
📚 TABLE DES MATIÈRES
- La critique acerbe des institutions éducatives
- Saisir le moment propice
- La célébration du pantagruélisme
Le chapitre 42 de Gargantua est un exemple du mélange des genres qui caractérise son œuvre. Par l’entremise de Frère Jean des Entommeures, ce moine guerrier à la fois vaillant et comique, Rabelais illustre les thèmes de la bravoure, de l’absurdité humaine et de la critique sociale. Cet épisode, où Frère Jean galvanise ses compagnons avant de se retrouver suspendu à un arbre, est une scène riche en interprétations humoristiques et critiques.
Le discours du moine
Dès le début du chapitre, Frère Jean s’impose comme un meneur intrépide et un orateur énergique. Ses paroles visent à insuffler du courage à ses compagnons avant une bataille décisive :
« Enfants, n’ayez ni peur ni doute. Je vous conduirai en sûreté. Que Dieu et saint Benoît soient avec nous. »
Par ces mots, Frère Jean s’élève au rang de chef militaire, inspirant confiance et foi dans le groupe. Son invocation de Dieu et de saint Benoît reflète son rôle de religieux, mais aussi son côté pragmatique : il sait que ses compagnons ont besoin d’un soutien moral fort.
Cependant, la bravoure de Frère Jean est teintée d’une touche d’humour et de réalisme lorsqu’il ajoute :
« Je ne crains rien sauf l’artillerie. »
Cette phrase révèle une peur bien humaine, qui contraste avec l’image héroïque qu’il souhaite projeter. En admettant sa vulnérabilité, il introduit une auto-dérision qui le rend plus accessible et attachant. Mais dans la même tirade, il montre aussi une certaine défiance envers les pratiques religieuses superstitieuses, évoquant une prière censée protéger des armes à feu :
« Mais elle ne me profitera en rien. Car je n’y accorde pas de foi. »
Cette remarque critique les rituels vides de sens et souligne le scepticisme de Rabelais à l’égard des pratiques religieuses mécaniques. Le moine préfère son bâton de croix, symbole d’une action concrète, au recours à une prière inefficace.
Frère Jean suspendu à un arbre
Alors qu’ils avancent vers leur combat, une situation grotesque survient, rompant brutalement l’élan héroïque de Frère Jean :
« Le moine, disant ces paroles en colère, passa sous un noyer […] et embrocha la visière de son heaume à la fourche d’une grosse branche. »
Cette image, où le moine reste accroché à un arbre, suspendu de manière ridicule, transforme le guerrier courageux en personnage comique. Le contraste est saisissant entre son discours martial et cette chute burlesque. Rabelais joue ici avec les codes de l’épopée chevaleresque, en les parodiant : le héros est empêtré non par un ennemi redoutable, mais par une simple branche.
Les compagnons de Frère Jean, au lieu de le secourir immédiatement, se moquent de lui. Eudémon, en particulier, compare sa situation à celle d’Absalon, personnage biblique pendu par les cheveux :
« Sire, venez voir Absalon pendu. »
La réplique de Gargantua amplifie l’humour de la situation :
« Absalon se pendit par les cheveux, alors que le moine, qui a la tête rasée, s’est pendu par les oreilles. »
Rabelais utilise ici une référence biblique bien connue pour souligner l’absurdité de la scène et accentuer le comique de situation. Frère Jean, pendu comme un pantin, devient la cible des plaisanteries de ses compagnons, ce qui ajoute une dimension de satire sociale à l’épisode.
Critique sociale et satire religieuse
Sous le burlesque de la scène se cache une critique plus profonde, notamment dans les paroles de Frère Jean lorsqu’il fustige les prédicateurs décrétalistes. En colère contre ses compagnons qui tardent à l’aider, il dénonce une attitude qu’il associe à certains religieux de son époque :
« Vous me rappelez les prêcheurs décrétalistes, qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort doit […] plutôt lui enjoindre de se confesser et de se mettre en état de grâce que lui venir en aide. »
Cette déclaration satirique vise les clercs qui, selon Rabelais, privilégient les sermons théologiques au détriment de l’action concrète pour aider autrui. Frère Jean imagine avec ironie un scénario où ces prédicateurs, au lieu de sauver quelqu’un de la noyade, lui adresseraient un long discours sur le mépris du monde.
Cette critique s’inscrit dans le projet humaniste de Rabelais, qui valorise l’action, la raison et l’aide pratique par rapport aux pratiques religieuses formalistes. Frère Jean, en dépit de son apparence rustique, incarne cette philosophie humaniste : il est un homme d’action, direct et pragmatique, souvent en opposition avec l’hypocrisie des institutions religieuses.
Le chapitre 42 de Gargantua mêle habilement comédie burlesque, critique sociale et satire religieuse. À travers les mésaventures de Frère Jean, Rabelais se moque des prétentions héroïques, tout en dénonçant les travers de la société et de l’Église de son époque. La scène où le moine est suspendu à un arbre illustre la fragilité de l’humain face au monde, tandis que ses paroles rappellent l’importance d’une foi sincère et d’une action concrète.
Cette combinaison de rire et de réflexion fait de ce chapitre un moment emblématique de l’œuvre de Rabelais, où le grotesque devient un outil pour interroger les valeurs et les comportements humains.
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