
📚 TABLE DES MATIÈRES
- La critique acerbe des institutions éducatives
- Saisir le moment propice
- La célébration du pantagruélisme
Frère Jean : un héros atypique
Le chapitre débute par l’éloge que Grandgousier adresse à Frère Jean des Entommeures. Ce moine, déjà présenté comme un personnage courageux et pragmatique dans les épisodes précédents, est ici comparé aux plus grands héros de l’histoire antique, tels que Camille, Scipion, Pompée ou encore Thémistocle. Cette comparaison hyperbolique sert à magnifier son rôle dans la défense de l’abbaye, mais également à ironiser sur les récits grandiloquents des épopées classiques. Rabelais dépeint Frère Jean non pas comme un religieux conventionnel, mais comme un homme d’action, proche du peuple et animé par des valeurs pratiques.
La scène de son arrivée est marquée par une effusion de camaraderie. Gargantua l’accueille avec une chaleur débordante, ponctuée de plaisanteries et de gestes affectueux. Loin des conventions hiérarchiques ou des rigidités monastiques, cet accueil reflète une vision humaniste de l’égalité et de la fraternité. Les nombreuses accolades, exclamations et éclats de rire instaurent un ton festif qui prépare à l’exubérance verbale et thématique du chapitre.
Frère Jean est invité à la table de Gargantua, symbole d’honneur et de reconnaissance. Cette invitation met en avant le respect qu’il inspire, mais aussi la place centrale de la convivialité dans l’univers rabelaisien, où les repas deviennent des espaces de partage, de dialogue et de célébration.
Le repas
Le cœur de ce chapitre réside dans le banquet où Frère Jean se livre à une série de tirades qui mêlent plaisanteries, observations gastronomiques et critiques implicites des pratiques religieuses et sociales de son époque.
Un des premiers moments humoristiques survient lorsqu’il refuse d’enlever son froc, déclarant :
« Mon ami, laisse-le-moi car par Dieu je n’en bois que mieux. Il me fait le corps tout joyeux. »
Cette réponse, à la fois légère et ironique, joue sur l’idée que le moine conserve son habit non par dévotion, mais par confort personnel. Il enchaîne en racontant une anecdote où son froc avait été transformé en jarretières par des pages, montrant son détachement face aux symboles religieux et ses inclinations profondément épicuriennes.
Son discours sur la nourriture et le vin renforce cette image d’un homme profondément ancré dans la vie matérielle, mais aussi lucide sur ses plaisirs. Lorsqu’il dit :
« Je veux bien de tous les poissons, mais pas de la tanche ; qu’on prenne l’aile d’une perdrix ou la cuisse d’une nonne, n’est-ce pas une mort de farceur que de mourir le membre plein ? »
Rabelais mêle ici plaisanteries osées et réflexions gastronomiques, dans une langue à la fois crue et truculente. Ces digressions culinaires, apparemment anodines, servent en réalité à souligner l’absurdité de certaines privations imposées par l’Église. En valorisant le plaisir des sens, Frère Jean incarne une critique des ascètes qui rejettent les joies simples de la vie.
Un passage particulièrement satirique survient lorsqu’il évoque les “homards et écrevisses” qui deviennent rouges à la cuisson, une métaphore moqueuse sur la transformation imposée par des règles artificielles, qu’elles soient culinaires ou monastiques. Frère Jean s’en prend aussi aux lâches et aux hypocrites, exprimant son mépris pour ceux qui fuient leurs responsabilités. Il fait même un commentaire acerbe sur les Apôtres, qu’il accuse d’avoir abandonné Jésus :
« Je hais plus que le poison un homme qui fuit quand il faut jouer du couteau. Han, que ne suis-je roi de France pour quatre-vingts ou cent ans ! »
Ce mélange de sacré et de profane est caractéristique de l’écriture rabelaisienne, qui joue avec les limites entre sérieux et grotesque pour souligner les incohérences des valeurs dominantes.
Un éloge humaniste de du savoir-vivre
Au-delà des plaisanteries et de l’ironie, ce chapitre illustre une vision profondément humaniste de la vie. Frère Jean critique non seulement les excès de l’Église, mais aussi l’érudition inutile. Il déclare avec humour :
« En notre abbaye nous n’étudions jamais, de peur d’attraper la grosse tête. »
Cette phrase, apparemment légère, cache une critique de l’éducation élitiste et théorique qui domine à l’époque. Pour Rabelais, le savoir ne doit pas être un fardeau intellectuel, mais une source de joie et d’utilité. Frère Jean incarne une sagesse populaire, qui valorise l’action et l’expérience directe sur l’étude stérile.
Le langage de Frère Jean, parsemé de jurons et d’expressions populaires, contraste avec la langue sophistiquée des clercs. Ses “fleurs de rhétorique cicéronienne”, comme il les appelle ironiquement, illustrent une volonté de se rapprocher du peuple et de rendre la parole vivante. Cette approche reflète l’idéal rabelaisien d’une culture accessible, qui mêle le haut et le bas, le sérieux et le comique.
Enfin, le chapitre se termine sur une note de célébration : Frère Jean exalte la camaraderie, la bonne chère et le vin, éléments centraux de l’humanisme rabelaisien. Sa déclaration :
« Crac, crac, crac, que Dieu est bon, qui nous donne ce bon vin ! »
résonne comme une affirmation joyeuse de la vie et de ses plaisirs.
Le chapitre 39 de Gargantua est une pièce maîtresse de l’œuvre, où Rabelais donne à Frère Jean des Entommeures un rôle central pour exprimer ses idées humanistes. Par son franc-parler, son humour et son appétit de vivre, le moine incarne une critique des hypocrisies religieuses et sociales tout en exaltant les valeurs de partage, de simplicité et de jouissance. Ce chapitre, comme l’ensemble de Gargantua, célèbre l’idée que l’humanité s’épanouit non dans la contrainte, mais dans la liberté et la convivialité.
Laisser un commentaire