📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. 📖 Le texte
  2. Introduction
  3. La relation entre l’humain et l’animal
  4. L’amour de la liberté
  5. La symboles

📖 Le texte

Le rouge-gorge triompha. Puis, il alla chanter sa victoire à petits cris secs, invisible au plus épais du marronnier. Il n’avait pas reculé devant la chatte. Il s’était tenu suspendu dans l’air, un peu au-dessus d’elle en vibrant comme une abeille, cependant qu’il lui jetait, par éclats brefs, des discours intelligibles à qui connaît la manière outrecuidante du rouge-gorge, et sa bravoure : « Insensée ! Tremble ! Je suis le rouge-gorge ! Oui, le rouge-gorge lui-même ! Un pas de plus, un geste vers le nid où couve ma compagne, et, de ce bec, je te crève les yeux ! »

Prête à intervenir, je veillais, mais la chatte sait que les rouges-gorges sont sacrés, elle sait aussi qu’à tolérer une attaque d’oiseau, un chat risque le ridicule, – elle sait tant de choses… Elle battit de la queue comme un lion, frémit du dos, mais céda la place au frénétique petit oiseau, et nos reprîmes toutes deux notre promenade du crépuscule. Promenade lente, agréable, fructueuse ; la chatte découvre, et je m’instruis. Pour dire vrai, elle semble découvrir. Elle fixe un point dans le vide, tombe en arrêt devant l’invisible, sursaute à cause du bruit que je ne perçois pas. Alors, c’est mon tour, et je tâche d’inventer ce qui la tient attentive.

À fréquenter le chat, on ne risque que de s’enrichir. Serrait-ce par calcul que depuis un demi-siècle, je recherche sa compagnie ? Je n’eus jamais à le chercher loin : il naît sous mes pas. Chat perdu, chat de ferme traqueur et traqué, maigri d’insomnie, chat de libraire embaumé d’encre, chats des crémeries et des boucheries, bien nourris, mais transis, les plantes sur le carrelage ; chats poussifs de la petite bourgeoisie, enflés de MOI ; heureux chats despotes qui régnez sur Claude Farrère, sur Paul Morand, – et sur moi… Tous vous me rencontrez sans surprise, non sans bonheur. Qu’entre cent chats, elle témoigne, un jour, en ma faveur, cette chatte errante et affamée qui se heurtait, en criant, à la foule que dégorge, le soir, le métro d’Auteuil. Elle me démêla, me reconnut : « Enfin, toi !… Comme tu as tardé, je n’en puis plus… Où est ta maison ? Va, je te suis… » Elle me suivit, si sûre de moi que le cœur m’en battait. Ma maison lui fit peur d’abord, parce que je n’y étais pas seule. Mais elle s’habitua, et y resta quatre ans, jusqu’à sa mort accidentelle.

Loin de moi de vous oublier, chiens chaleureux, meurtris de peu, pansés de rien. Comment me passerais-je de vous ? Je vous suis si nécessaire… Vous me faites sentir le prix que je vaux. Un être existe donc encore, pour qui je remplace tout ? Cela est prodigieux, réconfortant, – un peu trop facile. Mais, cachons-le cet être aux yeux éloquents, cachons-le, dès qu’il subit ses amours saisonnières et qu’un lien douloureux rive la femelle au mâle… Vite, un paravent, une bâche, un parasol de plage, – et, par surcroît, allons-nous-en. Et ne revenons pas de huit jours, au bout desquels « Il » ne « La » reconnaîtra même pas : « l’ami de l’homme » est rarement l’ami du chien.

J’en sais plus sur l’attachement qu’il me porte et sur l’exaltation qu’il puise, que sur la vie amoureuse du chien. C’est que je préfère, entre dix races qui ont mon estime, celle à qui les chances de maternité sont interdites. Il arrive que la terrière brabançonne, la bouledogue française, – types camards à crâne volumineux, qui périssent souvent en mettant bas, – renoncent d’instinct aux voluptueux bénéfices semestriels. Deux de mes chiennes bouledogues mordaient les mâles, et ne les acceptaient pour partenaires de jeu qu’en période d’innocence. Une caniche, trop subtile, refusait tous les partis et consolait sa stérilité volontaire en feignant de nourrir un chiot en caoutchouc rouge… Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de chiens, – mais il y a eu le chat. À l’espèce chat, je suis redevable d’une certaine sorte, honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement.

Cette chatte, qui vient de poser en « gros premier plan » dans le roman qui porte son nom, la chatte du rouge-gorge, je ne la célèbre qu’avec réserve, qu’avec trouble. Car, si elle m’inspire, je l’obsède. Sans le vouloir, je l’ai attirée hors du monde félin. Elle y retourne au moment des amours, mais le beau matou parisien, l’étalon qui « va en ville », pourvu de son coussin, de son plat de sciure, de ses menus et… de sa facture, que fait de lui ma chatte ? Le même emploi que du sauvage essorillé qui passe, aux champs, par le trou de la haie. Un emploi rapide, furieux et plein de mépris. Le hasard unit à des inconnus cette indifférente. De grands cris me parviennent, de guerre et d’amour, cris déchirants comme celui du grand-duc qui annonce l’aube. J’y reconnais la voix de ma chatte, ses insultes, ses feulements, qui mettent toutes choses au point et humilient le vainqueur de rencontre…

À la campagne, elle récupère une partie de sa coquetterie. Elle redevient légère, gaie, infidèle à plusieurs mâles auxquels elle se donne et se reprend sans scrupule. Je me réjouis de voir qu’elle peut encore, par moments, n’être qu’ « une chatte » et non plus « la chatte », ce chaleureux, vif et poétique esprit, absorbé dans le fidèle amour qu’elle m’a voué.

Entre les murs d’un étroit jardin d’Île-de-France, elle s’ébat, elle s’abandonne. Elle se refuse aussi. L’intelligence a soustrait son corps aux communes frénésies. Elle est de glace lorsque ses pareilles brûlent. Mais elle appelait rêveusement l’amour il y a trois semaines sous des nids déjà vides, parmi les chatons nés deux mois plus tôt, et mêlait ses plaintes aux cris des mésangeaux gris. L’amour ne se le fit pas dire deux fois. Vint le vieux conquérant rayé, aux canines démesurées, sec, chauve par places, mais doué d’expérience, d’une décision sans seconde, et respecté même de ses rivaux. Le jeune rayé le suivait de près, tout resplendissant de confiance et de sottise, large du nez, bas du front et beau comme un tigre. Sur la tuile faîtière du mur parut enfin le chat de ferme, coiffé en bandeaux de deux taches grises sur fond blanc sale, avec un air mal éveillé et incrédule : « Rêvé-je ? il m’a semblé qu’on me mandait d’urgence… »

Tous trois entrèrent en lice, et je peux dire qu’ils en virent de dures. La chatte eut d’abord cent mains pour les gifler, cent petites mains bleues, véloces, qui s’accrochaient aux toisons rases et à la peau qu’elles couvraient. Puis elle se roula en forme de huit. Puis elle s’assit entre les trois matous et parut les oublier longuement. Puis elle sortit de son rêve hautain pour se percher sur un pilier au chapiteau effrité, d’où sa vertu défiait tous les assaillants. Quand elle daigna descendre, elle dévisagea les trois esclaves avec un étonnement enfantin, souffrit que l’un d’eux, du museau, baisât son museau ravissant et bleu. Le baiser se prolongeant, elle le rompit par un cri impérieux, une sorte d’aboiement de chat, intraduisible, mais auquel les trois mâles répondirent par un saut de recul. Sur quoi, la chatte entreprit une toilette minutieuse, et les trois ajournés se lamentèrent d’attendre. Même, ils firent mine de se battre, pour passer le temps, autour d’une chatte froide et sourde.

Enfin, renonçant aux mensonges et aux jeux, elle se fit cordiale, s’étira longuement, et, d’un pas de déesse, rejoignit le commun des mortels.

Je ne restai pas là pour savoir la suite. Encore que la grâce féline sorte indemne de tous les risques, pourquoi la soumettre à la suprême épreuve ? J’abandonnai la chatte à ses démons et retournai l’attendre au lieu qu’elle ne quitte ni de jour ni de nuit quand j’y travaille lentement et avec peine – la table où assidue, muette à miracle, mais résonnante d’un sourd murmure de félicité, gît, veille ou repose sous ma lampe la chatte, mon modèle, la chatte, mon amie.


Introduction

​Colette a entretenu tout au long de sa vie une relation intime et profonde avec le monde animal, en particulier avec les chats. Cette affinité se reflète abondamment dans son œuvre littéraire, où les félins occupent une place de choix, symbolisant à la fois l’indépendance, la sensualité et une certaine forme de mystère. Plus que de simples compagnons, ils sont, sous sa plume, de véritables alter ego, révélant des aspects cachés de l’âme humaine et jouant un rôle essentiel dans la compréhension de l’existence.

Dès son enfance, Colette est entourée d’animaux, une présence encouragée par sa mère, Sido, qui vouait une affection particulière aux bêtes. Cette proximité avec le monde animal forge chez la jeune fille une sensibilité aiguë et une capacité d’observation qui deviendront des traits marquants de son écriture. Pour elle, les animaux ne sont pas de simples figures décoratives ou des prétextes littéraires, mais des êtres à part entière, dotés de personnalités distinctes et d’une vie intérieure riche. Sa vision du vivant est empreinte d’une compréhension instinctive et presque viscérale des relations interespèces, ce qui lui permet d’en faire un sujet littéraire central.

Parmi tous les animaux, le chat occupe une place prépondérante dans sa vie et son œuvre. Elle en posséda plusieurs au fil des ans, et chacun laissa une empreinte indélébile dans son quotidien et son imaginaire. Son attachement aux chats est tel qu’elle leur consacre plusieurs textes, les érigeant en symboles de la féminité, de l’élégance et de la liberté. Dans Dialogues de bêtes (1904), elle prête sa plume à deux animaux, un chien nommé Toby-Chien et un chat appelé Kiki-la-Doucette, leur attribuant des dialogues empreints d’humour et de philosophie. Cette œuvre témoigne de sa capacité à retranscrire la psychologie animale avec une finesse qui dépasse la simple description. Mais c’est avec La Chatte (1933) qu’elle explore le plus profondément la relation entre l’humain et le félin, mettant en scène un trio composé d’un homme, d’une femme et d’un chat dont la présence cristallise toutes les tensions amoureuses et existentielles.

Dans Les Vrilles de la vigne, Colette aborde également cette relation singulière qu’elle entretient avec les chats, mais d’une manière plus libre et fragmentée. Ce livre est une succession de tableaux où elle capture des instants de vie, des réflexions personnelles et des observations minutieuses du monde qui l’entoure. Amours, l’un des textes emblématiques de ce recueil, illustre parfaitement cette sensibilité et cette fascination qu’elle éprouve pour le règne animal.

Dans Amours, Colette met en scène un monde où les animaux ne sont pas seulement des présences annexes, mais de véritables acteurs du récit. Le rouge-gorge qui défie la chatte, cette dernière qui observe le monde avec une intelligence silencieuse, et la narratrice qui, entre les deux, cherche à comprendre et à interpréter les comportements, créent une dynamique où l’humain et l’animal se répondent et s’influencent mutuellement. Ce texte révèle ainsi une forme d’admiration pour l’instinct et l’indépendance des bêtes, tout en montrant comment elles interagissent avec leur environnement et leurs semblables.

La chatte qui accompagne la narratrice dans sa promenade est bien plus qu’un simple félin domestiqué : elle est une présence énigmatique, un être qui oscille entre la vie sauvage et la cohabitation avec l’humain. Elle semble posséder un savoir ancestral, une sagesse instinctive qui lui permet d’appréhender le monde différemment. Ce regard animal, si cher à Colette, lui permet de poser une réflexion sur la liberté, l’amour et les pulsions naturelles. La narratrice ne se contente pas d’observer sa chatte ; elle tente de la comprendre, de décrypter ses réactions, et à travers elle, d’explorer ses propres sentiments.

L’amour, thème central du texte, ne se limite pas à une simple évocation des relations humaines. Il est envisagé sous différentes formes : l’attachement profond entre la narratrice et son chat, l’indifférence cruelle des chiens une fois leurs amours passées, la brutalité et la théâtralité des parades félines. Colette dresse un parallèle entre l’amour humain et animal, soulignant à quel point certaines lois naturelles s’appliquent aussi aux hommes. Dans le duel amoureux qui se joue entre les chats, elle perçoit une vérité brute et sans fard, un écho des rapports de force et de séduction que l’on retrouve chez les humains.

Mais Amours ne se contente pas de peindre ces jeux amoureux : il interroge aussi la place de la narratrice dans ce monde où les lois de l’instinct priment. Spectatrice fascinée, elle oscille entre une admiration sincère et une prise de conscience de sa propre condition. À travers son rapport aux chats et aux chiens, elle révèle une part d’elle-même, une inclination pour la solitude choisie, une volonté de ne pas se laisser enfermer dans des conventions trop rigides.


La relation entre l’humain et l’animal

Colette explore la relation singulière entre l’humain et l’animal, en mettant en scène une complicité profonde entre la narratrice et sa chatte. Cette connexion, qui dépasse largement le simple attachement affectif, témoigne d’une cohabitation empreinte de respect, d’observation et d’un échange silencieux mais intense. La chatte n’est pas seulement un compagnon domestique ; elle est une présence à part entière, une créature libre qui évolue selon ses propres codes et dont la narratrice tente de décrypter le langage et les comportements.

Dès les premières lignes du texte, cette relation est illustrée par une scène où la chatte fait face à un rouge-gorge intrépide. Ce dernier, bien que minuscule, défend avec ardeur son nid contre l’éventuelle menace que représente la chatte. La narratrice, témoin de cet affrontement, demeure en retrait, prête à intervenir si nécessaire. Cependant, elle sait, et surtout sa chatte sait, que les rouges-gorges sont sacrés. Loin d’agir en prédateur, le félin reconnaît la bravoure de l’oiseau et finit par céder le terrain. Cette scène, en apparence anodine, révèle déjà une relation basée sur l’intelligence et la compréhension mutuelle. La narratrice ne contraint pas son animal, ne cherche pas à dominer ses instincts, mais elle sait qu’un accord tacite s’est établi entre elles. La chatte n’est pas une simple domestiquée : elle possède son propre code d’honneur et ses propres limites, que la narratrice observe avec une admiration discrète.

Le lien qui unit ces deux êtres se manifeste ensuite à travers une promenade partagée, un rituel du crépuscule où chacune semble jouer un rôle bien défini. La chatte mène l’exploration ; elle s’arrête brusquement, fixe un point invisible, écoute des bruits imperceptibles à l’oreille humaine. En retour, la narratrice tente de comprendre ce qui attire son attention, de s’imaginer ce qui se cache dans l’obscurité. Ici, l’observation animale devient un apprentissage pour l’humain. Colette exprime cette idée avec une simplicité presque instinctive : « Elle découvre, et je m’instruis. » Cette phrase résume à elle seule toute la dynamique de leur relation. Contrairement à l’approche classique où l’homme se considère comme maître et l’animal comme subordonné, Colette renverse la perspective ; elle apprend de sa chatte, elle s’imprègne de son regard, elle redécouvre son environnement à travers elle.

Mais cette cohabitation harmonieuse ne se limite pas à une simple promenade partagée. Elle reflète une philosophie plus profonde de Colette, une manière d’aborder le vivant sans chercher à le contraindre. La narratrice ne s’impose jamais dans le monde de la chatte, elle la laisse évoluer librement, en acceptant son caractère mystérieux et indépendant. C’est une relation fondée sur une forme de respect tacite ; la chatte appartient à un univers propre, régi par des instincts et des règles que la narratrice ne cherche pas à altérer. Cette attitude tranche radicalement avec la manière dont les humains ont tendance à s’approprier la nature, à la plier à leur volonté. Ici, Colette suggère au contraire qu’il faut observer, écouter et apprendre, sans jamais interférer inutilement.

Cette admiration pour la nature animale, et particulièrement pour le chat, ne se limite pas à un simple plaisir de compagnie ; elle est aussi une source de réflexion sur la condition humaine. En étudiant le comportement de sa chatte, la narratrice s’interroge sur ses propres pulsions, sur la place de la liberté dans la vie, sur les contrastes entre instinct et raison. Cette réflexion prend une dimension encore plus marquée lorsqu’elle évoque la vie amoureuse de son animal. Colette observe avec une curiosité teintée d’amusement et de respect la manière dont la chatte se comporte avec les mâles : tantôt distante et inaccessible, tantôt séductrice et joueuse.

Lorsqu’elle revient à l’état sauvage pour ses amours, la chatte échappe temporairement au monde de la narratrice. Elle retrouve ses instincts, ses pulsions les plus primaires, et suit des rituels immuables qui échappent à la logique humaine. La narratrice ne cherche pas à la retenir, elle ne la juge pas non plus ; elle se contente de l’observer et d’en tirer une réflexion sur l’indépendance et la spontanéité des relations animales. Il y a, dans ce regard, une forme d’envie implicite, comme si l’héroïne de Colette admirait cette capacité des animaux à s’abandonner sans retenue, sans arrière-pensée, sans se soucier du regard d’autrui.

L’opposition entre l’amour des humains et celui des animaux est également marquée par un passage sur les chiens. Contrairement aux chats, les chiens sont décrits comme étant entièrement dévoués à l’homme, dépendants de son affection et en quête constante d’un attachement exclusif. La narratrice, bien qu’attachée à ces compagnons canins, souligne la différence fondamentale entre leur rapport à l’amour et celui des félins. Le chien vit pour son maître, il se définit par son lien à l’humain, tandis que le chat, lui, conserve toujours une part de mystère, une autonomie irréductible. Ce contraste met en lumière une opposition qui dépasse le simple cadre animalier ; il reflète deux façons d’aimer, deux manières d’être au monde.

À travers cette analyse fine de la relation humain-animal, Colette ne se contente pas de raconter une simple histoire de promenade avec un chat. Elle propose une véritable méditation sur l’existence, sur les rapports entre l’homme et la nature, sur la manière dont nous cohabitons avec d’autres formes de vie sans toujours les comprendre. La chatte devient alors bien plus qu’un animal de compagnie ; elle est une présence à la fois familière et insaisissable, une créature libre qui, tout en acceptant la compagnie humaine, ne renonce jamais totalement à son essence sauvage.


L’amour de la liberté

Dans Amours, Colette tisse un parallèle subtil entre la vie amoureuse des chats et celle des humains, explorant ainsi les tensions profondes entre désir, attachement et liberté. À travers le comportement de sa chatte lors de ses amours, elle illustre une approche instinctive et dénuée d’artifices du sentiment amoureux, en opposition avec les attentes et les contraintes sociales qui pèsent sur les relations humaines. La vie sentimentale des félins devient ainsi un prisme à travers lequel Colette interroge la nature de l’amour, la place de l’instinct dans les relations et la part d’indépendance que chacun est prêt à conserver ou à sacrifier pour un attachement.

Loin d’une vision romantique de l’amour fondée sur l’exclusivité et la fidélité, Colette dépeint les amours félines comme des liaisons éphémères, régies par des lois naturelles implacables. Sa chatte, si proche d’elle au quotidien, redevient un être sauvage lorsqu’arrive la saison des amours. Elle ne choisit pas son partenaire sur des critères sociaux ou affectifs, mais selon une logique purement instinctive. Plusieurs mâles se pressent autour d’elle, se disputent ses faveurs, et elle semble les manipuler avec une liberté absolue. Cette scène, décrite avec une précision quasi théâtrale, dévoile une vérité brute sur les rapports de séduction et de domination : la chatte n’est ni une victime ni une conquête, elle maîtrise parfaitement les codes de son espèce et sait imposer ses propres règles.

Colette nous montre ainsi un amour affranchi de toute contrainte morale, un amour où la liberté prime sur l’attachement, où l’union est un instant fugace plutôt qu’un engagement durable. Ce modèle amoureux, propre au monde animal, tranche avec les conventions humaines où la possession et la jalousie viennent souvent entraver le désir. À travers cette description, la narratrice semble observer avec une forme d’envie cette liberté dont jouit sa chatte, ce pouvoir de choisir, de refuser, de s’abandonner ou de se reprendre sans conséquence ni culpabilité.

Mais cette vision instinctive de l’amour ne se limite pas aux chats. Colette élargit son propos en évoquant les chiens, qui, à l’inverse, apparaissent comme des créatures totalement dévouées à leurs maîtres et à leurs compagnes. Contrairement aux félins, les chiens ne vivent pas l’amour comme un simple épisode de leur existence : une fois liés, ils souffrent de la séparation, ils attendent, ils espèrent. La narratrice, bien qu’attachée à ces compagnons fidèles, semble plus proche de la philosophie amoureuse des chats, où l’amour est un acte libre, détaché de toute possession. Cette opposition entre les chiens et les chats sert de métaphore aux différentes conceptions de l’amour humain : certains s’attachent profondément et souffrent de l’absence, d’autres aiment dans l’instant et passent à autre chose sans regrets.

Cette tension entre attachement et liberté traverse l’ensemble du texte et reflète la propre vision de Colette sur l’amour et les relations humaines. Dans sa vie comme dans son œuvre, l’écrivaine rejette les carcans d’un amour trop contraignant, trop exclusif. Elle revendique une approche plus instinctive et plus libre, refusant de voir l’amour comme une cage dorée. Son expérience personnelle, marquée par des relations passionnées mais souvent tumultueuses, transparaît dans sa manière de dépeindre l’amour félin. Pour elle, aimer ne signifie pas forcément appartenir, et le désir ne peut s’épanouir que dans un cadre où la liberté est préservée.

Cette réflexion prend une dimension encore plus forte dans la scène où la chatte, après avoir repoussé ses prétendants avec une arrogance calculée, finit par céder à l’un d’eux. Ce moment, à la fois intense et brutal, évoque les contradictions inhérentes au désir : le jeu, la séduction, la soumission temporaire à l’autre, avant un retour rapide à l’indifférence. Une fois l’acte accompli, la chatte reprend son indépendance, comme si rien ne s’était passé. Ce détachement absolu tranche avec l’idéal romantique où l’amour devrait marquer un avant et un après. Ici, l’amour est un passage, une expérience, et non une finalité.

À travers cette représentation des amours félines, Colette offre une critique implicite des conventions amoureuses humaines. Elle remet en question l’idée selon laquelle l’amour doit nécessairement s’accompagner d’un engagement ou d’une exclusivité. Au contraire, elle suggère que le désir véritable ne peut s’épanouir que dans un cadre où chacun conserve sa liberté. Cette vision, résolument moderne pour son époque, trouve un écho dans de nombreuses œuvres de l’écrivaine, où les héroïnes cherchent à concilier passion et indépendance, amour et autonomie.

Mais au-delà de cette réflexion sur l’amour charnel, Amours pose aussi la question du lien profond qui unit la narratrice à sa chatte. Car si cette dernière vit ses amours dans une totale liberté, elle revient toujours vers sa maîtresse, comme si ce lien-là, fondé sur autre chose que le désir ou l’instinct reproducteur, était plus fort et plus durable. Il y a dans cette fidélité tacite un paradoxe qui enrichit encore davantage la réflexion de Colette : peut-on aimer librement tout en étant profondément attaché à un être ? L’amour véritable est-il celui qui enferme ou celui qui laisse partir ?

La chatte incarne ainsi une double réalité : elle est à la fois l’animal indépendant, insoumis, qui choisit ses amours sans rendre de comptes, et l’être fidèle qui revient toujours auprès de la narratrice. Cette dualité reflète l’ambiguïté du désir humain, tiraillé entre la quête de liberté et le besoin d’un ancrage affectif. Colette ne tranche pas, elle ne donne pas de réponse définitive, mais elle pose la question avec une acuité rare.


La symboles

Dans Amours, Colette confère une importance particulière aux éléments symboliques qui jalonnent son récit, transformant chaque détail en un reflet des émotions et des questionnements de la narratrice. Le rouge-gorge, la chatte, le marronnier et la nature environnante ne sont pas de simples ornements descriptifs ; ils participent activement à la construction du sens, incarnant tour à tour la bravoure, l’instinct, l’indépendance et la dualité entre domestication et sauvagerie. À travers eux, Colette interroge la place de l’instinct dans l’ordre naturel, la tension entre l’attachement et la liberté et la relation complexe entre l’homme et le monde animal.

Dès le début du texte, le rouge-gorge s’impose comme une figure singulière, surprenante par son audace et sa détermination. Ce minuscule oiseau, en apparence fragile et vulnérable, défie pourtant la chatte avec une assurance qui force le respect. Il ne fuit pas devant ce prédateur naturel ; au contraire, il s’élève dans les airs, lui fait face, le toise avec une bravoure qui confine à la témérité. Ce comportement inattendu inverse les rôles établis dans la chaîne alimentaire : le chasseur devient spectateur, presque dominé par l’aplomb du plus petit. Ce rouge-gorge, prêt à tout pour défendre son nid et sa compagne, incarne ainsi un courage instinctif, une force intérieure qui transcende les lois de la nature.

Le rouge-gorge représente bien plus qu’un simple oiseau défendant son territoire. Il est le symbole de la protection et de la ténacité, un être qui, malgré son apparente fragilité, incarne une autorité que même la chatte ne semble pas vouloir défier. Ce renversement des forces illustre la complexité du rapport de domination dans le règne animal ; ce n’est pas toujours le plus fort qui l’emporte, mais parfois le plus résolu. La narratrice, témoin de cette scène, semble à la fois admirative et complice du rouge-gorge. Elle comprend, elle respecte cette hiérarchie inversée, et surtout, elle laisse sa chatte se soumettre d’elle-même à cette force minuscule mais incontestable.

La confrontation entre le rouge-gorge et la chatte ne se résume pas à un simple duel animalier. Elle met en scène la tension fondamentale entre l’instinct et la raison, entre l’agressivité et la retenue. La chatte, dont la nature prédatrice est évidente, pourrait aisément s’emparer de l’oiseau. Pourtant, elle ne le fait pas. Elle le regarde, l’analyse, et finalement, elle cède la place. Ce geste n’est pas seulement une reddition, mais l’expression d’une intelligence subtile, d’un respect tacite pour cette minuscule créature qui ose lui tenir tête. Le rouge-gorge devient alors un symbole de la résistance face aux forces dominantes, un rappel que la détermination et la volonté peuvent parfois surpasser la force brute.

Cette scène trouve un écho dans la figure de la chatte elle-même, personnage central du récit, qui incarne une complexité fascinante. La chatte n’est ni un simple animal domestique ni une créature sauvage ; elle est entre les deux, constamment en équilibre entre la soumission affectueuse et l’indépendance farouche. Ce double visage en fait un reflet de la narratrice, un alter ego animal qui exprime, à travers ses gestes et son comportement, des sentiments et des dilemmes profondément humains.

La chatte, par son attitude ambivalente, devient une allégorie de la liberté féminine telle que Colette l’a souvent défendue dans son œuvre. Elle est séduisante, mystérieuse, insoumise, mais capable d’un attachement sincère et fidèle. Elle vit ses amours selon ses propres règles, se donne et se reprend sans jamais se laisser posséder. Son indépendance n’est pas une froideur, mais une nécessité vitale, une manière d’exister sans renoncer à elle-même. Cette dualité résonne fortement avec la condition féminine telle que Colette la conçoit : tiraillée entre les attentes sociales et le désir d’émancipation, entre la douceur de l’amour et l’exigence de liberté.

La narratrice observe sa chatte avec une fascination teintée d’admiration. Elle la voit aller et venir, répondre aux sollicitations des mâles ou les rejeter, choisir ses moments d’abandon et ses instants de solitude. Cette autonomie assumée, cette façon de naviguer entre les désirs et les refus, font écho à une conception de l’amour où l’indépendance prime sur l’attachement forcé. Il n’y a pas chez la chatte de compromis, pas de soumission aveugle. Elle incarne une forme d’amour libre, non conditionné par les attentes extérieures, un amour où l’on peut se donner sans se perdre.

Mais si la chatte est l’incarnation de la liberté, elle n’est pas non plus dénuée d’un certain attachement. Elle revient toujours vers la narratrice, trouve refuge dans leur intimité silencieuse, cherche sa compagnie non par besoin, mais par choix. Ce lien particulier, fait de respect mutuel et de compréhension tacite, souligne la complexité des relations affectives. La chatte rappelle que l’on peut aimer sans posséder, que l’on peut être fidèle sans être enfermé.

Ce rapport entre la narratrice et la chatte s’inscrit dans un cadre naturel qui, lui aussi, porte une signification symbolique forte. Le marronnier, arbre imposant et protecteur, apparaît comme un point d’ancrage au milieu de cette effervescence animale. Il est le témoin silencieux des événements, offrant une stabilité que ni la chatte ni le rouge-gorge ne semblent rechercher. Il représente une forme d’immobilité face à la mouvance des instincts et des désirs.

Contrairement aux chats et aux oiseaux, qui évoluent dans une logique de mouvement et d’éphémère, le marronnier est une figure d’enracinement et de permanence. Il est le refuge, le point fixe dans un monde où tout change. Cette opposition entre la nature immobile et les êtres en perpétuel mouvement reflète une dualité centrale du récit : la tension entre stabilité et liberté, entre la sécurité de l’attachement et le vertige de l’indépendance.

La nature environnante joue également un rôle essentiel dans le texte. Elle n’est pas un simple décor, mais un miroir des émotions de la narratrice. Chaque élément du paysage semble en résonance avec ses pensées et ses sentiments. Le crépuscule, moment où se déroule la promenade avec la chatte, symbolise la transition, l’entre-deux, le passage d’un état à un autre. C’est un instant où le monde bascule dans une demi-obscurité propice à l’introspection, où les frontières entre l’humain et l’animal deviennent plus floues.

En observant la nature, la narratrice se reconnecte à un ordre plus vaste, à un rythme qui dépasse celui des préoccupations humaines. Elle voit dans les comportements de sa chatte et du rouge-gorge des échos à ses propres interrogations sur l’amour, la liberté et l’attachement. La nature devient alors un espace de réflexion, un lieu où les instincts se dévoilent dans leur forme la plus pure, libérés des artifices de la société.

À travers ces symboles, Colette construit une réflexion subtile sur les forces qui régissent la vie et les relations. Le rouge-gorge incarne la bravoure face à l’inévitable, la chatte représente l’indépendance et la sensualité, le marronnier symbolise la stabilité et le refuge. La nature, enfin, offre un cadre où ces tensions peuvent s’exprimer librement, sans jugement ni contrainte.


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