📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. Grandgousier : l’incarnation d’un souverain humaniste
  2. Picrochole : un tyran aveuglé par l’arrogance
  3. Une scène révélatrice des tensions sociales et politiques de l’époque
  4. La raison face à la folie guerrière

Le chapitre XXXI est un passage du roman où la harangue de Gallet adresse une tentative pacifique mais ferme pour résoudre le conflit qui oppose Grandgousier à Picrochole. Cette adresse est un véritable manifeste de l’humanisme rabelaisien, qui valorise la raison, le dialogue, la justice et la tempérance, tout en dénonçant les dérives de l’ambition aveugle. Dans cette analyse, nous allons explorer trois dimensions essentielles de ce chapitre.


Le rappel des liens d’amitié et la dénonciation de la trahison

La harangue s’ouvre sur une mise en perspective historique et affective de la relation entre les deux royaumes, marquée par une ancienne alliance, désormais trahie par Picrochole. Gallet rappelle :

« Vous qui aviez, toi et tes pères, de longue mémoire et ancienneté cultivé des liens d’amitié avec lui et tous ses ancêtres. »

Ce passage insiste sur la profondeur et la sacralité de ces liens, maintenus inviolables au fil des générations. L’énumération des peuples environnants (Poitevins, Bretons, Manceaux, Canarre, Isabelle) sert à élargir le cadre : cette alliance était non seulement un exemple de stabilité politique, mais aussi un symbole de paix régionale. Elle inspirait une telle crainte que personne n’osait s’y opposer, tant elle semblait inébranlable.

En contrastant cette longue amitié avec l’agression injustifiée de Picrochole, Gallet accuse ce dernier d’avoir rompu un pacte sacré. Cette trahison est d’autant plus choquante qu’elle est injustifiée :

« Quelle furie donc te fait maintenant agir, au mépris de toute alliance, brisée, de toute amitié, bafouée, de tout droit, outrepassé ? »

Cette interpellation directe accentue la gravité morale et politique de l’acte. Gallet pointe ici l’irrationalité de l’agression, posant une question essentielle : pourquoi Picrochole agit-il ainsi alors qu’il n’a subi aucune provocation ? Rabelais, à travers Gallet, critique non seulement l’ambition aveugle, mais aussi la rupture des valeurs fondamentales comme la fidélité et la confiance.


L’appel à la raison

Au cœur de la harangue, Gallet invoque des concepts humanistes majeurs : la foi, la raison, l’humanité et la crainte de Dieu. Il s’adresse à Picrochole avec ces mots :

« Où est la foi ? Où est la loi ? Où est la raison ? Où est l’humanité ? Où est la crainte de Dieu ? »

Ces questions rhétoriques ont une force accusatrice : elles dénoncent l’abandon par Picrochole de tout principe moral et spirituel. Rabelais, profondément influencé par les idées humanistes de son temps, place la raison et la justice divine comme des fondements essentiels de toute action politique. Ici, Gallet rappelle à Picrochole qu’il est redevable non seulement à Grandgousier, mais aussi à Dieu, qui observe et jugera ses actes :

« Prétends-tu dissimuler tes outrages aux esprits éternels, et au Dieu souverain, qui est le juste qui rétribue nos entreprises ? »

Cette évocation de la justice divine n’est pas une simple menace : elle reflète une croyance humaniste selon laquelle les actions humaines doivent s’inscrire dans un cadre de moralité universelle. En outre, Gallet souligne que l’ambition démesurée de Picrochole est vouée à l’échec, car toutes les fortunes excessives finissent par s’effondrer :

« Ainsi toutes choses tendent-elles à leur apogée et à leur chute. »

Cette réflexion sur la nature cyclique du pouvoir et de la prospérité est typique de l’humanisme renaissant, qui prône la modération comme une vertu essentielle. Picrochole est ici présenté comme un tyran égaré par sa démesure, incapable de tempérer ses désirs.


La proposition de réparation

La conclusion de la harangue se concentre sur une tentative de résolution pacifique. Gallet propose à Picrochole de se retirer immédiatement, d’indemniser les torts causés, et de garantir son engagement par des otages :

« Pars d’ici immédiatement, et demain, en l’espace de la journée, sois de retour sur tes terres, sans faire en chemin aucun tumulte ni aucune démonstration de force. »

Cette solution est à la fois raisonnable et pragmatique. Grandgousier, bien que profondément blessé par l’invasion, choisit de privilégier la paix plutôt que la vengeance. Cette posture reflète son caractère humaniste et tempérant, qui contraste fortement avec la violence irréfléchie de Picrochole.

Cependant, la demande de réparations (mille bezans d’or) et d’otages montre également la fermeté de Grandgousier. Ces conditions soulignent que la magnanimité n’exclut pas la justice. Gallet prévient également Picrochole des conséquences désastreuses d’un refus : en continuant son entreprise belliqueuse, il court à sa propre perte. Ce passage met en lumière un paradoxe : bien que Picrochole soit puissamment armé, sa démesure le rend vulnérable face à la sagesse et à la justice de Grandgousier.


Ce chapitre est une démonstration éloquente des valeurs humanistes qui traversent l’œuvre de Rabelais. La harangue de Gallet défend une vision de la politique fondée sur la raison, la tempérance et la justice. En rappelant les liens d’amitié entre les deux royaumes, en invoquant la justice divine, et en proposant une résolution pacifique, Gallet incarne une posture noble et sage.

À travers Picrochole, Rabelais dénonce les dangers de l’ambition démesurée et de la rupture avec la raison. Le contraste entre la violence irrationnelle de Picrochole et la sagesse tempérée de Grandgousier illustre un idéal de gouvernance éclairée, en phase avec les idéaux de la Renaissance. Le chapitre XXXI est donc bien plus qu’une simple harangue : c’est un plaidoyer pour la paix et un avertissement contre les dérives du pouvoir.


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