
📚 TABLE DES MATIÈRES
- La critique acerbe des institutions éducatives
- Saisir le moment propice
- La célébration du pantagruélisme
L’endormissement par la prière
Dans ce chapitre, Gargantua, malgré sa fatigue, ne parvient pas à trouver le sommeil. Frère Jean des Entommeures, personnage truculent et moine peu conventionnel, propose une solution étonnante : réciter les sept psaumes pénitentiels, affirmant que ces prières l’endorment habituellement lorsqu’il est au sermon ou en prière. L’énoncé suivant est révélateur :
« Je ne dors jamais aussi bien à mon aise, que quand je suis au sermon, ou quand je prie Dieu. »
Rabelais tourne ici en dérision la pratique monastique, soulignant à quel point les rituels religieux peuvent être vidés de leur sens, devenant une routine monotone, dénuée de ferveur et d’engagement spirituel. Le contraste est d’autant plus marqué par l’efficacité immédiate de cette méthode : dès la récitation du premier psaume (« Bienheureux, ceux qui… »), Gargantua et Frère Jean s’endorment.
Ce passage critique subtilement l’institution ecclésiastique de l’époque, où la répétition mécanique des prières pouvait souvent supplanter l’expérience spirituelle véritable. Rabelais propose une vision plus humaine de la religion, où l’individu, ses besoins et ses faiblesses sont au centre. L’endormissement de Gargantua et de Frère Jean devient une métaphore du sommeil spirituel dans lequel l’Église de son époque était plongée.
Une inversion des valeurs et des pratiques
Une fois réveillé avant minuit, Frère Jean, fidèle à son caractère joyeux et impertinent, détourne les codes des matines pour proposer un ordre nouveau : remplacer la prière par la boisson. Il chante une chanson populaire, « Ho, Regnault, réveille-toi, veille », à la place des chants liturgiques traditionnels et déclare :
« Commençons maintenant nos matines par boire, et ce soir, avant de souper, nous tousserons à qui mieux mieux. »
Rabelais joue ici sur l’inversion des pratiques établies. Cette proposition humoristique subvertit les normes religieuses rigides en plaçant la boisson, symbole de convivialité et de plaisir, au cœur du rituel matinal. Frère Jean ne cache pas son mépris pour la médecine et les règles diététiques lorsqu’il défend sa pratique de boire dès le réveil :
« Que cent diables me sautent sur le corps s’il n’y a pas plus de vieux ivrognes que de vieux médecins. »
Cette phrase, caractéristique du langage truculent de Frère Jean, illustre sa philosophie de vie : un rejet des dogmes et une exaltation des plaisirs simples et immédiats. Rabelais critique ici la déconnexion entre les prescriptions médicales ou religieuses et la réalité des besoins humains, préférant une approche pragmatique et joyeuse de l’existence.
En résumé, la parodie des matines et l’introduction de pratiques profanes soulignent une critique de la rigidité des institutions, qu’elles soient religieuses ou médicales, et appellent à une vie plus libre et en phase avec les désirs humains.
Liberté individuelle et rejet des conventions
Frère Jean, personnage emblématique du rire rabelaisien, exprime une vision humaniste de la religion en affirmant :
« Les heures sont faites pour l’homme, et non l’homme pour les heures. »
Cette déclaration résume l’un des grands thèmes de l’œuvre de Rabelais : la primauté de l’individu sur les institutions et les rituels imposés. Frère Jean revendique une liberté totale dans sa pratique religieuse, adaptant les heures de prière à ses propres besoins et préférences. Il compare les heures à des étriers qu’il peut « raccourcir ou allonger » selon sa convenance, affirmant que « courte prière s’élève aux cieux, longue beuverie vide les verres ».
Cette philosophie pragmatique est illustrée par sa préparation à l’escarmouche. Alors que ses compagnons s’arment de pied en cap, Frère Jean, fidèle à sa nature irrévérencieuse, souhaite se contenter de son froc monastique et du bâton de la croix, refusant les armes de guerre traditionnelles. Cette posture symbolise son refus des conventions et son attachement à une foi personnelle, non conformiste. Toutefois, ses compagnons finissent par l’armer contre sa volonté, révélant un contraste entre sa liberté individuelle et les attentes sociales.
En conclusion, ce chapitre illustre l’opposition fondamentale entre les dogmes rigides de l’Église et la vision humaniste de Rabelais, qui valorise la liberté individuelle, la joie de vivre et une spiritualité libérée des carcans institutionnels. Frère Jean devient ici le porte-parole d’une philosophie qui prône l’harmonie entre les besoins humains et les pratiques spirituelles, remettant en question les structures autoritaires de son époque.
À travers ce chapitre, Rabelais propose une réflexion sur la spiritualité, la liberté et les institutions humaines. Le langage truculent de Frère Jean, son rejet des conventions et son attachement aux plaisirs simples incarnent une vision humaniste où l’homme est maître de ses pratiques et de son destin. Ce passage, en apparence léger et humoristique, cache une critique profonde des rigidités ecclésiastiques et une célébration de la liberté individuelle, thèmes centraux de l’œuvre de Rabelais.
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