
📚 TABLE DES MATIÈRES
Le chapitre XI de Gargantua, consacré à l’enfance du géant Gargantua, est un passage emblématique de l’œuvre de François Rabelais. En quelques paragraphes, l’auteur peint un portrait de l’enfance de son personnage principal, oscillant entre la satire sociale, la critique de l’éducation et une exploration des mœurs de l’époque. Ce chapitre, en apparence comique et trivial, contient une réflexion sur l’éducation humaniste, opposée aux méthodes médiévales qu’il dénonce. Ce mélange de burlesque, de provocation et de critique sociale fait tout le charme de l’œuvre rabelaisienne.
Une satire des mœurs
À travers les comportements de Gargantua, Rabelais dépeint une enfance marquée par la désinvolture, l’instinct et l’anarchie. Le géant est décrit comme un enfant indiscipliné qui se vautre dans la boue, se barbouille de nourriture, urine sur ses chaussures et partage son repas avec les chiens de la famille. Ces scènes de désordre et de saleté sont décrites avec une exagération comique, et les actions de Gargantua rappellent des expressions idiomatiques que l’on utilise encore aujourd’hui, comme « mettre la charrue avant les bœufs » ou « prendre les vessies pour des lanternes ». Ces expressions renforcent le caractère humoristique du texte tout en ajoutant une touche de réalisme, car elles renvoient à des comportements enfantins typiques, poussés ici à l’extrême pour provoquer le rire.
Ces descriptions visent à critiquer les méthodes d’éducation médiévales, souvent austères et contraignantes. Rabelais oppose implicitement cette vision de l’enfance à celle prônée par l’éducation humaniste, plus indulgente et respectueuse du développement naturel de l’enfant. Dans le cadre de son époque, l’enfance était souvent perçue comme une période imparfaite, un stade à corriger par une discipline rigide. En mettant en scène un Gargantua en plein laisser-aller, qui découvre la vie par ses propres expériences, Rabelais suggère que cette période de croissance devrait être respectée et encouragée plutôt que réprimée. Le jeune Gargantua est présenté comme une force naturelle, un enfant qui suit ses instincts et ses curiosités sans contraintes, ce qui fait écho aux idées humanistes de l’auteur, influencées par les écrits d’Érasme.
En outre, Rabelais se moque de l’absurdité de certaines expressions et pratiques éducatives de son époque. Par exemple, lorsqu’il décrit Gargantua « buvant en sa pantoufle » ou « se peignant avec un gobelet », il souligne le manque de sens pratique et de logique dans les actions de l’enfant, un clin d’œil aux méthodes d’apprentissage inadaptées de l’époque médiévale. Ces scènes révèlent également une conception de l’enfance non idéalisée, où l’enfant n’est pas perçu comme un être purement innocent, mais plutôt comme un être de nature impulsive et spontanée, loin des conceptions plus modernes de la candeur enfantine.
Une approche décomplexée de la sexualité et des relations sociales
Le chapitre aborde également des éléments de sexualité de façon provocatrice, un thème récurrent chez Rabelais. Gargantua, bien que très jeune, est décrit dans une relation ambigüe avec ses gouvernantes, qui ornent son sexe de fleurs et de rubans, jouant ainsi de manière innocente, mais suggestive, avec la sexualité naissante du personnage. Ce passage, qui peut aujourd’hui paraître choquant, s’inscrit dans le contexte du style rabelaisien, qui n’hésite pas à explorer les aspects corporels de la vie humaine. La sexualité, pour Rabelais, est un aspect naturel et inévitable de l’existence, qu’il aborde sans jugement moral strict, en décalage avec la morale rigide de l’époque.
Cette scène, où les gouvernantes surnomment l’organe de Gargantua avec des termes affectueux et même enfantins (« ma petite quille », « ma bonde », « mon bouchon »), sert aussi de satire sociale : en intégrant un registre burlesque et trivial, Rabelais se moque des normes sociales et du puritanisme ambiant. Cette exploration décomplexée des rapports sociaux et du corps humain illustre la vision rabelaisienne d’un monde où les désirs et les pulsions ne sont pas refoulés, mais intégrés comme des composantes essentielles de la vie humaine. Pour Rabelais, tout ce qui relève du corps et de ses fonctions est digne de littérature ; le rire provoqué par ces descriptions est aussi une manière de dédramatiser et de démystifier les aspects plus crus de l’existence.
Ainsi, le jeune Gargantua incarne une figure de liberté, qui défie les attentes et les conventions par son comportement excessif et son apparente naïveté. L’enfant qui urine, qui salit, qui mange sans vergogne et explore son corps, devient, sous la plume de Rabelais, un symbole de rébellion contre les valeurs autoritaires de son époque. La description de Gargantua comme un enfant « battant la campagne sans prendre les oisillons » ou « mangeant son pain blanc le premier » reflète une idée de profusion, de gaspillage joyeux et d’abondance, propre à l’univers de Rabelais. Cette abondance et cette exagération, qui se manifestent dans toutes les actions de Gargantua, sont le reflet d’une philosophie de vie qui valorise l’expérience, la liberté et le plaisir.
À travers ce chapitre, Rabelais nous propose une vision satirique et exubérante de l’enfance de Gargantua. Bien plus qu’un simple enfant turbulent, Gargantua incarne une vision de la nature humaine dans toute sa spontanéité, ses imperfections et son potentiel. L’auteur critique les méthodes éducatives de son époque, appelant à une éducation plus libre et plus proche des idéaux humanistes. En montrant un Gargantua qui agit selon ses envies, sans contrainte et sans discipline imposée, Rabelais défend l’idée que l’éducation devrait respecter la nature de l’enfant, et que la liberté d’agir et de découvrir par soi-même est essentielle à son développement.
Le style de Rabelais, parsemé de proverbes et d’expressions populaires, confère au texte une texture linguistique riche et une saveur populaire, tout en proposant une réflexion audacieuse sur les rapports entre le corps, le plaisir et l’éducation. Ce passage sur l’enfance de Gargantua est à la fois comique, provocateur et critique, un chef-d’œuvre de la littérature qui, par son langage et ses images, reste une référence pour comprendre les idéaux et les provocations de la Renaissance humaniste.
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