comme un mirage… La belle journée à vivre sans penser, vêtue seulement d’un maillot de laine !
… Mon pied nu tâte amoureusement la pierre chaude de la terrasse, et je m’amuse de l’entêtement de Poucette, qui continue sa cure de soleil avec un sourire de suppliciée… « Veux-tu venir ici, sotte bête ! » Et je descends l’escalier dont les derniers degrés s’enlisent, recouverts d’un sable plus mobile que l’onde, ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain…
La plage éblouit et me renvoie au visage, sous ma cloche de paille rabattue jusqu’aux épaules, une chaleur montante, une brusque haleine de four ouvert. Instinctivement, j’abrite mes joues, les mains ouvertes, la tête détournée comme devant un foyer trop ardent… Mes orteils fouillent le sable pour trouver, sous cette cendre blonde et brûlante, la fraîcheur salée, l’humidité de la marée dernière…
Midi sonne au Crotoy, et mon ombre courte se ramasse à mes pieds, coiffée d’un champignon…
Douceur de se sentir sans défense et, sous le poids d’un beau jour implacable, d’hésiter, de chanceler une minute, les mollets criblés de mille aiguilles, les reins fourmillants sous le tricot bleu, puis de glisser sur le sable, à côté de la chienne qui bat de la langue !
Couchée sur le ventre, un linceul de sable me couvre à demi. Si je bouge, un fin ruisseau de poudre s’épanche aux creux de mes jarrets, chatouille la plante de mes pieds… Le menton sur mes bras croisés, le bord de la cloche de jonc borne mes regards et je puis à mon aise divaguer, me faire une âme nègre à l’ombre d’une paillote. Sous mon nez, sautent, paresseusement, trois puces de mer, au corps de transparente agate grise… Chaleur, chaleur… Bourdonnement lointain de la houle qui monte ou du sang dans mes oreilles ?… Mort délicieuse et passagère, où ma pensée se dilate, monte, tremble et s’évanouit avec la vapeur azurée qui vibre au-dessus des dunes…
À marée basse
– Des enfants, des enfants… Des gosses, des mioches, des bambins, des lardons, des salés… L’argot ne saurait suffire, ils sont trop ! Par hasard, en retournant à ma villa isolée et lointaine, je tombe dans cette grenouillère, dans cette tiède cuvette que remplit et laisse, chaque jour, la mer…
Jerseys rouges, jerseys bleus, culottes troussées, sandales ; – cloches de paille, bérets, charlottes de lingerie ; – seaux, pelles, pliants, guérites… Tout cela, qui devrait être charmant, m’inspire de la mélancolie. D’abord ils sont trop ! Et puis, pour une jolie enfant en pomme, joufflue et dorée, d’aplomb sur des mollets durs, que de petits Parigots, victimes d’une foi maternelle et routinière : « La mer, c’est si bon pour les enfants ! » Ils sont là, à demi nus, pitoyables dans leur maigreur nerveuse, gros genoux, cuissots de grillons, ventres saillants… Leur peau délicate a noirci, en un mois, jusqu’au marron-cigare ; c’est tout, et ça suffit. Leurs parents les croient robustes, ils ne sont que teints. Ils ont gardé leurs grands yeux cernés, leurs piètres joues. L’eau corrosive pèle leurs mollets pauvres, trouble leur sommeil d’une fièvre quotidienne, et le moindre accident déchaîne leur rire ou leurs larmes faciles de petits nerveux passés au jus de chique…
Pêle-mêle, garçons et filles, on barbote, on mouille le sable d’un « fort », on canalise l’eau d’une flaque salée… Deux « écrevisses » en jersey rouge travaillent côte à côte, frère et sœur du même blond brûlé, peut-être jumeaux de sept à huit ans. Tous deux, sous le bonnet à pompon, ont les mêmes yeux bleus, la même calotte de cheveux coupés au-dessus des sourcils. Pourtant l’œil ne peut les confondre et, pareils, ils ne se ressemblent pas.
Je ne saurais dire par quoi la petite fille est déjà une petite fille… Les genoux gauchement et fémininement tournés un peu en dedans ?… Quelque chose, dans les hanches à peine indiquées, s’évase plus moelleux, avec une grâce involontaire ? Non, c’est surtout le geste qui la révèle. Un petit bras nu, impérieux, commente et dessine tout ce qu’elle dit. Elle a une volte souple du poignet, une mobilité des doigts et de l’épaule, une façon coquette de camper son poing au pli de sa taille future…
Un moment, elle laisse tomber sa pelle et son seau, arrange je ne sais quoi sur sa tête ; les bras levés, le dos creux et la nuque penchée, elle devance, gracieuse, le temps où elle nouera, ainsi debout et cambrée, le tulle de sa voilette devant le miroir d’une garçonnière…
Forêt de Crécy
À la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.
Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles… Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d’agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.
Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas… On regrette le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d’un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins… Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase.
Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée… Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; – dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule…
Introduction
Lorsque l’on évoque aujourd’hui la Baie de Somme, c’est souvent à travers l’image d’Épinal d’une nature préservée, refuge d’oiseaux migrateurs, destination rêvée pour randonneurs à la recherche d’air iodé et de lumière mouvante. Pourtant, cette baie — immense échancrure sur la côte picarde, soumise au va-et-vient brutal de l’eau et du vent — fut longtemps un territoire rude, peu hospitalier, habité par des hommes que la mer commande et par un silence que seuls brisent les cris des goélands et le grondement lointain des flots. C’est dans ce décor, encore farouche au début du XXᵉ siècle, que Colette, l’une des plumes les plus libres et les plus sensorielles de la littérature française, trouve un théâtre propice à son art d’observatrice.
En 1906, alors qu’elle entame une nouvelle vie loin de son mari Willy, qu’elle quitte après des années d’humiliation littéraire (il signait ses livres à sa place), Colette découvre le Crotoy. Elle s’y installe régulièrement, dans une maison blanche tournée vers la mer, en compagnie de Missy, de son vrai nom Mathilde de Morny, fille du duc de Morny et personnage tout aussi libre et transgressif qu’elle. C’est là, dans ce petit port de pêche aux maisons basses et aux ruelles sablonneuses, que Colette reprend son souffle. Là aussi qu’elle repense son rapport à l’écriture : débarrassée du cadre conjugal, elle se recentre sur le corps, sur les sensations, sur le vivant.
Les Vrilles de la vigne, publié en 1908, est le premier recueil de nouvelles signé uniquement de son nom. C’est un livre de réappropriation : de sa voix, de son regard, de sa langue. Il mêle de courts récits d’inspiration autobiographique, des évocations de la nature, des fragments méditatifs. Dans ce livre hétéroclite, le texte En baie de Somme se distingue par sa cohérence atmosphérique et par l’intensité de ses perceptions. Il regroupe quatre moments, quatre tableaux qui n’ont d’autre lien que celui du lieu et de l’œil qui les scrute. Aucune trame narrative, aucun enjeu dramatique : ce sont des instantanés, pris sur le vif, où la beauté surgit d’un rien — un cri d’enfant, un chien qui court dans les dunes, un papillon endormi sur un tronc.
Et pourtant, sous cette apparente légèreté, sous ce goût du détail et de la note impressionniste, Colette esquisse un monde infiniment dense, peuplé de contradictions. Elle s’amuse de la modernité envahissante — on « pêche en voiture », on « chasse en bateau » —, mais elle ne raille jamais gratuitement. Elle décrit les mères distraites, les enfants trop maigres que l’on a expédiés au bord de mer « parce que c’est bon pour la santé », mais elle le fait sans posture moralisante. Elle montre, elle constate, elle observe sans surplomb. Sa lucidité est désarmante : chez elle, l’enfant n’est pas pur, l’animal n’est pas innocent, la nature n’est pas douce. Tout est ambigu, tout est matière à complexité, et c’est cette richesse-là qui donne à ces textes leur force.
Il y a aussi, dans En baie de Somme, une manière unique de faire corps avec le paysage. On ne lit pas la baie, on la ressent. La chaleur monte du sable, la marée dépose son sel, le vent traverse les phrases. L’écriture épouse les ondulations du lieu : elle est tantôt sèche et ironique, tantôt sensuelle et languissante. Le style de Colette, dans ces pages, est d’une mobilité rare. Elle ne cherche jamais l’effet pour lui-même ; elle atteint une justesse que seule une attention extrême au monde permet. Les phrases semblent jaillir naturellement, comme des notations prises au bord du chemin, mais chaque mot est choisi, chaque rythme pesé. Le sens vient du détail : un pli de la peau, un frisson, une couleur. Et c’est là que réside son génie.
Plus encore, En baie de Somme témoigne d’un rapport au réel profondément incarné. Colette n’essaie pas d’élever son sujet vers quelque chose de plus noble ou de plus universel ; elle le fait exister tel qu’il est, en acceptant l’absurde, le trivial, le banal. Un chien qui croit être un épagneul, un homme utilisé comme décor touristique, une fillette dont les gestes annoncent déjà la coquetterie adulte : tout cela compose un monde sans hiérarchie, où l’humain, l’animal et le paysage dialoguent silencieusement. Cette manière de raconter sans imposer, de montrer sans conclure, est ce qui donne à ses textes cette force de suggestion si particulière.
Enfin, il ne faut pas oublier l’époque : 1908, ce n’est pas seulement un tournant personnel pour Colette, c’est aussi une période charnière dans l’histoire littéraire française. Alors que les romans naturalistes s’essoufflent, que le symbolisme décline, que Proust commence à écrire Du côté de chez Swann, Colette invente une prose de la sensation immédiate, du regard tactile. Elle ne cherche ni à expliquer, ni à théoriser, encore moins à construire une œuvre systématique. Ce qu’elle cherche, c’est à rendre le monde habitable par les mots. En baie de Somme, loin d’être une simple chronique estivale, devient ainsi une expérience de lecture sensorielle et existentielle, un exercice d’attention au monde, une invitation à voir autrement.
Un territoire mouvant
Au moment où Colette découvre la Baie de Somme, vers 1906, cette région du nord de la France n’a encore rien du site touristique reconnu qu’elle deviendra plus tard. Ce vaste estuaire de près de 70 kilomètres carrés, situé entre la Picardie maritime et la Manche, reste une zone sauvage, difficilement maîtrisable, où la mer impose sa loi deux fois par jour. Le marnage y est parmi les plus élevés d’Europe : jusqu’à dix mètres entre la marée basse et la marée haute. Le paysage se transforme constamment, obéissant à un cycle naturel puissant qui déroute le regard citadin.
À cette époque, la baie n’est ni pittoresque ni folklorique : elle est vivante, dure, imprévisible. Elle se compose de deux grandes entités naturelles : les slikke, zones de vase inondées à chaque marée, et les schorre ou mollières, prés salés colonisés par une flore spécifique, où paissent parfois des moutons. Ces mots, techniques pour le lecteur d’aujourd’hui, faisaient partie du langage quotidien des gens du cru. L’homme ici vit au rythme du sable, du vent et de l’eau. Il doit composer avec une géographie mouvante, qui avale les chemins, transforme les repères, brouille la frontière entre la terre ferme et la mer.
Les activités humaines, au début du XXᵉ siècle, sont profondément liées à ce milieu capricieux. La pêche, bien sûr, y tient une place majeure. On y capture la limande, le maquereau, la sole, et surtout la crevette grise, qui fait la réputation des ports locaux. Les techniques sont rudimentaires mais adaptées à la nature du terrain : les pêcheurs utilisent encore des charrettes à grandes roues pour aller chercher la mer très loin à marée basse. Colette, dans En baie de Somme, évoque ces carrioles qui partent à la rencontre des eaux, un attelage étrange aux yeux d’une Parisienne. Elle décrit avec une ironie douce les scènes du quotidien : « on pêche en voiture, on chasse en bateau », dit-elle, saisissant d’un trait l’inversion des habitudes que la baie impose.
Dans ce contexte, les pêcheurs ne sont pas encore des cartes postales vivantes. Ils sont des hommes rudes, vêtus de toiles goudronnées, de sabots larges, de tricots épais. Ils boivent du café noir dans les estaminets, attendent le retour de la marée, regardent les amarres tirer sur les coques échouées. Colette les observe avec un mélange de tendresse et de distance. L’un d’eux, le fameux Canada aux yeux dorés, la fascine : il incarne à la fois la beauté brute de ces lieux et leur instrumentalisation par le tourisme naissant. Car déjà, Le Crotoy attire quelques estivants. Le chemin de fer de la baie, mis en service à la fin du XIXᵉ siècle, a ouvert la région aux Parisiens en mal d’air pur. On vient en villégiature avec ses enfants, persuadé que la mer les revigorera.
Mais Colette, fine observatrice des corps et des illusions sociales, ne se laisse pas prendre à cette mise en scène. Elle voit les enfants aux genoux noirs, à la peau pelée, maigres malgré le soleil. Elle note la lassitude des mères, qui délaissent leurs petits au profit de leurs lectures sur la plage. Elle dit le mensonge de la santé retrouvée, l’usure du corps plus forte que la croyance en l’iode miraculeux. En cela, son regard rompt avec le discours hygiéniste et enchanté de son temps. Elle montre un lieu rude, beau, mais jamais idéalisé.
Enfin, la forêt, bien que située en retrait de la baie, complète le tableau. La forêt de Crécy, que Colette évoque dans l’un des quatre tableaux d’En baie de Somme, offre un contrepoint d’ombre et de silence à la lumière écrasante de la plage. Là aussi, la nature s’impose comme une présence quasi mystique, indifférente à l’homme. Les arbres filtrent le vent, l’herbe ne pousse plus sous leurs branches épaisses, les champignons éclosent dans un silence organique. Ce n’est pas une nature amie, c’est une nature souveraine. Colette y sent, plus qu’ailleurs encore, la frontière entre la conscience humaine et le monde vivant.
À travers ces descriptions fines et incarnées, Colette nous donne un aperçu rare et sincère de la Baie de Somme au début du XXᵉ siècle : non pas une carte postale, mais un territoire habité, traversé, parfois subi. Un lieu où la modernité commence à poindre, mais où l’ancien monde, celui des rythmes naturels et des gestes ancestraux, résiste encore. Ce monde, elle ne le fige pas. Elle le laisse bouger, respirer, vivre — à l’image de la baie elle-même, vaste miroir d’eau et de sable, jamais identique, toujours recommencé.
En baie de Somme
Le premier tableau d’En baie de Somme s’ouvre sur une interrogation à peine murmurée : « Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord ? » En une phrase, Colette suspend toute certitude. Le ton est donné : l’évidence est trompeuse, et ce qui paraît banal demande à être regardé de plus près. C’est ce regard, justement, que l’autrice déploie dans une scène en trois temps, trois glissements successifs d’observation, où la ligne directrice est moins l’enchaînement narratif qu’un fil sensible, presque instinctif. Colette ne raconte pas une histoire, elle capte des intensités.
Le premier mouvement de ce tableau présente un univers inversé. Le quotidien y est déformé par la géographie du lieu : on y « pêche en voiture », on y « chasse en bateau », les gibiers traversent la baie comme des nuées, et les filets se balancent, pleins de limandes, aux brancards des charrettes. La narration glisse ici entre l’étonnement ethnographique et l’amusement discret. Colette, citadine éclairée, découvre avec une distance ironique les pratiques locales, sans jamais les ridiculiser. Elle note, curieuse, la singularité d’un peuple en harmonie avec un espace mouvant, qui exige des moyens singuliers pour survivre. Les dialogues insérés, à peine détachés du texte, donnent à voir une vie intense, presque burlesque : celle d’une communauté soudée par des gestes millénaires, où la mer se courtise comme une bête capricieuse. La description est à la fois précise et allusive, elle repose sur des sensations diffuses, une forme de dissonance douce entre le paysage et les comportements humains qu’il modèle.
Puis, sans transition, Colette nous place sur la plage, en pleine lumière. La scène pourrait être extraite d’une chronique familiale estivale : des enfants exposés au soleil, « mis à cuire ensemble », pendant que leur mère s’oublie dans un roman. Pourtant, très vite, cette image bascule. La routine se fissure à travers une annonce inattendue : Jeannine, la petite sœur, a disparu. L’émotion ne vient pas de la disparition elle-même, mais de la manière dont elle est rapportée — posément, calmement, comme une hypothèse logique formulée par un enfant au raisonnement linéaire. Le garçon, surnommé Jojo, est « bon », « gros », patient. Sa parole n’est ni malicieuse, ni dramatique. Elle est littérale. Ce détachement provoque un effet à la fois comique et troublant. La mère, quant à elle, réagit avec une panique théâtrale, aussitôt désamorcée. La fausse noyée n’était que cachée dans une cuve de sable.
Ce passage, drôle en surface, cache une réflexion plus sombre sur l’incommunicabilité entre adultes et enfants. Colette n’idéalise pas l’enfance : elle la montre brute, maladroite, incapable d’émotion formatée. Elle souligne l’abîme — ce mot revient — qui sépare « une grande personne civilisée d’un petit enfant sauvage ». L’enfance, pour elle, n’est pas une période sacrée, mais un état d’altérité radicale. Il y a là une charge contre la superficialité des rapports familiaux, contre l’aveuglement des adultes enfermés dans leur confort intellectuel. L’enfant, lui, vit dans l’immédiateté, sans distance. Et c’est cette immédiateté qui met en échec les conventions sociales.
Dans la dernière partie du tableau, Colette poursuit sa logique d’observation en déplaçant le regard vers l’animal. Le chien, « mon petit bull », devient soudain une figure comique et attendrissante. Il court, s’agite, se croit transformé en épagneul. Il joue au chasseur, poursuit des oiseaux sans jamais les attraper, se débat, s’enlise, puis s’ébroue, ravi. L’autrice lui prête une forme de folie douce, une mégalomanie joyeuse, un fantasme d’identité. L’animal est vu sans illusion mais non sans tendresse. Il est ridicule, mais libre. Et à travers lui, c’est une forme de vérité qui affleure : celle d’un monde où les êtres ne sont pas ce qu’ils croient être, mais ce qu’ils veulent devenir. Ce bull dog qui se prend pour un autre est peut-être une métaphore de l’homme, de ses illusions, de ses projections.
Puis viennent les oiseaux. Et là, Colette s’amuse ouvertement. Les noms qu’elle leur donne — la Religieuse, le Chevalier Piedrouge, l’Arlequin — relèvent du théâtre. On croit assister à une scène de comédie italienne : un trio aux rôles distribués, entre coquetterie, cynisme et voyeurisme. Mais, très vite, elle prévient le lecteur « vicieux » qui attend une fable grivoise : il ne s’agit que d’oiseaux de marais. Pourtant, le jeu continue. Elle parle du Chevalier Combattant, de son plastron, de ses cornes de plumes, de ses combats mortels. Là encore, l’humain est partout : dans la description, dans l’organisation sociale des animaux, dans la manière dont le langage les habille. Et pourtant, Colette ne tombe jamais dans l’anthropomorphisme moraliste. Elle se contente de constater une forme de théâtralité du vivant.
Ainsi, ce premier tableau déploie toute la palette stylistique et thématique de Colette : sens de l’observation, ironie douce, attention aux gestes, lucidité sur l’enfance, sur les femmes, sur la nature, sur les rôles. Il n’y a pas ici d’unité d’action, mais une unité de regard. Tout est lié par un œil qui voit ce que d’autres ignorent, qui accepte de nommer ce que beaucoup ne veulent pas voir. La baie devient alors le miroir de cette humanité minuscule, tantôt grotesque, tantôt bouleversante, toujours mouvante.
Bain de soleil
Colette dépasse ici, et de loin, la simple évocation d’un moment de détente balnéaire. Ce texte bref, en apparence anodin, est une expérience sensorielle à part entière, une immersion lente et voluptueuse dans l’instant présent, où le corps devient récepteur total du monde. À travers cette scène de chaleur extrême, l’écrivaine touche à l’essence même de son art : dire l’infra-ordinaire, l’invisible, le presque rien – mais avec une telle précision des sensations que le lecteur est contraint de ressentir lui aussi.
Tout commence par une injonction adressée à une chienne prénommée Poucette. Depuis une terrasse, la narratrice tente d’interpeller l’animal, qui ne réagit que par un léger mouvement de museau. Le ton est à la fois tendre et moqueur : Poucette, au lieu d’obéir, reste immobile, offerte à la chaleur, dans une pose « de grenouille morte », haletant doucement, la langue « fleurie » comme un bégonia. Colette, qui aime tant les animaux parce qu’ils échappent aux codes sociaux, saisit ici une attitude typique : le refus du confort pour le plaisir pur de sentir. L’animal n’a pas besoin de justification, il agit selon son instinct, et c’est ce qui fascine tant l’autrice.
À travers cette ouverture en forme de portrait canin, c’est déjà un certain rapport au monde que Colette dessine : celui d’une fusion lente avec les éléments, d’un abandon progressif à la matière. Elle descend alors de sa terrasse, traverse les degrés ensablés, et entre à son tour dans l’espace sensoriel que Poucette habite déjà. Le décor se précise : la baie est figée dans une marée de morte-eau, « plate comme un lac », noyée sous une brume bleue et moite. La chaleur ne monte pas, elle sature. La pointe de Saint-Quentin flotte, incertaine, à l’horizon, comme dans un rêve. Dans cette atmosphère de mirage, le réel se trouble, et Colette, loin de le rejeter, s’en réjouit : « La belle journée à vivre sans penser, vêtue seulement d’un maillot de laine ! »
Tout le texte est traversé par cette tension entre le corps et l’environnement. Le pied nu tâte la pierre chaude, les joues s’échauffent, les reins picotent. Colette fait de son propre corps un instrument de perception, et elle nous donne à ressentir cette chaleur « comme un four ouvert » qui contraint les gestes, ralentit les pensées, efface la hiérarchie des actions. Les orteils fouillent le sable pour y trouver l’humidité enfouie, comme une mémoire du frais. Elle évoque cette matière mouvante qu’est le sable de la baie, un sable vivant, animé par le vent, capable de créer et de défaire des formes. Le paysage n’est pas figé, il palpite, il vibre — et il devient un prolongement de l’écrivaine elle-même.
À midi, l’ombre se ramasse à ses pieds : c’est le zénith, le point culminant d’un effacement progressif. Ce qui reste, c’est la sensation. Colette n’analyse rien, elle ne raconte rien, mais elle nous dit tout : la chaleur devient un personnage, une entité qui agit sur les corps. Elle provoque l’hésitation, la chute lente, la fusion avec le sol. La narratrice finit par s’allonger, à côté de la chienne, dans un geste d’abandon total. Et c’est là que le texte atteint son point de bascule : il ne s’agit plus de ressentir, mais de disparaître. Le sable devient un linceul, la conscience se dilue. Le texte, dans ses derniers paragraphes, oscille entre veille et rêve, entre perception et dissolution. La pensée « se dilate, monte, tremble et s’évanouit avec la vapeur azurée ». Le bourdonnement n’est plus identifiable : houle ou battement de sang ?
C’est ici que Colette touche à l’une de ses grandes thématiques : l’abandon extatique à la nature, non pas comme fuite ou comme refuge, mais comme dissolution heureuse du moi. Ce n’est pas une quête spirituelle, c’est une ivresse charnelle, matérielle. Elle ne cherche pas à comprendre, elle cherche à ressentir. Et dans cette chaleur, dans cette immobilité brûlante, elle atteint une forme d’apaisement rare. Il ne se passe rien, mais tout est là. Le texte, comme la scène qu’il décrit, fonctionne sans narration : il est pur ressenti.
Il faut souligner à quel point ce passage, pourtant situé dans un lieu géographiquement précis — la baie de Somme, entre Crotoy et Saint-Quentin-en-Tourmont —, atteint une forme d’universalité. Ce que Colette restitue ici, c’est une expérience corporelle que chacun a déjà éprouvée un jour d’été : ce moment où le soleil devient trop, où le corps vacille entre plaisir et étouffement, où le monde se réduit à une nappe de chaleur et au silence des insectes. Mais là où d’autres n’auraient vu qu’un instant d’ennui ou de torpeur, elle tisse une partition subtile, où chaque sensation trouve sa place, chaque infime vibration son équivalent dans la langue.
Ce tableau n’est pas une simple pause contemplative dans le recueil. Il en est l’un des cœurs. Colette y atteint une forme d’écriture organique, où la phrase épouse la respiration, où le corps devient syntaxe. Rien ne crie, rien ne démontre. Mais tout nous est donné à sentir.
À marée basse
Ce troisième tableau, marque une rupture de ton notable par rapport à la torpeur sensuelle du précédent. Ici, la chaleur n’est plus contemplative, elle devient un décor saturé par la présence humaine, un théâtre désordonné de l’enfance. Colette, qui jusque-là se tenait dans un rapport harmonieux aux éléments naturels, se confronte cette fois à une humanité envahissante, bruyante, presque oppressante : celle des enfants en villégiature, déposés là, sur le sable, par des parents convaincus des vertus de l’air marin.
Dès les premières lignes, le lecteur est happé par une scansion presque haletante, une énumération qui déborde : « Des enfants, des enfants… Des gosses, des mioches, des bambins, des lardons, des salés… ». L’écriture elle-même semble chercher à les contenir, comme si le langage peinait à donner forme à cette marée humaine. L’ironie est palpable, dès cette première phrase, qui joue sur l’excès, l’accumulation, le trop-plein. Ce ne sont plus les éléments qui submergent, mais l’humanité. La mer, quant à elle, a reculé, laissant derrière elle une « tiède cuvette » — un espace de stagnation, de désordre, un résidu dans lequel grouillent ces corps d’enfants.
Colette pose un regard ambigu sur cette scène. Elle pourrait s’amuser de ces jeux d’été, de ces enfants aux seaux et aux pelles construisant des « forts » éphémères. Mais elle ne s’y laisse pas prendre. Très vite, la description devient critique, presque amère. Elle voit ces enfants pour ce qu’ils sont : des corps fatigués, trop maigres, usés malgré leur jeunesse. Les mères les ont envoyés là « par foi maternelle et routinière » : « La mer, c’est si bon pour les enfants ! » — mais cette phrase, citée avec distance, sonne comme un slogan vidé de son sens. La réalité, elle, est plus dure : la peau est noircie jusqu’au « marron-cigare », les jambes pelées, les ventres gonflés. La mer n’a pas fortifié ces enfants, elle les a marqués.
Cette scène est un exemple parfait de la capacité de Colette à désamorcer les illusions sociales par le biais de l’observation concrète. Elle ne moralise pas, elle décrit. Elle voit ces corps, ces regards cernés, ces maigreurs nerveuses. Elle voit aussi la facilité avec laquelle ces enfants passent du rire aux pleurs, ces « petits nerveux passés au jus de chique » comme elle les appelle avec une cruauté teintée de tendresse. Le style épouse leur agitation : phrases courtes, détails acérés, images saisissantes. Le pittoresque est contredit, voire renversé.
Et pourtant, dans ce chaos, quelque chose retient l’attention de la narratrice. Deux enfants, frère et sœur, attirent son regard. Ils sont vêtus de la même façon, en jersey rouge, coiffés de bonnets à pompon, les cheveux coupés à ras. Semblables, et pourtant différents. C’est ici que Colette déploie une lecture d’une finesse extrême de la naissance du genre. La fillette, sans qu’on sache dire pourquoi, apparaît déjà comme une fille, « malgré leur ressemblance ». Ce n’est ni un trait du visage, ni un vêtement, ni un mot : c’est un geste. C’est là que se niche toute la puissance d’évocation de Colette : dans un poignet qui se cambre, un bras nu qui « commente », une hanche à peine esquissée. Le genre ne réside pas dans l’identité, mais dans le mouvement. Dans cette mobilité des doigts, dans cette manière de « camper son poing au pli de sa taille future », se lit toute l’intuition corporelle d’une féminité à venir. Loin d’un discours théorique, c’est dans l’observation fine, incarnée, que Colette révèle les dynamiques profondes du corps social.
L’apogée de cette évocation vient dans la dernière phrase : la fillette, debout, cambrée, les bras levés, la nuque penchée, ajuste quelque chose sur sa tête — et déjà, elle « devance le temps ». Elle s’essaye, sans le savoir, au geste futur de la femme devant sa glace, attachant sa voilette. Cette vision est à la fois troublante, belle et un peu mélancolique : l’enfance n’est jamais à l’abri de ce qui l’attend. La grâce est là, involontaire, comme une préfiguration. Le texte se clôt sur ce basculement, discret mais puissant, de l’enfance vers l’âge adulte, non par l’esprit mais par le corps.
Ce tableau, comme les précédents, ne raconte pas une histoire au sens classique. Il dresse un état, capte une humeur, fixe un regard. Mais il est l’un des plus complexes du recueil, car sous la trivialité apparente des jeux de plage se tisse une critique sociale acerbe : celle des illusions bourgeoises, des rituels d’été vidés de sens, de l’enfance vue comme un projet à modeler plutôt qu’un mystère à accompagner. Colette n’idéalise ni l’enfant, ni le rôle des parents. Elle montre un monde pétri d’automatismes, où les gestes se répètent, où les corps parlent mieux que les discours. Ce tableau est aussi celui d’un malaise diffus, d’une saturation du vivant, d’un regard qui, au lieu de se réjouir du bruit et de la vie, en perçoit l’inquiétante étrangeté.
En ce sens, À marée basse n’est pas une scène attendrissante, c’est une observation ethnographique à hauteur d’adulte désabusé. Mais c’est aussi, et c’est là toute la force de Colette, une leçon de regard : savoir voir ce que les autres oublient, et savoir l’écrire sans emphase, sans jugement, mais avec une acuité qui n’épargne rien.
Forêt de Crécy
Colette nous convie à une immersion profonde dans la nature à travers le dernier tableau intitulé. Ce passage se distingue par une richesse sensorielle et une introspection marquée, reflétant la relation intime de l’auteure avec le monde naturel.
Dès les premières lignes, Colette exprime une réaction viscérale à l’entrée dans la forêt : « À la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. » Cette phrase traduit une connexion immédiate et profonde avec l’environnement forestier, suggérant que la simple présence de la forêt ravive en elle des émotions intenses. L’utilisation de termes tels que « un ancien moi-même se dresse » et « tressaille d’une triste allégresse » indique une résurgence de souvenirs et de sensations passées, comme si la forêt éveillait une partie enfouie de son être. Cette personnification de son « ancien moi » rapproche la narratrice d’un animal en alerte, prêt à capter chaque nuance de son environnement.
La description sensorielle se poursuit avec une attention particulière aux odeurs et aux textures du sous-bois. Colette évoque « une vague molle de parfum » qui guide ses pas vers des fraises sauvages, mûrissant en secret jusqu’à se dissoudre en une « suave pourriture framboisée ». Cette métaphore olfactive crée une atmosphère languide et sensuelle, où la décomposition naturelle est perçue comme une transformation douce et aromatique. Les champignons blancs, « nés de cette nuit », ajoutent une dimension éphémère et mystérieuse à la scène, symbolisant la fragilité et la beauté transitoire de la nature.
Cependant, cette luxuriance cache une facette plus sombre de la forêt. Sous la « futaie centenaire », l’ombre dense des chênes et des frênes élimine toute autre forme de vie : « L’ombre impérieuse… a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte. » Cette absence de vie souligne la domination écrasante des arbres anciens, créant une ambiance presque oppressante. L’écho des pas, décrit comme « inquiétant », renforce ce sentiment d’isolement et d’étrangeté, suggérant que la forêt est un lieu où l’homme est un intrus, confronté à une nature indifférente et souveraine.
Dans cette atmosphère, un détail attire l’attention de la narratrice : un papillon crépusculaire, le lykénée, endormi sur un orme. Sa description détaillée, avec ses ailes « bigarrées de fauve, de gris et de noir » et ses ailes intérieures « d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir », symbolise la dualité de la forêt. Ce papillon incarne la beauté cachée et la transformation, rappelant que la nature, malgré son apparente immobilité, est en perpétuelle métamorphose. La présence de ce papillon endormi suggère également une pause dans le temps, une suspension entre le jour et la nuit, entre la vie et la mort.
Ainsi, à travers « Forêt de Crécy », Colette offre une méditation poétique sur la nature, mêlant émerveillement et appréhension. Elle dépeint la forêt comme un lieu de ressourcement et de confrontation, où l’individu est invité à se reconnecter à ses instincts primaires tout en reconnaissant la puissance indomptable du monde naturel. Cette dualité reflète la complexité de la relation humaine avec la nature, faite d’attirance et de respect, de fascination et de crainte.

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