📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. Un espace pensé pour l’épanouissement
  2. Une critique implicite des monastères traditionnels
  3. Thélème, une utopie humaniste intemporelle

Le dernier chapitre de Gargantua marque une conclusion énigmatique et métaphorique à l’œuvre monumentale de Rabelais. Ce texte, mêlant poésie, prophétie, et dialogues contrastés, soulève des questions sur la nature de la connaissance, la condition humaine, et les bouleversements de son époque.


Une prophétie riche en symboles

Dès les premiers vers, la prophétie interpelle les « pauvres humains » en quête de bonheur :

« Pauvres humains, qui le bonheur attendez
Élevez vos coeurs, et mes paroles entendez. »

Cette invitation à une élévation spirituelle place le lecteur dans un cadre à la fois grave et universel. Rabelais, ici, dépasse les préoccupations purement comiques ou satiriques pour aborder des thèmes existentiels et prophétiques. Loin de promettre une utopie, la prophétie annonce une période de troubles :

« Las du repos, blasés du doux amour,
Qui librement iront, et en plein jour,
Attaquer tous, en toute société,
Par des disputes et des calamités. »

Ces vers décrivent une société en proie au désordre, où l’amour et la paix, moteurs de l’harmonie sociale, cèdent la place aux conflits et divisions. Cette vision pourrait être interprétée comme une critique des bouleversements religieux et politiques de la Renaissance, marqués notamment par les guerres de religion en France.

L’accent est mis sur l’inversion des valeurs traditionnelles :

« Le fils hardi ne craindra point, pervers,
De se dresser contre son propre père. »

Le renversement de l’ordre familial reflète un bouleversement plus large de la hiérarchie sociale et morale. Les sujets contestent leurs seigneurs, les fils défient leurs pères, et les institutions perdent leur autorité. Cette désintégration de l’ordre ancien évoque le climat de la Renaissance, une époque de remise en question des dogmes établis.


Une vision apocalyptique et une renaissance possible

La prophétie s’intensifie avec des images d’un monde en pleine agitation, où les catastrophes naturelles et les conflits se conjuguent :

« Elle en perdra soudain sa liberté
Et du haut ciel la faveur et clarté,
Ou pour le moins, elle restera déserte. »

La « machine ronde » mentionnée dans le texte peut être vue comme une métaphore de la Terre elle-même, ou de l’ordre universel mis en péril. Rabelais dresse ici un tableau apocalyptique : la perte de liberté et de lumière, métaphores de la décadence spirituelle et morale, précèdent un éventuel renouveau.

Cette vision n’est toutefois pas complètement pessimiste. Dans les derniers vers, l’idée d’une rédemption collective émerge :

« Les grandes eaux dont le récit vous entendez
De se retirer donneront l’idée. »

Cette image des eaux qui se retirent évoque la fin des troubles et la possibilité d’une renaissance spirituelle et sociale. Rabelais, fidèle à son humanisme, laisse une porte ouverte à l’espoir, tout en soulignant les efforts nécessaires pour atteindre cet idéal.


Une confrontation des interprétations

Après avoir lu la prophétie, deux interprétations s’opposent : celle de Gargantua, sérieuse et religieuse, et celle de Frère Jean, humoristique et triviale.

Gargantua interprète la prophétie comme une allégorie des persécutions subies par les croyants évangéliques :

« Ce n’est pas d’hier que les gens conduits à la croyance évangélique sont persécutés. »

Cette lecture reflète une quête de pureté et de persévérance dans la foi. Gargantua voit dans ces vers une exhortation à rester fidèle à la vérité divine malgré les épreuves. Cette interprétation est cohérente avec les préoccupations humanistes et religieuses de Rabelais, qui dénonçait souvent les abus de l’Église tout en prônant un retour aux valeurs évangéliques.

Frère Jean, fidèle à son rôle de personnage comique, réduit la prophétie à une simple description du jeu de paume :

« Je pense qu’il n’y a d’autre sens à y voir au-dedans qu’une description du jeu de paume sous d’obscures paroles. »

Cette réduction parodique fait écho à la structure même du texte de Rabelais, qui mêle constamment le sérieux et le burlesque. En comparant les « cordes des raquettes » aux boyaux des sacrifices et la « machine ronde » à une balle, Frère Jean désacralise la prophétie et rappelle au lecteur que l’interprétation dépend du regard qu’on porte sur les choses.


Ce chapitre final résume à lui seul l’essence de l’œuvre de Rabelais. Il met en scène deux visions opposées : la quête sérieuse de la vérité spirituelle et la trivialité des préoccupations matérielles. Cette dualité reflète la pensée humaniste, qui valorise à la fois la profondeur intellectuelle et la joie de vivre.

Le texte invite également à une lecture critique. Comme le montre l’opposition entre Gargantua et Frère Jean, il n’existe pas de vérité unique. Rabelais, par cette énigme, interpelle directement le lecteur : chaque interprétation, qu’elle soit mystique, satirique ou poétique, révèle quelque chose du monde et de soi-même.

Le chapitre 58 clôt Gargantua sur une note qui, bien qu’énigmatique, invite à la réflexion. À travers la prophétie, Rabelais explore les bouleversements de son temps tout en célébrant la capacité humaine à chercher un sens, même face au chaos. L’interprétation reste ouverte, reflétant la richesse du texte rabelaisien et son invitation à chercher la « substantifique moelle » dans tout ce qui nous entoure.



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