📚 TABLE DES MATIÈRES

  1. Frère Jean des Entommeures : Un anti-héros subversif
  2. Une critique de la guerre
  3. La vigne : un symbole central

La fureur irréfléchie de Picrochole

Dans ce chapitre, Picrochole, roi de Lerné, agit avec une impulsivité qui le caractérise comme un despote emporté. Il prend d’assaut La Roche-Clermaut, « lieu dans lequel ne lui fut faite aucune résistance ». Ce détail souligne son pouvoir temporairement incontesté, mais aussi la vacuité de son ambition, car il conquiert sans combat véritable. La scène nocturne où Picrochole et ses troupes s’installent dans la ville « afin de recouvrer des forces après cette colère vengeresse » illustre une violence plus instinctive que stratégique.

Le nom « Picrochole » lui-même (littéralement « bile amère ») renvoie à une humeur symbolisant la colère et l’agitation, dans la tradition médicale et philosophique médiévale. Ce roi incarne l’excès, la démesure (hubris), et un comportement anti-humaniste : il préfère la conquête à la concorde. En renforçant les remparts de la ville qu’il a prise, il montre une certaine prévoyance militaire, mais son action n’est pas guidée par la raison. La « situation élevée » de La Roche-Clermaut symbolise davantage l’isolement et la vanité que la vraie supériorité.


Grandgousier : défenseur de la paix

Face à l’agression de Picrochole, Grandgousier apparaît comme l’archétype du souverain pacifique et réfléchi. La scène où il est présenté, « chauffant ses couilles à un beau, clair et grand feu en entendant griller les châtaignes », offre une image familière et presque caricaturale de la vie rurale et paisible. Ce tableau contraste vivement avec le tumulte de la guerre. Rabelais humanise son personnage en l’entourant de sa famille et en évoquant ses contes au coin du feu, soulignant sa simplicité et son lien avec son peuple.

Quand le berger Pillote vient l’alerter des pillages de Picrochole, la réaction de Grandgousier est avant tout empreinte de stupeur et de tristesse :

« Hélas, hélas… Est-ce un songe, ou est-ce vrai ce qu’on me dit ? »

Ces mots montrent un homme profondément attaché à la paix et désemparé par l’injustice de l’agression. La mention de Picrochole comme « mon ami si ancien, en tout temps, toute race et alliance » souligne la trahison que Grandgousier perçoit. Il se livre alors à une réflexion quasi philosophique sur l’origine de cette attaque, demandant :

« Qui le pousse ? Qui l’aiguillonne ? Qui le guide ? »

Ces questions rhétoriques reflètent l’incompréhension d’un homme habitué à la concorde, et elles projettent la faute sur une force extérieure, « l’esprit malin ». Rabelais fait ici un clin d’œil au contexte religieux de son époque, en opposant l’esprit humaniste de la raison à l’aveuglement qu’il associe au Mal.


La mise en œuvre d’une réponse mesurée

Face à l’urgence, Grandgousier montre sa capacité de leadership, mais aussi sa profonde réticence à engager une guerre. Il déclare :

« Je n’entreprendrai pas une guerre sans avoir auparavant essayé tous les arts et moyens de maintenir la paix. »

Ce passage incarne parfaitement les idéaux humanistes de Rabelais. Contrairement à Picrochole, qui agit par colère et avidité, Grandgousier représente la tempérance, la raison et la justice. Loin d’être un roi guerrier, il se considère comme un protecteur de son peuple, affirmant que « de leur labeur je suis entretenu, et de leur sueur je suis nourri ». Cette reconnaissance de l’importance du travail paysan dans la société est typique de la pensée humaniste, qui valorise les classes laborieuses et critique les abus des élites.

Rabelais profite de cette déclaration pour souligner l’absurdité des guerres injustes, largement répandues à son époque (notamment les conflits religieux entre catholiques et protestants). La décision de Grandgousier de convoquer un conseil pour discuter des démarches à suivre montre son engagement envers la diplomatie et le dialogue, contrairement à l’arbitraire tyrannique de Picrochole.

Enfin, en envoyant un messager à Gargantua, Rabelais introduit l’idée que la jeunesse, formée aux « bonnes lettres et autres exercices athlétiques », est porteuse d’espoir pour rétablir l’ordre. Cette évocation prépare l’intervention de Gargantua, qui représente l’idéal humaniste : un savant guerrier, capable de combiner la force physique et la sagesse intellectuelle.

Ce chapitre illustre la philosophie de Rabelais à travers une série d’oppositions : impulsivité contre réflexion, violence contre paix, tyrannie contre justice. Grandgousier est un modèle de roi humaniste, qui privilégie le dialogue et la compréhension avant d’envisager une réponse armée. En mettant en scène la folie destructrice de Picrochole, Rabelais critique implicitement les souverains de son époque qui déclenchaient des guerres pour des motifs futiles ou égoïstes.

La mention du « conseil » et de la recherche de solutions pacifiques avant tout acte militaire fait écho à la vision rabelaisienne d’une société éclairée, où les décisions sont guidées par la raison et le bien commun. Ce chapitre peut être lu comme une satire des abus de pouvoir, mais aussi comme un appel à un idéal politique et moral, où la sagesse l’emporte sur la force.

Rabelais nous invite ainsi à réfléchir sur notre propre monde : à quoi bon les conflits, si la paix peut être atteinte par la raison ? Cette question, universelle, reste aussi pertinente aujourd’hui qu’au XVIᵉ siècle.


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