📗 Résumé court
Fontenelle propose un voyage intellectuel accessible à tous dans Entretiens sur la pluralité des mondes. D’entrée, il explique vouloir parler de sciences de manière simple et attrayante, pour intéresser ceux qui d’ordinaire s’en détournent. Il choisit donc la forme d’une conversation familière. Le narrateur (qui représente Fontenelle lui-même) séjourne chez une marquise curieuse et vive d’esprit. Chaque soir, en se promenant dans le parc sous le ciel étoilé, il lui dévoile peu à peu la nouvelle vision du monde copernicienne.
Lors du premier soir, le narrateur amène la Marquise à regarder la Lune et les étoiles pour aborder en douceur la question du mouvement de la Terre. Il compare l’ancien système compliqué (la Terre immobile au centre de l’univers entourée de sphères célestes) avec le nouveau modèle beaucoup plus simple de Copernic. Dans ce nouveau système, le Soleil est placé au centre et tous les planètes, y compris la Terre, tournent autour de lui. La Terre elle-même tourne sur son axe chaque jour, ce qui explique l’alternance du jour et de la nuit. Au fil de la discussion, la Marquise s’émerveille de cette élégante simplicité qui « économise » des mécanismes célestes inutiles. Elle s’inquiète toutefois : si la Terre bouge, pourquoi ne le sent-on pas ? Le narrateur la rassure par des comparaisons concrètes et même morales – par exemple, un mouvement constant et naturel passe inaperçu, tout comme on ne sent pas son propre amour-propre tant il est omniprésent. La Marquise taquine alors son guide sur ces digressions philosophico-poétiques, mais elle comprend l’idée : nous participons au mouvement de la Terre, c’est pourquoi il nous échappe. Convaincue en fin de soirée, elle admet que la nuit étoilée prend un nouveau sens maintenant qu’elle sait notre planète en rotation autour du Soleil.
Le deuxième soir, la conversation reprend avec entrain. Au matin, la Marquise a plaisanté qu’elle avait « dormi en tournant » aussi bien que si elle eût été Copernic lui-même. Une fois débarrassés des visiteurs du jour, les deux protagonistes reviennent le soir sous le ciel. La Marquise, qui a bien assimilé les révolutions de la Terre et des planètes, veut désormais du neuf. Le narrateur la met alors au défi d’accepter une idée encore plus surprenante : la Lune est une terre comme la nôtre, sans doute habitée elle aussi. La Marquise avoue n’en avoir entendu parler que comme d’une folle spéculation. Avec prudence, le narrateur présente cette hypothèse non comme une certitude absolue, mais comme une opinion défendable. Il avance des arguments ingénieux : il la prie d’imaginer un Parisien n’ayant jamais quitté sa ville et observant au loin le village de Saint-Denis – sous prétexte qu’il n’y voit aucune activité, conclurait-il que personne n’y habite ? Bien sûr que non. De même, l’absence de perception directe des Lunaires (les habitants hypothétiques de la Lune) ne prouve pas qu’ils n’existent pas. Intriguée, la Marquise demande ce qu’on sait vraiment de la Lune. Le narrateur répond que les astronomes, « voyageurs avec leurs télescopes », ont déjà cartographié notre satellite : ils y ont distingué des taches sombres et claires, identifié des mers, des continents, des montagnes très hautes et des cratères profonds. Il mentionne même que l’illustre astronome Cassini a aperçu sur la Lune une forme sinueuse qui pourrait bien être le cours d’une grande rivière. On a donné des noms à ces lieux lunaires – certains portent ceux de savants comme Copernic ou Galilée, d’autres des appellations poétiques telles que la Mer des Pluies ou le Promontoire des Songes. La description est si détaillée qu’un savant transporté sur la Lune pourrait presque s’y orienter comme dans Paris ! Ces faits concrets rendent l’idée d’une « Terre dans le ciel » beaucoup plus vraisemblable aux yeux de la Marquise. Elle en vient à imaginer avec malice que, tout comme des humains ont autrefois adoré la Lune par ignorance, peut-être y a-t-il sur la Lune des êtres qui adorent notre Terre – nous serions alors agenouillés les uns devant les autres sans le savoir. Les deux interlocuteurs rient de ces symétries cocasses, tout en reconnaissant que l’ignorance a partout engendré des mythes. À la fin de la deuxième soirée, le narrateur insiste toutefois sur la différence entre une hypothèse séduisante et une vérité prouvée. Il admet, avec un clin d’œil pédagogique, qu’il a peut-être défendu l’idée des Lunaires plus pour exercer l’esprit de la Marquise que par conviction personnelle. Soulagée de ne pas avoir à gober trop vite une « chimère », elle part se coucher l’esprit tranquille – mais visiblement, la graine de l’idée a pris en elle.
Le troisième soir, la Marquise est impatiente de poursuivre. Dès la tombée de la nuit, ils retournent au parc, désormais transformé en « lieu consacré à nos conversations savantes ». Le narrateur feint alors de revenir sur l’habitation de la Lune : avec un air sérieux, il annonce qu’en y réfléchissant, il a trouvé une raison qui compromettrait l’existence des Lunaires. Stupéfaite et un peu vexée, la Marquise refuse qu’il balaye ainsi l’idée à laquelle elle s’était déjà attachée. « Vous ne vous jouerez point ainsi de moi, s’écrie-t-elle, […] vous m’avez fait croire les habitants de la Lune… je les croirai ! » Elle veut que la discussion aille de l’avant, pas en arrière. Amusé et secrètement satisfait de voir son élève revendiquer cette hypothèse, le narrateur cède et continue d’explorer avec elle ce que pourrait être ce « monde de la Lune ». Ils discutent des conditions particulières qui y règnent : l’absence d’air respirable, la faible gravité, l’alternance lente du jour et de la nuit lunaire (puisque la Lune montre toujours la même face à la Terre), autant de contraintes qui exigeraient des habitants bien différents de nous. Le narrateur avoue qu’imaginer l’apparence et le mode de vie exacts de ces Lunaires dépasse leur imagination – après tout, même les rêves de la Marquise restent peuplés de figures humaines trop familières. Pour élargir son horizon, il lui raconte alors un phénomène bien terrestre mais extraordinaire : l’organisation des abeilles dans la ruche. La Marquise, qui n’en avait qu’une notion vague, s’émerveille en apprenant l’existence d’une reine, de faux-bourdons oisifs, d’ouvrières infatigables, de cette vie communautaire si réglée qu’elle semble d’un autre monde. « Voyez, conclut-il, en transposant sur une autre planète des choses qui se passent ici, on obtiendrait des bizarreries qui paraîtraient extravagantes et qui pourtant seraient bien réelles. » Autrement dit, la nature sur Terre recèle déjà assez de merveilles pour nourrir l’imagination quand il s’agit de concevoir la diversité de la vie ailleurs. Forts de ce constat, ils conviennent que toutes les planètes pourraient être habitées par des créatures adaptées à chacune. Le narrateur écarte cependant un cas : le Soleil. Ce brillant astre, selon lui, ne peut abriter d’habitants – personne ne pourrait soutenir son éclat ni sa chaleur sans être aussitôt aveuglé ou consumé. « Le Soleil, dit-il en souriant, ne serait qu’un séjour d’aveugles ! » Ainsi, l’on peut peupler en pensée toutes les planètes sauf le Soleil. La Marquise, désormais convaincue que la Terre n’est qu’un monde parmi d’autres, demande à parcourir en imagination ce grand “voisinage” planétaire.
Le quatrième soir est consacré à cette excursion dans le système solaire. Les deux protagonistes font tour à tour le portrait des cinq autres planètes connues : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Fontenelle mêle habilement les données astronomiques de son époque et de joyeuses spéculations. On apprend ainsi que Mercure, tout proche du Soleil, doit être un monde brûlant où le jour est d’une intensité extrême. Peut-être ses habitants, s’il en existe, vivent-ils dans une quasi pénombre pour échapper à la fureur de l’astre. Vénus, quant à elle, est presque jumelle de la Terre par sa taille. Elle accomplit sa révolution autour du Soleil en environ huit de nos mois. Vue de Vénus, la Terre brillerait dans le ciel exactement comme Vénus le fait dans le nôtre, en « étoile du matin » ou « du berger ». La Marquise ne manque pas de remarquer avec malice que notre Terre, pour les Vénusiens, pourrait jouer le rôle de l’astre de l’amour – ce petit point clair et charmant qui présiderait à leurs romances. Elle imagine volontiers Vénus comme une planète à l’atmosphère de galanterie, où chaque habitant serait un tendre Céladon vivant dans une pastorale perpétuelle. Le narrateur accueille sa fantaisie mais tempère aussitôt : si Vénus est si belle à nos yeux, c’est peut-être parce que, de près, c’est un monde chaotique. Les astronomes ont observé sur Vénus un amas de montagnes bien plus hautes et pointues que les nôtres, une surface âpre et desséchée – et c’est cette topographie accidentée qui la rend si brillante en réfléchissant intensément la lumière du Soleil. En comparaison, la Terre, avec son relief plus doux et ses océans qui absorbent la lumière, serait sans doute moins éclatante vue de loin. La Marquise s’en désole en riant : dommage, car notre Terre mériterait bien d’être elle aussi un astre poétique inspirant l’amour quelque part dans le ciel ! Ils passent ensuite à Mars, la planète rouge. Plus petite que la Terre et plus lointaine du Soleil, elle complète le tour du Soleil en environ deux de nos années. Sa teinte rouge feu intrigue : le narrateur évoque la planète du dieu de la guerre, ce qui amène les deux complices à s’imaginer gentiment des Martiens peut-être un peu belliqueux ou ardents, à l’image de leur planète couleur de braise. Vient le tour de Jupiter, géant majestueux du système solaire. Jupiter est bien plus gros que la Terre et gravite bien plus loin, en douze ans environ. Il possède, fait notable, quatre lunes qui lui tournent autour – tout un cortège, comme un petit système solaire en miniature. Le narrateur souligne que ces « satellites » (nouveau mot savant que la Marquise apprend) prouvent encore que la Terre n’est pas unique : autour d’un autre monde, d’autres astres tournent comme la Lune autour de nous. Vues de Jupiter, ces lunes offrent sûrement des spectacles de multiple petites « lunes » dans le ciel nocturne, et peut-être éclairent-elles assez ses nuits gigantesques. Quant aux habitants de Jupiter, s’ils existent, ils vivraient dans un monde colossal et un peu lent (le jour de Jupiter, c’est-à-dire sa rotation sur lui-même, est connu pour durer plus de dix heures, et non vingt-quatre comme chez nous, ce qui est paradoxal : malgré sa taille, Jupiter tourne très vite sur son axe). La Marquise plaisante : de si grands personnages (au propre comme au figuré) doivent avoir des pensées bien au-dessus des nôtres ! Enfin, Saturne clôt le voyage. Encore plus éloignée (près de trente années pour faire le tour du Soleil) et mystérieuse, Saturne intrigue par ses particularités. On sait déjà, explique le narrateur, qu’elle est entourée d’un anneau plat et mince et accompagnée de plusieurs lunes. L’existence de cet étrange anneau – qu’on a d’abord pris pour deux lunes de part et d’autre de la planète avant de comprendre qu’il s’agissait d’un disque – laisse la Marquise rêveuse : quel spectacle cela doit être, depuis la surface de Saturne, qu’un large arc brillant traversant le ciel ! Ils imaginent volontiers que Saturne, plus froide et baignée d’une lumière solaire très faible (seulement un centième de celle que reçoit la Terre), a des habitants mélancoliques ou du moins fort tranquilles, sous la pâle lueur de ses anneaux.
Après ce tour d’horizon enchanteur, la Marquise ressent de la gratitude d’être ici. Elle se dit comblée d’avoir la Terre pour demeure, une planète tempérée, ni trop chaude ni trop froide, où la vie est agréable. Elle remercie presque le hasard cosmique de l’avoir placée dans ce « tourbillon » (vortex)-ci plutôt qu’un autre. Son interlocuteur sourit de ce trait de caractère : elle sait apprécier la moindre chose, même la plus commune comme la position de la Terre, comme un bonheur. Cela montre combien elle a fait sienne l’idée que notre monde n’est qu’un parmi d’autres : elle aurait pu naître ailleurs dans l’univers ! Le quatrième entretien s’achève sur la promesse de révélations encore plus grandioses le lendemain. En effet, le narrateur l’annonce : le prochain soir, on parlera des étoiles fixes, et cela « surpassera tout ce qu’elle a vu jusque-là ». La Marquise, déjà émerveillée par les planètes, attend avec impatience de percer le secret des étoiles.
Le cinquième soir tient cette promesse. Fontenelle aborde la question des étoiles fixes, ces milliers de points brillants éparpillés dans le firmament nocturne. Dès le début, il guide la Marquise vers une idée révolutionnaire : et si ces étoiles lointaines n’étaient autres que des Soleils ? Des soleils semblables au nôtre, mais incroyablement lointains, si bien que leur lumière nous parvient faible, comme de petites flammes? Pour appuyer cette thèse, il explique que les étoiles ne peuvent pas être de simples reflets de notre Soleil sur quelque surface lointaine : à des distances aussi prodigieuses (il avance des chiffres inimaginables, des dizaines de milliers de fois la distance de la Terre au Soleil !), les rayons du Soleil nous arriveraient presque nuls et un astre qui ne ferait que les refléter serait invisible. Si pourtant nous voyons ces étoiles briller d’une lumière vive, c’est qu’elles brillent par elles-mêmes. Autrement dit, ce sont autant de soleils. La Marquise est stupéfaite : chaque étoile un soleil ? Donc potentiellement chaque étoile entourée de planètes comme le nôtre ? L’univers tout entier se peuplerait ainsi d’innombrables mondes ! Son guide acquiesce et poursuit en élargissant toujours plus son propos. Il révèle qu’avec les lunettes d’approche (télescopes), les astronomes ont découvert bien plus d’étoiles que ne peut en percevoir l’œil nu. Là où nous n’en voyons qu’une douzaine dans une constellation, l’instrument en dévoile des centaines. Et cette blancheur laiteuse qu’on voit par une belle nuit – la Voie lactée – n’est en réalité rien d’autre qu’une multitude innombrable d’étoiles entassées. Il la compare à une « fourmilière d’astres », ou à un semis de « graines de mondes » si denses qu’elles forment un voile lumineux continu. Avec un humour audacieux, il imagine que dans certaines régions de la Voie lactée, les étoiles (et donc les mondes qui tournent autour) sont si proches les uns des autres qu’un oiseau pourrait voler de l’un à l’autre aisément, ou qu’on pourrait dresser des pigeons à porter des lettres de planète en planète ! Ces images fantaisistes font sourire la Marquise, mais elles servent surtout à lui faire toucher du doigt l’immensité du cosmos. Elle en est éblouie, et aussi un peu accablée : que représente notre petit globe terrestre face à ces myriades de mondes ? Se sentant presque écrasée par l’infini, la Marquise finit par demander grâce – elle se « rend », dit-elle en plaisantant, vaincue par tant de merveilles et de « tourbillons » (ces systèmes d’étoiles et de planètes). Le narrateur, en bon pédagogue, sait qu’il a atteint la limite de ce que son élève peut absorber en une soirée. Il conclut donc le cinquième entretien en douceur. Ils reconnaissent ensemble que l’esprit humain, quoique puissant, a du mal à concevoir un univers si vaste. La Marquise mesure le chemin parcouru en quelques nuits : elle qui, cinq jours plus tôt, pensait la Terre immobile et unique centre du monde, se retrouve maintenant à imaginer d’innombrables soleils et des mondes sans fin. « Que le ciel nocturne me semblera différent désormais ! » confie-t-elle. Elle ajoute, dans un demi-sourire, qu’elle a désormais « dans la tête tout le système de l’univers » et qu’en quelque sorte elle se sent devenue un peu savante. Fontenelle approuve en riant : oui, raisonnablement savante, dit-il, tout en soulignant qu’elle a gagné le droit… de tout remettre en doute si le cœur lui en dit ! Ce savoir qu’il lui a transmis n’oblige à aucune croyance aveugle : c’est une vision du monde offerte à son esprit critique. En guise de remerciement, il ne lui demande qu’une chose : que jamais plus elle ne regarde le Soleil, la Lune ou les étoiles sans penser à lui, son compagnon de voyage cosmique. Sur ce galant trait d’esprit, la cinquième soirée prend fin.
Le livre comportait initialement ces cinq entretiens, mais un sixième soir vient s’y ajouter plus tard, comme une sorte de postface vivante. Fontenelle y raconte que longtemps après ces conversations estivales, il revit la Marquise et constata combien cette aventure intellectuelle l’avait marquée. En son absence, la Marquise avait évoqué devant d’autres personnes les idées qu’il lui avait enseignées – en particulier, elle avait soutenu avec candeur que « toutes les planètes sont habitées ». Or, cette déclaration étonna ses interlocuteurs. Deux hommes d’esprit, très brillants mais peut-être un peu moqueurs, lui avaient rendu visite et la Marquise, fière de ses nouvelles connaissances, n’avait pu s’empêcher de partager sa conviction sur la pluralité des mondes. L’un de ces hommes crut qu’elle plaisantait et refusa de la prendre au sérieux, pensant qu’une femme aussi intelligente ne pouvait réellement adhérer à une idée si extravagante. L’autre, moins poli, la crut… et la jugea sans doute un peu folle de croire cela sérieusement. En bref, au regard de ces messieurs, la Marquise a fait figure soit d’espiègle qui se moque, soit de naïve égarée. Un peu vexée, elle reproche donc gentiment à Fontenelle de l’avoir « entêtée » d’une idée qui la fait passer pour dérangée auprès des gens du monde. Fontenelle rit de bon cœur et lui répond que ces auditeurs n’étaient tout simplement pas prêts pour de telles idées. Il la conseille sur l’art de parler de ces sujets : avec des esprits légers qui ne veulent pas raisonner sérieusement, mieux vaut plaisanter des habitants des planètes que d’affirmer leur existence avec gravité. « Contenons-nous d’être une petite troupe choisie qui y croit, sans divulguer nos mystères au peuple », dit-il en substance. La Marquise s’étonne qu’il ose traiter de « peuple » deux hommes si fins. Mais Fontenelle distingue l’esprit vif de l’esprit profond : ceux qui brillent en société ne sont pas forcément ceux qui creusent les questions sérieuses. Chacun méprise ce qui lui manque, ajoute-t-il : les raisonneurs taxeront de “peuple” les beaux esprits frivoles, et ces derniers tourneront en ridicule les raisonneurs trop austères. Bref, la Marquise comprend qu’il faut adapter son discours selon l’auditoire – une leçon de prudence après l’enthousiasme du partage.
Une fois ce malentendu dissipé, le narrateur profite de ce sixième entretien pour conforter la Marquise dans ses nouvelles connaissances et les compléter par des « pensées nouvelles » et les dernières découvertes astronomiques. Il rappelle par exemple qu’autour d’eux, beaucoup de gens restent prisonniers de la superstition. N’a-t-on pas vu, dit-il, dans les Indes orientales, des peuples entiers plonger dans les rivières pendant les éclipses, persuadés qu’un dragon céleste menace le Soleil ou la Lune et qu’en priant dans l’eau sacrée ils aideront les astres à se défendre ? En Amérique aussi, autrefois, on croyait le Soleil et la Lune en colère durant une éclipse et l’on multipliait les rites pour les apaiser. Même les anciens Grecs, pourtant raffinés, imaginaient que des sorcières pouvaient « décrocher » la Lune du ciel lors des éclipses pour en recueillir des filtres magiques. Et il y a peu de temps encore, ajoute Fontenelle, nos propres compatriotes en France ont été affolés par une éclipse totale de Soleil : il n’y a qu’une cinquantaine d’années, lors d’une éclipse vers 1706, une multitude de gens effrayés s’enfermèrent dans des caves, et les savants eurent beau écrire pour expliquer le phénomène, la peur l’emporta. La Marquise se souvient en effet de ce récit. Ces anecdotes édifiantes la rassurent sur un point : à côté de ces croyances irrationnelles, son idée des planètes habitées ne lui paraît plus si extravagante. Au moins, elle, s’appuie sur des raisonnements et des observations pour croire à ces mondes lointains !
La discussion s’oriente alors sur la nature des preuves et des certitudes en science. La Marquise avoue être un peu troublée par le statut de vérité de tout ce qu’elle a appris : certaines choses, comme le mouvement de la Terre, lui semblent désormais sûres et certaines, tandis que d’autres, comme l’existence des habitants sur les autres planètes, restent au stade de forte probabilité sans preuve directe. Comment ordonner tout cela dans son esprit ? Fontenelle la félicite de cette nuance. Il compare l’esprit à une horloge : les esprits ordinaires distinguent seulement l’heure juste ou l’heure fausse (le faux du vrai), tandis que les esprits fins sont capables d’apprécier les minutes, c’est-à-dire les degrés de vraisemblance. Il l’invite donc à “classer” l’idée des planètes habitées non pas comme une certitude absolue, mais comme une hypothèse très plausible, soutenue par tous les indices disponibles. « Placez-les un peu au-dessous de l’existence d’Alexandre le Grand, mais au-dessus de bien des faits historiques mal prouvés », suggère-t-il en souriant. Rassurée de pouvoir croire sans dogmatisme, la Marquise acquiesce : elle aime qu’on « arrange ses idées ». Elle en profite pour taquiner Fontenelle – pourquoi ne pas lui avoir tout de suite expliqué la différence entre certitude et probabilité ? Il répond qu’il voulait justement qu’elle chemine d’elle-même, sans s’encombrer trop tôt de ces distinctions. D’ailleurs, ajoute-t-il, ce n’est pas grave si elle croit « un peu plus ou un peu moins qu’il ne faudrait » à telle ou telle idée : l’important est qu’elle ait ouvert son esprit. Il parie même qu’elle ne croit pas encore tout à fait aussi fermement qu’elle le devrait au mouvement de la Terre. La Marquise s’offusque gentiment : sur ce point, assure-t-elle, elle a la foi scientifique la plus complète – oui, désormais elle croit dur comme fer que la Terre tourne ! Satisfait, Fontenelle révèle alors qu’il ne lui a pas encore tout dit : il existe encore une raison, la meilleure de toutes, de croire au mouvement de la Terre. La Marquise s’écrie, faussement indignée : « Quelle trahison de m’avoir fait croire des choses avec des preuves moins fortes, alors qu’il y en avait de meilleures ! » Était-ce parce qu’il la jugeait incapable de comprendre les raisons solides ? Fontenelle proteste : il avait choisi des explications douces et imagées pour ne pas l’accabler de technique, mais si Madame le souhaite, il va maintenant la traiter « en docteur » et lui exposer la grande preuve en question. La Marquise, avide de ne plus rien ignorer, insiste pour entendre ce nouvel argument. Fontenelle développe alors, en conclusion de ce sixième soir, la démonstration la plus rigoureuse à sa disposition : il s’agit très probablement de la preuve tirée de l’aplatissement de la Terre aux pôles et de son renflement à l’équateur (phénomène prévu par la théorie de la rotation terrestre et confirmé par des mesures géodésiques récentes). En termes simples mais robustes, il explique que la Terre n’est pas parfaitement ronde, mais légèrement « ovalisée » par la force centrifuge due à sa rotation. Une telle différence de forme et de poids (on pèse un peu moins lourd à l’équateur qu’aux pôles) ne s’explique que si notre globe tourne sur lui-même. Cette preuve physique, incomprise du commun des mortels, achève de convaincre définitivement la Marquise : non seulement la Terre tourne, mais la science le démontre de façon tangible. Elle se sent fière d’avoir pu suivre jusqu’au bout ce raisonnement de savant.
Ainsi se clôt Entretiens sur la pluralité des mondes. À travers ces six soirées d’échanges brillants, la jeune Marquise est passée de la curiosité à un véritable éveil scientifique. Sans formule ni dogme, mais avec des images, de l’humour et beaucoup de logique, Fontenelle lui a fait franchir les étapes de la connaissance astronomique moderne de son temps. Partie du petit château et du parc familier, son esprit voyage désormais parmi les planètes et jusqu’aux étoiles lointaines. La leçon finale qu’elle en retire est double : d’une part, l’univers est infiniment plus vaste et peuplé qu’elle ne l’imaginait, et d’autre part, il faut garder mesure et discernement dans ses croyances, en accordant aux théories un degré d’adhésion proportionnel aux preuves disponibles. En d’autres termes, Fontenelle lui a transmis non seulement un savoir cosmique, mais aussi un esprit philosophique critique. La Marquise, enchantée, restera sans aucun doute fidèle à cette vision du ciel qui la fait désormais rêver « avec raison ».
📑 Résumé par soirée
Préface
Fontenelle ouvre son ouvrage par une préface où il expose son ambition : parler de sciences (et en particulier d’astronomie) en français, de manière claire et plaisante, afin de toucher un public non spécialiste. Il se compare modestement à Cicéron qui, en son temps, avait introduit la philosophie grecque auprès des lecteurs latins. Comme lui, Fontenelle veut rendre accessibles des connaissances difficiles dans la langue du grand public. Mais il admet ne pas avoir l’autorité de Cicéron : son entreprise est risquée, car en cherchant un équilibre entre la rigueur savante et la légèreté mondaine, il craint de n’être pleinement approuvé ni des érudits ni des gens du monde. Qu’importe, il assume ce « milieu » délicat. Il prévient d’ailleurs les lecteurs instruits qu’ils n’apprendront rien de nouveau ici – son but n’est pas de faire avancer la science, mais de la divulguer. À ceux en revanche pour qui les matières célestes sont inconnues, il promet un plaisir mêlé d’apprentissage. Bref, la préface prépare le lecteur à un ouvrage de vulgarisation avant l’heure, où l’exactitude ne sera pas sacrifiée, mais où la présentation sera volontairement vivante et imagée.
Premier soir
Le décor de la conversation est planté : le narrateur, qui représente Fontenelle lui-même, séjourne chez une Marquise à la campagne. C’est une jeune veuve intelligente et curieuse, à qui il va expliquer progressivement les secrets de l’univers. Les deux personnages discutent le soir, après le souper, en se promenant dans le parc du château sous un ciel étoilé. Lors de cette première soirée, le narrateur commence en douceur, profitant de la beauté tranquille de la nuit. La Lune s’est levée et diffuse sa lueur argentée à travers les arbres, tandis que le ciel, parfaitement dégagé, laisse voir d’innombrables étoiles scintillantes. La Marquise fait remarquer combien la nuit, avec sa « beauté brune » douce et touchante, l’emporte en charme sur le jour à la « beauté blonde » et éclatante. Saisissant la perche, le narrateur l’invite à contempler ce spectacle céleste : n’est-il pas merveilleux ? Peu à peu, il oriente la conversation vers la structure de l’univers. Plutôt que d’asséner des faits, il suscite la curiosité de son élève. Il évoque d’abord les Anciens et leurs explications compliquées : autrefois, dit-il, on imaginait toute sorte de sphères et de « cieux » solides pour porter les astres autour de la Terre. Les philosophes grecs avaient conçu une mécanique céleste très lourde, avec des épicycles, des cercles dans des cercles, pour expliquer les mouvements des planètes. Le résultat était un système où la petite Terre se croyait importante, trônant immobile au centre de l’univers, tandis que le Soleil, la Lune et les étoiles tournaient autour d’elle, portés par d’invisibles orbes de cristal. La Marquise, qui a certainement entendu parler de ce vieux modèle géocentrique, reconnaît que tout cela lui paraît bien confus et artificiel. Le narrateur la comprend : la nature ne devrait-elle pas plutôt faire simple, avec un « grand dessein exécuté à peu de frais » ? Il attise son envie de découvrir un système plus élégant, plus économique en mouvements. La Marquise s’avoue prête à écouter – son imagination se plaira à une version allégée de l’univers.
C’est alors que le narrateur introduit le système de Copernic, cet « Allemand » audacieux du siècle précédent qui a tout renversé. Avec un enthousiasme communicatif, il décrit comment Copernic, animé d’une « noble fureur d’astronome », a eu l’audace de déplacer la Terre du centre du monde. D’un geste mental hardi, Copernic brise les sphères et balaye les mécanismes superflus. Il installe le Soleil au centre de l’univers, place d’honneur qui lui était due, et fait tourner toutes les planètes autour de lui. La Terre elle-même est promue au rang de planète : elle tourne autour du Soleil comme les autres, et en prime, elle tourne aussi sur elle-même chaque jour. Ainsi, pour punir la Terre de s’être crue immobile pendant si longtemps, Copernic la « charge » de tous les mouvements dont on l’avait défaite auparavant ! Dans ce nouveau système héliocentrique, la Lune reste le seul astre qui continue de tourner autour de la Terre – elle en est le satellite – mais tout le reste (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, alors les cinq planètes connues) orbite autour du Soleil. Le narrateur énumère à la Marquise ces planètes dans l’ordre à partir du Soleil, pour bien fixer les idées : d’abord Mercure, puis Vénus, la Terre ensuite, puis Mars, Jupiter et enfin Saturne, bien plus lointaine. Il lui fait observer que plus une planète est éloignée du Soleil, plus grand est le cercle qu’elle décrit autour de lui : Saturne, tout à l’extérieur, met ainsi beaucoup plus de temps à faire un tour complet (on apprendra plus tard que Saturne met environ 30 ans à tourner autour du Soleil, contre 1 an pour la Terre).
La Marquise écoute, fascinée mais un peu égarée par tant de changements. Elle le coupe un instant : l’ardeur avec laquelle son ami a présenté Copernic était telle qu’elle craint d’avoir manqué une partie de l’explication. Récapitulons, dit-elle : « Le Soleil est au centre, immobile… après lui qu’est-ce qui suit ? » Le narrateur reprend posément le fil, répétant patiemment la structure du système solaire. Il veille à ce qu’elle la mémorise bien : Mercure en premier autour du Soleil, puis Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne en dernier. Il ajoute que ce n’est pas qu’une belle construction théorique : des observations récentes confirment ce modèle. Par exemple, on a remarqué que Vénus et Mercure présentent des phases (comme la Lune) et qu’elles passent parfois devant le Soleil, ce qui n’est possible que si elles tournent autour de lui et non autour de la Terre. De même, l’étude des comètes a montré qu’elles traversent librement le ciel dans toutes les directions ; si le ciel était fait de ces fameuses sphères solides, les comètes auraient brisé le « cristal des cieux » à chaque passage ! Il a donc bien fallu accepter que les planètes flottent dans un espace vide ou fluide – plus de coquilles dures pour les porter. Tous ces faits ont rendu l’ancien système géocentrique intenable et la plupart des savants ont fini par se rallier à Copernic.
Ces explications, encore abstraites pour la Marquise, laissent cependant place à des interrogations concrètes. Si la Terre se met à tourner, demande-t-elle, qu’advient-il de nous ? Ne devrions-nous pas être projetés dans l’espace ou au moins sentir ce mouvement ? Le narrateur s’attendait à cette question fort naturelle. Il l’aborde avec une comparaison simple : il rappelle que, lorsqu’on est sur un navire qui avance régulièrement, on ne sent pas le mouvement et les objets ne se renversent pas pour autant. De même, la Terre emporte tout avec elle dans son élan uniforme : nous, l’air, les océans… tout fait corps avec le mouvement, ce qui le rend indétectable pour nous. Il pousse l’analogie plus loin, de manière plus personnelle : les mouvements les plus constants sont les moins sensibles, cela vaut en physique comme en morale. Notre « amour-propre », par exemple, nous meut sans cesse, mais comme il est toujours là, on ne se rend pas compte qu’il nous fait agir – on croit souvent agir par pure raison alors que c’est l’ego qui est en jeu, parce que son action est permanente et insensible, comme la rotation terrestre. La Marquise saisit l’idée et s’amuse de cette leçon de philosophie au milieu d’un cours d’astronomie : « Ah ! vous moralisez, quand il est question de physique ; cela s’appelle bâiller ! » dit-elle en riant, signifiant qu’il la ferait presque bailler d’ennui s’il mélange trop les deux genres. Le narrateur sourit et revient à son propos plus simplement : l’essentiel est que rien ne nous expulse de la Terre en rotation, parce que nous tournons avec elle. La Marquise, rassurée et convaincue, commence à trouver très élégant ce nouveau système où la Terre n’est plus le fief immobile de l’humanité mais une humble planète tournoyante dans le ciel. Le premier soir s’achève sur cette révolution conceptuelle : la Marquise est émerveillée et un peu songeuse d’apprendre que « la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du Soleil ». Elle n’aurait jamais cru cela possible en voyant un si calme firmament, et pourtant les explications du narrateur ont éveillé en elle une envie d’en savoir plus.
Second soir
Dès le lendemain matin, la Marquise manifeste son enthousiasme naissant. Elle envoie dire au narrateur qu’elle a très bien dormi malgré la Terre qui tournait – « aussi tranquillement que Copernic lui-même » – preuve qu’elle s’est approprié l’idée avec humour. Cependant, le jour même, des visites impromptues accaparent la Marquise, selon « l’ennuyeuse coutume de la campagne » où les gens restent parfois du matin au soir. Ce n’est qu’à la nuit tombée que nos deux interlocuteurs retrouvent enfin leur liberté et retournent au parc pour poursuivre leurs entretiens. La Marquise, l’esprit vif, surprend Fontenelle par son impatience : loin de vouloir revenir sur le système qu’il lui a appris, elle le juge déjà acquis et demande avec gourmandise : « Quelle est la suite ? Quelle nouveauté allez-vous m’annoncer ce soir ? » Le narrateur, heureux de la voir aussi avide, décide de la conduire un pas plus loin dans l’audace intellectuelle. Hier, la Terre est devenue une planète parmi d’autres ; ce soir, il va s’attaquer à la Lune. Il annonce donc à la Marquise une idée qui va à l’encontre de tous les préjugés de l’époque : « la Lune est une terre comme la nôtre, et apparemment elle est habitée ».
La Marquise écarquille les yeux. Jamais, avoue-t-elle, elle n’a entendu parler sérieusement d’une « Lune habitée » : cela lui rappelle tout juste quelques folles histoires ou rêveries littéraires. Elle craint d’abord que le narrateur ne se moque d’elle ou ne l’entraîne sur un terrain trop fantaisiste. Mais celui-ci la rassure : non, il ne dit pas cela en l’air. Disons plutôt, propose-t-il prudemment, qu’il s’agit d’une hypothèse qu’on peut défendre par des raisons valables. Il ne prétend pas l’imposer comme une vérité révélée, mais il invite la Marquise à la considérer sérieusement et à juger elle-même. Intriguée, elle accepte le jeu : soit, supposons que la Lune soit une autre Terre, quelles preuves en aurait-on ?
Le narrateur commence par un raisonnement par analogie. Il demande à la Marquise d’imaginer une situation cocasse : un bourgeois de Paris qui n’est jamais sorti de sa ville monte en haut des tours de Notre-Dame et, regardant vers l’horizon, aperçoit la petite ville de Saint-Denis. On lui demande s’il croit que Saint-Denis est habitée comme Paris. Le bonhomme répondrait que non, bien sûr : il voit les habitants de Paris, mais là-bas à Saint-Denis il n’en voit aucun, donc il suppose qu’il n’y en a point, et d’ailleurs personne autour de lui n’a jamais rencontré un seul habitant de Saint-Denis. La Marquise sourit : évidemment, ce Parisien se tromperait lourdement, confondant l’ignorance et la réalité. Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas quelque chose qu’elle n’existe pas. « Justement ! répond le narrateur. Nous sommes tous ce bourgeois de Paris vis-à-vis de la Lune. À l’œil nu, nous ne distinguons pas de “Lunaires”, et nous n’avons jamais eu de leurs nouvelles directes… mais cela ne prouve rien du tout quant à l’existence de peuples sur la Lune. » C’est là un premier argument, négatif mais frappant : l’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence.
La Marquise est sensible à cette comparaison : elle admet qu’après tout, pendant des siècles on a ignoré l’existence des antipodes sur notre propre globe (ces peuples de l’autre côté de la Terre qu’on croyait impossibles parce qu’« ils auraient la tête en bas et les pieds en haut » !), et puis un jour on les a découverts. De même, on a longtemps dessiné des monstres marins aux confins des cartes du monde connu, faute de savoir ce qui s’y trouvait vraiment. Alors, pourquoi pas d’autres habitants sur la Lune, que nous n’avons pas encore les moyens d’observer directement ? Elle se montre de plus en plus ouverte à cette idée, d’autant que, fait remarquer son interlocuteur, ce ne serait qu’une suite logique : hier, elle a accepté que la Terre n’est qu’une planète comme les autres ; or, on voit bien que la Lune est un corps semblable à la Terre. La Lune brille parce qu’elle est éclairée par le Soleil, elle traverse des phases (nouvelle lune, croissant, pleine lune) tout comme la Terre doit en montrer aux Lunaires. D’ailleurs, ajoute-t-il, imaginons un instant que la Lune soit habitée : quelle vision auraient ses habitants ? Ils verraient dans leur ciel une grosse étoile changeante – notre Terre ! – qui leur montrerait tantôt une face brillante, tantôt disparaîtrait. Peut-être même certains Lunaires auraient-ils spéculé que cette lumière provient d’un Soleil caché éclairant une moitié de la Terre… Ce miroir conceptuel amuse la Marquise. Elle en vient à penser que Terriens et Lunaires pourraient bien être deux peuples s’ignorant mutuellement, chacun fantasmant un peu sur l’autre. Elle plaisante : « Je croirais volontiers que, tout comme ici-bas des hommes ont adoré la Lune, là-bas il y en ait qui adorent la Terre, et que nous soyons ainsi à genoux les uns devant les autres ! » Cette saillie la fait rire, et le narrateur rit aussi de bon cœur. Mais la Marquise poursuit par un trait plus sérieux : « Dans ce cas, dit-elle, nous pourrions bien prétendre exercer sur la Lune ces fameuses influences dont parlent les astrologues, et donner des “crises” à leurs malades… » Elle fait allusion aux croyances populaires et médicales selon lesquelles la Lune influe sur les maladies, les récoltes, les marées, etc. Si la Lune est un monde, notre Terre pourrait de même influencer les Lunaires. Elle reconnaît cependant qu’avec “un peu d’esprit et d’habileté”, les habitants de la Lune ne tarderaient pas à démonter toutes ces idées superstitieuses – tout comme nous avons fini par comprendre rationnellement les éclipses et les marées. Au fond, ajoute-t-elle, « je crains toujours que nous n’ayons quelque désavantage » : elle craint en souriant que nous soyons plus ignorants qu’eux ! Le narrateur la rassure sur ce point : « Ne craignez rien, Madame, il n’y a pas d’apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l’univers. L’ignorance, voyez-vous, est très bien partagée partout… » Autrement dit, inutile de complexer : la bêtise est sans doute aussi répandue sur la Lune que sur la Terre. Ce trait d’humour complice achève de dédramatiser l’idée d’autres peuples lunaires : ni dieux ni monstres, ce seraient peut-être juste des êtres aussi imparfaits que nous.
Jusque-là, la discussion a tourné autour de raisonnements et de conjectures. La Marquise, qui n’est pas dupe, pose alors la question des faits. D’accord, dit-elle, l’idée semble possible, mais qu’est-ce qu’on a comme indices concrets à l’appui ? N’existe-t-il pas des « nouvelles sûres » de la Lune, venant de nos savants ? Le narrateur est heureux qu’elle pose la question en ces termes. Oui, répond-il, nous avons même un commencement de connaissance directe de la Lune, grâce aux astronomes. Ces « savants qui voyagent tous les jours avec des lunettes d’approche » ont en effet beaucoup observé la surface lunaire. Ils sont capables de décrire ses principales formations. Il explique à la Marquise comment on distingue, vu de la Terre, les zones sombres (que l’on a appelées des mers ou des lacs, car elles réfléchissent moins la lumière du Soleil) et les zones claires (les terres émergées, renvoyant davantage de lumière). On a repéré également de gigantesques montagnes lunaires, hautes parfois de plusieurs milliers de mètres, ainsi que des cratères et des précipices profonds. Même sans aller sur place, les télescopes permettent de dresser de véritables cartes lunaires. Fontenelle cite un exemple marquant : Giovanni Domenico Cassini, astronome du roi Louis XIV, a observé sur la Lune une sorte de ligne sombre sinueuse qui se coupe puis se rejoint, pour finir dans une espèce de puits. Aux yeux des savants, cela ressemble fort au tracé d’un fleuve avec ses bras et son embouchure. Peut-être est-ce effectivement une grande rivière lunaire, coulant dans un cratère ? Quoi qu’il en soit, l’accord est tel entre les différents observateurs qu’on a pu nommer les régions de la Lune. Le narrateur cite quelques toponymes lunaires pour la divertir : il y a un mont Copernic, un cratère Archimède, un autre Galilée, mais aussi des appellations romantiques comme la Mer de la Tranquillité, la Mer des Pluies, la Mer du Nectar ou la Mer des Crises (les savants ont parfois de la poésie !). En somme, la Lune est désormais un monde cartographié en détail – si l’on pouvait s’y transporter par miracle, on s’y repérerait presque aussi bien que dans les rues de Paris, conclut-il. La Marquise est impressionnée. Elle s’exclame qu’elle aimerait en savoir encore davantage : « comment est fait le dedans du pays ? » demande-t-elle, c’est-à-dire qu’elle voudrait presque qu’on lui décrive la vie sur place. Hélas, répond le narrateur, au-delà de la géographie visible, tout n’est que conjecture. On ignore s’il y a de l’eau liquide réellement, une atmosphère, et bien sûr aucune trace directe d’êtres vivants ne peut être vue à cette distance.
La Marquise réfléchit. Elle avoue au narrateur qu’il l’a presque persuadée : la Lune ressemble terriblement à la Terre, on y voit des « terres », des « mers », des montagnes… Pourquoi n’y aurait-il pas aussi des habitants, adaptés à ce monde-là ? Cependant, elle hésite à y croire pleinement, car après tout cela reste une hypothèse, aussi séduisante soit-elle. Le narrateur, diplomate, ne la brusque pas. Il lui indique que chacun est libre de classer cette idée comme il le sent : elle peut la juger simplement vraisemblable sans y souscrire tout à fait, ou bien s’y rallier provisoirement. Lui penche pour l’existence des Lunaires, mais, ajoute-t-il prudemment, il ne « prend parti que comme on en prend dans les guerres civiles » : c’est-à-dire qu’il est prêt à changer d’avis s’il le faut, selon les preuves qui apparaîtront. C’est une manière élégante de dire qu’il garde son esprit ouvert et critique. Sur ce point, la Marquise le rejoint parfaitement : l’important est d’avoir exploré la possibilité. La fatigue de la journée aidant, elle sent que c’est assez pour ce soir. Cependant, quelque chose en elle a changé : loin de rejeter l’idée comme une « folie », elle est maintenant plutôt frustrée de ne pas pouvoir la confirmer totalement. Le narrateur, constatant cela, choisit de ne pas insister davantage pour ce soir. Il clôt ce deuxième entretien en beauté, en rappelant que dans l’histoire des sciences beaucoup de vérités ont d’abord été considérées comme des chimères – comme ce continent inconnu qu’étaient les antipodes, qu’on a fini par découvrir. Peut-être un jour, dit-il en souriant, arriverons-nous à connaître « jusqu’à la Lune » elle-même, mais chaque chose en son temps. « Quand nous aurons bien connu notre habitation (la Terre), il nous sera permis de connaître celle de nos voisins, les gens de la Lune. » Sur ces sages paroles, la Marquise et lui conviennent qu’il est l’heure de se retirer. En regagnant ses appartements ce soir-là, la Marquise a l’esprit en ébullition : elle ne sait plus très bien que penser de ces Lunaires, mais elle est résolue à poursuivre la discussion le lendemain.
Troisième soir
Le jour suivant, la Marquise est impatiente. À tel point que, rompant la règle qu’ils s’étaient fixée de ne discuter de tout cela qu’à la nuit tombée, elle tente d’entamer le sujet en plein jour. Fontenelle l’en dissuade gentiment : « nous ne devons confier de telles rêveries qu’à la Lune et aux étoiles », dit-il en souriant, car elles seules peuvent comprendre qu’on parle d’elles ! Il préfère attendre le calme du soir pour reprendre le fil, et la Marquise doit ronger son frein durant la journée. Enfin, la nuit venue, ils retournent dans le parc familier, sous la voûte céleste complice.
Le narrateur ouvre la conversation d’un ton faussement grave : « J’ai bien des nouvelles à vous apprendre… la Lune, que je vous disais hier habitée selon toutes les apparences, pourrait bien ne point l’être… » La Marquise se tourne vers lui, stupéfaite. Qu’a-t-il encore imaginé ? Il poursuit : « …j’ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. » Il laisse planer le doute. La Marquise fronce les sourcils : serait-il en train de ruiner l’édifice qu’il a construit la veille ? Tout de suite, elle proteste vivement : « Je ne souffrirai point cela ! Hier, vous m’aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd’hui ils ne seraient pas au monde ? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi… » Elle marque son mécontentement : il lui a fait accepter l’idée, il n’a pas le droit de la lui arracher brusquement après l’avoir tant séduite. « …Je les croirai ! » conclut-elle fermement, parlant des habitants de la Lune. Son emportement amuse le narrateur, qui éclate de rire. Il la rassure aussitôt : il n’avait pas l’intention de renier son hypothèse, seulement de tester la détermination de son élève. La Marquise se rend compte qu’il l’a taquinée, et elle rit d’elle-même. « Que vouliez-vous dire par ce péril pour les Lunaires ? » demande-t-elle tout de même, par curiosité. Fontenelle explique qu’il s’amusait à chercher des objections : par exemple, s’il n’y a vraiment pas d’air du tout sur la Lune (puisque la Lune n’a pas d’atmosphère visible, pas de nuages), comment la vie y serait-elle possible ? « Mais, ajoute-t-il, je n’en sais rien ; peut-être y a-t-il un air subtil qu’on ne voit pas, ou bien les Lunaires respirent autrement que nous… » Il montre par là que même les « périls » imaginés ne sont pas insurmontables à la réflexion. Bref, inutile de remettre en question tout ce qu’ils ont construit sur une simple crainte. La Marquise acquiesce : elle préfère continuer à explorer de l’avant.
Le narrateur et son élève se lancent donc pleinement dans l’examen de ce « monde de la Lune ». D’abord, ils récapitulent ce qui distingue la Lune de la Terre pour bien imaginer le cadre de vie : le jour lunaire dure 14 de nos jours (puisque la Lune met environ un mois à tourner sur elle-même, en montrant successivement toute sa face au Soleil), et la nuit lunaire dure autant. Donc les habitants lunaires, s’ils existent, vivraient sous un soleil de deux semaines et sous un ciel nocturne de deux semaines ! Quelle différence de rythme par rapport à nous… De plus, la pesanteur sur la Lune est bien plus faible : la Marquise a lu quelque part (ou le narrateur lui apprend) qu’un même corps y pèserait beaucoup moins lourd. Elle imagine alors avec amusement des Lunaires beaucoup plus légers et agiles, capables peut-être de faire des bonds prodigieux sous leur faible gravité. L’atmosphère pose plus de questions : s’il n’y en a pas, comme on le suppose, alors aucun son ne se propagerait sur la Lune, ce serait un monde silencieux. Les deux interlocuteurs échangent ainsi diverses spéculations sur ces conditions étranges. À chaque fois, Fontenelle insiste : la nature pourrait très bien avoir pourvu la Lune de créatures adaptées, qui ne ressemblent pas du tout à l’humanité terrestre. Après tout, pourquoi les habitants d’ailleurs seraient-ils à notre image ? Ce n’est pas parce que tous nos tableaux représentent des figures humaines que l’univers n’a pas d’autres formes possibles, souligne-t-il. La Marquise opine : la veille encore, elle rêvassait d’éventuels Lunaires en les imaginant comme de simples reflets des humains. Il faut dépasser cette limite.
Pour stimuler l’imagination de son élève tout en la basant sur du réel, Fontenelle choisit un exemple frappant tiré de l’histoire naturelle terrestre : il décide de lui raconter en détail la vie des abeilles. La Marquise connaît peu ce sujet et se prête volontiers à l’écoute. Le narrateur lui dépeint la ruche, cette société organisée autour d’une reine, où les abeilles ouvrières travaillent sans relâche, où les faux-bourdons (mâles) vivent oisivement avant d’être chassés ou tués, où tout le peuple communique par des danses et se retrouve autour de réserves de miel. Il souligne combien ces insectes ont des comportements éloignés de nos habitudes d’animaux solitaires : la ruche est comme un monde miniature avec ses lois propres. La Marquise est émerveillée, presque autant que par les mondes célestes ! « Après cela, reprend Fontenelle, vous voyez bien qu’en transportant seulement sur d’autres planètes des choses qui se passent sur la nôtre, nous imaginerions des bizarreries qui paraîtraient extravagantes et qui seraient pourtant fort réelles. » Par exemple, si l’on n’avait jamais vu d’abeilles, on aurait peine à croire qu’un tel peuple puisse exister quelque part. Et pourtant, c’est une réalité naturelle sur Terre. Alors, que pourraient être les réalités naturelles sur la Lune, sur Mars ou ailleurs ? Des choses que nous peinerions à inventer en rêve, et qui seraient pourtant leur banal quotidien. Cette leçon modeste incite la Marquise à davantage d’humilité et d’ouverture d’esprit : oui, l’univers a probablement des surprises que notre faible expérience ne nous permet pas encore d’imaginer.
Forte de ce raisonnement, elle embrasse alors pleinement l’idée qui se dessine : toutes les planètes pourraient être habitées, chacune à sa manière. Pourquoi la Terre serait-elle la seule à jouir du privilège de la vie et de la civilisation ? L’esprit ne voit plus de raison de limiter la fertilité de la nature. Si la Lune est une terre comme la nôtre, si Mars ou Vénus ont leurs particularités, chacune peut porter des habitants originaux. Fontenelle oriente la conversation dans ce sens, car c’est le thème de la soirée : « Que les autres planètes sont habitées aussi. » Bien sûr, nuance-t-il, on ne peut pas encore le prouver, mais tout porte à le croire par analogie avec la Terre. Seule exception : le Soleil. Celui-ci, rappelle-t-il, n’est pas une planète mais l’étoile centrale. La Marquise, poussant la logique jusqu’au bout, avait peut-être envie de demander : et le Soleil alors, qui nous dit qu’il n’est pas habité ? Le narrateur la devance pour écarter cette idée : le Soleil est bien trop différent, c’est un immense brasier, une source de lumière et de chaleur, et non un globe fait de terre et d’eau. « Le Soleil n’est pas fait pour être habité, encore un coup, Madame, ce serait un séjour d’aveugles ! » lance-t-il malicieusement. En effet, soit d’éventuels “Solaires” seraient immédiatement aveuglés par l’intensité de la lumière de leur monde, soit – s’ils n’en souffrent pas – c’est qu’ils ne reçoivent pas cette lumière (peut-être vivent-ils enfouis ?), et alors à quoi bon être sur le Soleil ? Non, vraiment, le Soleil n’est pas un monde comme les autres, conclut Fontenelle. La Marquise accepte volontiers cette limite. Après tout, ce sont surtout les planètes qui l’intéressent, ces voisines de la Terre. Elle propose donc de commencer, dès à présent, un tour d’horizon systématique : « Poursuivons notre voyage des mondes », dit-elle avec entrain. Cependant, il se fait tard et il y a six planètes (sans compter la Terre) à visiter en imagination. Fontenelle suggère de remettre ce “tour du monde” cosmique au lendemain, pour y consacrer toute une session. La Marquise, quoique impatiente, admet qu’il vaut mieux découper l’exploration pour mieux en profiter.
Ainsi s’achève le troisième soir. En résumé, la Lune est désormais considérée comme une véritable sœur de la Terre, possiblement habitée malgré des conditions très différentes, et ce que l’on croit pour la Lune, on est prêt à le croire pour Mars, Jupiter et les autres. La Marquise est maintenant pleinement entrée dans la perspective de la « pluralité des mondes » : elle ne voit plus les cieux comme un décor immuable, mais comme un champ des possibles foisonnant.
Quatrième soir
La quatrième nuit, nos deux protagonistes entament le fameux “voyage des mondes” promis. Ils vont passer en revue chacune des planètes du système solaire (à l’exception de la Terre qu’ils connaissent déjà et de la Lune qu’ils viennent de discuter longuement). Fontenelle procède avec méthode, tout en laissant libre cours à la fantaisie là où la science n’a pas de réponse ferme. Afin que la Marquise puisse se figurer ces mondes lointains, il mêle descriptions astronomiques et anecdotes divertissantes.
Avant de parcourir planètes une à une, le narrateur revient d’abord sur un point resté en suspens la veille : à quoi pourraient ressembler les habitants de ces autres globes ? La question les passionne tous les deux, mais ils doivent admettre qu’ils n’en savent rien. La Marquise avoue avoir essayé d’en rêver : hélas, ses songes n’ont fait qu’apparaître des personnages semblables à ceux de la Terre. Notre imagination, dit Fontenelle, est très bornée par ce que nous connaissons. Il raconte que certains peuples lointains, en découvrant les peintures réalistes des Européens, se moquaient de leur manque d’imagination : « Tout est dessiné comme des hommes ! » disaient-ils, trouvant cela banal et sans créativité. De même, si nous tentons de deviner la forme des Saturniens ou des Jupitériens, nous risquons fort de projeter nos propres figures. Conclusion : ils renoncent à anticiper le « physique » des extraterrestres. « Résignons-nous à ignorer les figures des habitants de toutes ces planètes », dit Fontenelle, « et contentons-nous d’en deviner ce que nous pourrons, en continuant le voyage des mondes que nous avons commencé. » La Marquise accepte : après tout, les coutumes et les cadres de vie l’intéressent plus que l’aspect des habitants. Elle est prête pour l’excursion intellectuelle.
Ils décident vraisemblablement de suivre l’ordre des distances au Soleil. Tout d’abord, ils évoquent Mercure, la planète la plus proche du Soleil. Fontenelle explique que Mercure tourne très vite autour du Soleil (en seulement 88 jours, même s’il ne précise sans doute pas le chiffre exact) et qu’elle se situe deux fois plus près de lui que ne l’est la Terre environ. Conséquence : à midi sur Mercure, le Soleil doit paraître énorme dans le ciel et briller d’une intensité quatre à sept fois supérieure à ce qu’on connaît. « Un véritable enfer de lumière ! » imagine la Marquise. Elle suppose que s’il y a des Mercuriens, peut-être vivent-ils dans des contrées crépusculaires ou sous terre pour échapper à cette fournaise. Fontenelle abonde dans son sens : Mercure est baignée de rayons ardents, son climat global doit être torride. La longueur du jour mercurien n’était pas connue de Fontenelle (Mercure présente en réalité une rotation lente, 59 jours, mais cela on l’ignorait à l’époque). Il admet donc ne pouvoir dire combien d’heures durent le jour et la nuit sur Mercure. En revanche, l’année mercurienne (une révolution autour du Soleil) n’est que d’environ trois mois, ce qui donne une idée d’un rythme de saisons très rapide s’il en existe. De plus, Mercure étant nettement plus petite que la Terre, la gravité y serait moindre : tout comme sur la Lune, ses habitants pourraient être plus légers et se déplacer aisément. La Marquise s’amuse : « Des esprits vifs, mobiles, brûlants – voilà comment j’imagine les Mercuriens ! » dit-elle en esquissant le portrait d’un peuple hyperactif et peut-être emporté, à l’image du dieu Mercure messager des dieux, aux pieds ailés. Son compagnon sourit mais ne s’attarde pas : Mercure reste difficile à observer (toujours noyée dans l’éclat du Soleil) et ils en savent finalement peu. Passons à la suivante : Vénus.
Vénus, étant la planète immédiatement en deçà de la Terre, est relativement bien connue. Fontenelle rappelle que Vénus est presque de la même taille que la Terre ; par conséquent, vue de Vénus, la Terre aurait exactement le même aspect que Vénus a pour nous. La Marquise trouve cette symétrie poétique : puisque les poètes ont surnommé Vénus « l’étoile du berger » et qu’elle est associée à la déesse de l’amour (par sa clarté douce dans le crépuscule), peut-être que sur Vénus, la Terre joue le même rôle et symbolise l’amour pour les Vénusiens ! Elle se plaît à imaginer que notre planète, dans le ciel de Vénus, puisse porter un nom évoquant la beauté exotique. Fontenelle s’amuse de voir la Marquise ainsi embellir le sujet ; il la laisse poursuivre. Elle imagine les mœurs des Vénusiens : plus proches du Soleil que nous, ils reçoivent environ deux fois plus de lumière et de chaleur. Leur climat doit être plus sensuel, plus propice aux passions – un vrai paradis tropical à l’échelle planétaire ! « Le menu peuple de Vénus n’est sans doute composé que de Céladons et de Sylvandres », s’exclame Fontenelle, faisant référence à des bergers galants de roman. « Leurs conversations ordinaires valent les plus belles scènes de nos romans précieux. » Sur cette note taquine, il ramène doucement la discussion aux faits : Vénus tourne autour du Soleil en sept mois et demi environ, donc son année est plus courte que la nôtre. Quant à son jour (sa rotation sur elle-même), à l’époque on ne le connaissait pas précisément. Il mentionne que Vénus possède des phases (comme la Lune) et qu’elle montre tantôt son croissant, tantôt sa pleine lumière – ce qui a été l’une des preuves qu’elle tourne autour du Soleil. Par ailleurs, depuis l’invention de la lunette astronomique, on a pu discerner sur Vénus quelques particularités de surface lorsqu’elle passe devant le Soleil, mais Fontenelle n’entre pas dans ces détails techniques. Il préfère raconter une anecdote scientifique : on a observé que Vénus, vue au télescope, présente un contour flou et inégal, suggérant la présence de montagnes ou d’irrégularités. Certains astronomes pensent que Vénus est entourée de nuages épais (ce qui est vrai, mais ils ne pouvaient le confirmer). D’autres ont cru distinguer d’énormes montagnes. En tout cas, Vénus nous renvoie tant de lumière qu’elle doit avoir une surface très réfléchissante – peut-être composée de roches nues et escarpées, ou couverte de neige, qui sait ? La Marquise, qui voyait Vénus comme un astre gracieux, est surprise d’entendre qu’elle peut être hideuse de près. « Comme quoi la beauté d’un astre n’indique pas la beauté de son sol ! » note-t-elle. Fontenelle approuve : notre propre Terre, vue de loin, n’aurait pas l’éclat de Vénus, car les mers absorbent la lumière et notre atmosphère l’étale ; cela ne l’empêche pas d’être agréable à la surface. Inversement, Vénus pourrait être un enfer de roches brûlantes et de volcans, tout en paraissant resplendissante dans notre ciel. Voilà de quoi méditer sur les illusions de l’apparence.
Ils passent ensuite à Mars, la planète rouge qui suit directement la Terre vers l’extérieur du système solaire. Mars est plus petite que la Terre et plus éloignée du Soleil (elle met environ deux ans à en faire le tour). Fontenelle sait qu’au télescope Mars montre des teintes rouges-orangé, avec parfois des taches blanches aux pôles (bien qu’il n’entre peut-être pas dans ces détails). Il explique à la Marquise que cette couleur rouge a longtemps intrigué – on l’a associée à la guerre (d’où son nom de Mars, dieu de la guerre). Les astrologues du passé disaient que Mars apportait la malchance, la fièvre, parce qu’elle brillait d’un éclat rouge sang. La Marquise frissonne en évoquant ces superstitions, puis elle demande plus rationnellement : « Qu’est-ce qui donne cette couleur à Mars ? » Fontenelle répond honnêtement que l’on ne sait pas encore : peut-être son sol est-il riche en minéraux ferreux (il anticipe ici sans le savoir que la poussière martienne est effectivement rouilleuse !). Ou peut-être son atmosphère donne-t-elle cette teinte au couchant… Il n’y a pas de certitude. Quoi qu’il en soit, Mars reçoit moins de lumière solaire que la Terre, un peu plus de la moitié seulement. Il y fait donc plus froid en général. Ses habitants, si elle en a, doivent peut-être être plus robustes pour supporter un climat plus rude et des années plus longues. Fontenelle mentionne aussi que Mars semble tourner sur elle-même en environ 24 heures et demie, très proche de la durée du jour terrestre (ce qui est exact, Mars tourne en ~24h39). C’est un indice de ressemblance qui plaît à la Marquise : « Mars est une cadette de la Terre, plus petite, plus froide, mais dotée du même rythme quotidien… Peut-être y a-t-il là-bas des “jours” de travail et des “nuits” de repos, comme chez nous. » Ils imaginent un instant une civilisation martienne un peu austère, vaillante sous un ciel rosé, dans de vastes déserts (car on ne discerne pas de grands océans sur Mars). La Marquise plaisante que les Martiens, sous l’égide du dieu de la guerre, sont peut-être d’une humeur batailleuse. Fontenelle répond qu’ils pourraient tout aussi bien être pacifiques et rougir de modestie… On ne peut que jouer avec les symboles.
On en vient à Jupiter, la planète géante. C’est l’astre errant le plus massif et lointain visible à l’œil nu (Saturne l’est encore plus, mais Saturne brille moins). Fontenelle la présente comme un monde considérablement plus grand que la Terre : on pourrait y loger plusieurs dizaines de Terres côte à côte. Il rappelle que Galilée, avec sa lunette, a découvert dès 1610 que Jupiter était accompagné de quatre petits astres en orbite autour de lui, comme une miniature de système solaire. Ces astres, appelés satellites, tournent autour de Jupiter en quelques jours (les périodes des lunes galiléennes allant de 2 à 17 jours). Ce fut une grande découverte car elle montrait que la Terre n’avait pas le monopole d’être « centre » de quelque chose (puisque Jupiter était centre de rotation pour ses lunes). La Marquise, qui n’avait jamais entendu parler de ces lunes de Jupiter, est surprise et ravie : « Ainsi, les Jupiteriens voient quatre petites Lunes dans leur ciel nocturne ? » demande-t-elle. Oui, répond Fontenelle, et elles ont des phases comme notre Lune. Mieux : ces lunes, en passant dans l’ombre de Jupiter, y provoquent des éclipses fréquentes. Il explique que les astronomes s’en servent comme d’une « horloge » pour mesurer longitudes et distances (ici Fontenelle fait allusion aux méthodes de navigation, mais c’est peut-être trop technique pour la Marquise ; il n’entrera pas dans les détails, se contentant de signaler l’utilité scientifique des satellites). Puis il brosse le tableau de ce que pourrait être la vie sur Jupiter : la planète étant beaucoup plus éloignée du Soleil (environ cinq fois la distance Terre-Soleil), elle reçoit 25 fois moins de lumière. Le jour y est donc plus crépusculaire, et la nuit pratiquement noire, éclairée seulement par Jupiter lui-même (car Jupiter brille un peu, pense-t-on) et par ses lunes. L’année jupitérienne dure près de 12 ans terrestres – un Jupiterien ne fêterait donc son « anniversaire » que tous les 12 ans d’ici, note la Marquise en s’amusant. Cependant, Jupiter a un atout : il tourne sur lui-même très rapidement, en une dizaine d’heures environ. Cela signifie que sur Jupiter, les jours et les nuits (causés par la rotation) se succèdent bien plus vite que sur Terre. S’il y a des habitants, leur rythme de vie serait entièrement différent : peut-être dorment-ils par tranches de 5 heures et travaillent-ils en cycles courts ? La Marquise s’imagine des créatures massives (car la gravité de Jupiter, plus forte, pourrait permettre des êtres plus grands, pense-t-elle) vivant sous un ciel constamment traversé par des points lumineux en mouvement (les lunes). Fontenelle mentionne aussi que Jupiter semble avoir des bandes colorées à sa surface, peut-être des nuages ou des zones climatiques (c’est la réalité, Jupiter est ceinturé de bandes nuageuses, mais ils n’en savaient pas la nature exacte). Il n’exclut pas que Jupiter, immense comme il est, puisse avoir quelque chaleur interne ou une atmosphère épaisse qui retient la chaleur malgré l’éloignement du Soleil. Tout cela reste spéculation, mais la Marquise commence à sentir que chaque monde est un cas à part. La Terre n’est pas la norme universelle, c’est juste notre norme. Jupiter a le sien, Mercure le sien, etc. L’imagination de la jeune femme s’enflamme à nouveau : « Tant de variétés ! Si jamais nous pouvions voyager dans l’espace, ce serait un tour merveilleux que de comparer toutes ces natures. » Le narrateur acquiesce : hélas, même la pensée a du mal à tout embrasser, mais ils essaient du moins d’en avoir un aperçu.
Enfin, arrive Saturne, la dernière planète connue de leur temps. Saturne, plus éloignée du Soleil encore (presque double de la distance de Jupiter), ne reçoit qu’une faible lumière, environ 1/90ème de celle que nous recevons. Elle met environ 30 années à faire le tour du Soleil – toute une génération humaine ! Fontenelle souligne que Saturne se distingue aussi par des éléments mystérieux découverts récemment : d’abord, elle possède des satellites comme Jupiter ; on en a repéré au moins cinq (à l’époque de Fontenelle, on connaissait Titan, Rhéa, Japet, Dioné, Thétys – découverts par Huygens et Cassini entre 1655 et 1684). Ensuite, Saturne est entourée d’une sorte d’anneau plat. Ce fameux anneau a déconcerté les astronomes : quand Galilée l’observa le premier, sa lunette trop rudimentaire lui fit croire à deux bosses de part et d’autre (il pensa que Saturne était triforme, avec deux astres collés de chaque côté). Puis d’autres observations ont compris qu’il s’agissait d’un anneau unique, mince, autour de la planète, incliné et parfois invisible quand on le voit de tranche. La Marquise est émerveillée par cette singularité : « Un anneau ! Comme un cerceau qui flotte autour ? » Oui, c’est cela. Fontenelle explique que l’on ignore de quoi il est fait (sans doute de matière solide ou d’une multitude de petits satellites rapprochés, hypothèse qu’il mentionne peut-être). Quoi qu’il en soit, Saturne présente dans le ciel un spectacle majestueux à imaginer : un grand arc lumineux permanent, plus grand que tous nos arcs-en-ciel, visible tantôt comme un trait, tantôt comme un anneau complet selon la perspective. La Marquise estime que Saturne, par son éloignement du Soleil, doit être un monde froid, plongé dans un crépuscule perpétuel orné d’étoiles. Fontenelle acquiesce : en effet, Saturne reçoit environ 90 fois moins de lumière que nous, c’est dire la pénombre. Mais Saturne a deux compensations : son anneau réfléchit un peu de lumière sur la planète (comme une vaste seconde lune qui lui ferait un halo), et elle a plusieurs lunes qui peuvent éclairer ses nuits. On peut imaginer que Saturne est comme un vieux royaume tranquille, illuminé faiblement par un grand orbe céleste (son anneau) et par quelques lanternes mobiles (ses satellites). Peut-être la vie y est-elle plus lente, les Saturniens plus méditatifs. Le nom Saturne évoque d’ailleurs la mélancolie en astrologie ; la Marquise se figure volontiers les Saturniens comme de sages vieillards légèrement tristes, philosophes dans l’âme. Fontenelle sourit : qui sait ? Saturne étant la planète la plus lente et la plus éloignée connue, les anciens la reliaient au dieu du Temps (Chronos-Saturne) qui dévore ses enfants et règne sur un âge révolu. Il partage cette anecdote mythologique, et la Marquise frissonne délicieusement – la mythologie rejoint parfois la science dans l’imaginaire.
Ainsi, la visite guidée des planètes s’achève. La Marquise est ravie de ce tour d’horizon, émerveillée par la diversité des mondes décrite par Fontenelle. Elle réalise à quel point chaque planète a son caractère propre : Mercure l’ardente, Vénus la brillante, Mars la rouge, Jupiter le géant paisible, Saturne la taciturne cerclée d’anneaux. Et notre Terre, au milieu de ce concert, apparaît ni la plus grosse, ni la plus petite, ni la plus brillante – juste un monde moyen bénéficiant de conditions modérées. La Marquise exprime alors sa gratitude d’appartenir à la Terre : « La mesure de bonheur qui nous a été donnée est assez petite, il ne faut rien en perdre », dit-elle. Par là, elle veut dire qu’il y a déjà tant de motifs de satisfaction dans notre situation actuelle (être jeune, en bonne santé, vivre en France, sur une planète clémente, etc.) qu’il faut savoir s’en réjouir. Fontenelle la taquine : elle trouve même matière à remercier le ciel d’être née dans tel ou tel “tourbillon” (c’est-à-dire tel système planétaire) ! Quelle optimiste ! Elle assume ce trait : oui, elle préfère voir tout en rose et se féliciter de tout. Ce tempérament positif amuse beaucoup le narrateur, qui en profite pour glisser une note coquette : « Si un jour on vous proposait des plaisirs plus vifs ailleurs, vous penserez à nos tourbillons et à moi, et vous ne nous négligerez pas, n’est-ce pas ? » La Marquise rit et promet qu’en effet, la philosophie (c’est-à-dire ces conversations cosmiques) lui procure assez de plaisir pour qu’elle reste fidèle à ce passe-temps, même si d’autres divertissements s’offrent à elle.
Sur ces propos légers s’achève le quatrième entretien. Fontenelle annonce toutefois à la Marquise que le meilleur reste à venir : « Du moins pour demain, j’espère que les plaisirs ne vous manqueront pas. J’ai des étoiles fixes, qui passent tout ce que vous avez vu jusqu’ici. » Ce teasing attise la curiosité de la jeune femme : après les planètes, les étoiles ! Elles brillaient en arrière-plan de toutes leurs discussions, mais ils ne les ont pas encore abordées. Que vont devenir les étoiles fixes ? se demande-t-elle. Sont-elles habitées comme les planètes ? Ne le sont-elles pas ? Qu’en ferons-nous ? – Ce sont précisément les questions qu’elle ne manquera pas de poser dès la cinquième soirée.
Cinquième soir
Cette fois, la conversation porte sur la toile de fond de toutes les nuits : les étoiles fixes. Par « fixes », on entend les étoiles ordinaires du ciel, celles qui ne semblent pas se déplacer les unes par rapport aux autres (par opposition aux planètes qui se promènent parmi elles). La Marquise est très impatiente de savoir enfin ce que sont vraiment ces innombrables points lumineux. Sont-ce des soleils ? Des mondes ? Autre chose ? Fontenelle ne fait pas durer le suspense plus longtemps : d’entrée de jeu, il propose à la Marquise de deviner ce qu’ils peuvent bien être, étant donné tout ce qu’elle a appris. Elle hasarde que peut-être ces étoiles sont effectivement d’autres soleils, chaque étoile étant un soleil lointain. Le narrateur la félicite : elle a touché juste. Aussitôt, il consolide cette intuition par un argument scientifique : la distance.
Fontenelle explique que les étoiles visibles sont extrêmement éloignées. À son époque, on estime qu’elles sont au moins à des centaines de milliers de fois la distance de la Terre au Soleil – voire bien plus. (Il cite un chiffre considérable, 27 660 fois 33 millions de lieues, pour donner un ordre de grandeur inimaginable.) Or, malgré cet éloignement épouvantable, les étoiles brillent encore à nos yeux. Comment pourraient-elles briller si ce n’est par leur propre lumière ? Si elles n’étaient que des miroirs recevant la lumière du Soleil et nous la renvoyant, deux affaiblissements successifs (aller-retour sur des centaines de milliers de fois la distance Soleil-Terre) rendraient leur lueur quasiment nulle. Pourtant, nous constatons que la lumière des étoiles est vive et éclatante. Donc, conclut-il, elles doivent être des sources de lumière autonomes. En somme, ce sont d’autres soleils. La Marquise écoute, convaincue par cette démonstration logique. Mais elle reste bouche bée devant l’implication vertigineuse de cette révélation : s’il y a d’autres soleils, alors autour de chacun pourraient graviter des planètes comme autour du nôtre… donc il existerait d’innombrables mondes ! C’est bien cela, confirme Fontenelle, la pluralité des mondes est en vérité potentiellement infinie. La Terre, la Lune, les planètes de notre Soleil ne sont qu’une petite demi-douzaine dans un univers qui en compte des millions, peut-être des milliards.
La Marquise, qui avait réussi à se représenter les six planètes de la veille, est dépassée par l’ampleur soudaine de l’univers. Elle contemple le ciel au-dessus d’eux : chacune de ces étoiles, si petite soit-elle, est un soleil ? et autour de chacun tournent peut-être autant de planètes que nous en avons autour du nôtre ? Elle frissonne devant la multitude. Voyant qu’elle est un peu effrayée, le narrateur tempère pour l’instant : il ne va pas (tout de suite) parler de milliards. Il commence par un calcul plus modeste. Il demande à la Marquise combien d’étoiles elle voit à l’œil nu. Quelques milliers tout au plus, répond-elle. Il lui fait remarquer que même à l’œil nu, on voit que certaines régions du ciel sont plus denses (la Voie lactée, notamment). Et il lui apprend qu’avec une lunette astronomique, on peut voir dans ces mêmes régions des centaines de milliers d’étoiles là où on en distinguait une centaine sans instrument. La Marquise s’exclame : « J’en vois d’ici des milliers, et ce que vous dites ne suffit que pour cinq ou six ! » Autrement dit, Fontenelle a évoqué à peine quelques astres supplémentaires, et déjà elle en voit plus qu’il n’en a nommé. Fontenelle sourit : il allait justement venir à cela. « Que serait-ce donc, reprend-il, si je vous disais qu’il y a bien d’autres étoiles fixes que celles que vous voyez ? » Et il enchaîne sur la révélation de l’immensité de la Voie lactée. Cette bande laiteuse qui traverse le ciel est en réalité un agglomérat d’étoiles innombrables. Au télescope, on découvre que cette lueur blanchâtre se résout en une profusion d’étoiles minuscules, serrées les unes contre les autres. Il peint une image saisissante : « Figurez-vous, Madame, une infinité de petites étoiles invisibles à l’œil nu à cause de leur petitesse, semées si près les unes des autres qu’elles paraissent former une lueur continue. » Il lui dit qu’il aimerait lui faire voir à la lunette cette « fourmilière d’astres » et cette « graine de mondes », tant le spectacle est incroyable. Il compare cela à des îles : « Elles ressemblent aux îles Maldives, ces douze mille petites îles ou bancs de sable, séparés seulement par des canaux de mer si étroits qu’on les sauterait presque. » De même, dans la Voie lactée, les étoiles (donc leurs systèmes de planètes, ou “tourbillons”) sont si rapprochés qu’on pourrait presque de l’un à l’autre communiquer. « Il me semble, ajoute-t-il, que d’un monde à l’autre on pourrait se parler, ou même se donner la main. » La Marquise rit à cette hyperbole, mais Fontenelle surenchérit : « Du moins, je crois que les oiseaux d’un monde passent aisément dans un autre, et qu’on pourrait y dresser des pigeons à porter des lettres de planète en planète, comme on en porte ici d’une ville à une autre ! » Cette image fait éclater de rire la Marquise. Elle déclare forfait devant tant de merveilles : « Je vous demande grâce, s’écrie-t-elle, je me rends ; vous m’accablez de mondes et de tourbillons. » Elle se rend compte qu’elle ne pourra jamais tout appréhender. Le narrateur sait qu’il l’a menée au point de vertige souhaité : ce point où l’élève réalise l’infini sans pour autant s’y perdre complètement. Il calme donc un peu le jeu, revenant sur une explication plus posée.
Il précise que les petits « tourbillons » de la Voie lactée font exception à la règle générale : normalement, dans chaque système, le soleil central éclaire si fort qu’il éclipse la lumière de tous les autres soleils vus depuis ses planètes. Par exemple, dans notre ciel diurne, on ne voit aucune autre étoile que le Soleil. Mais, dans ces régions où les systèmes stellaires sont tout proches, cette règle ne vaut plus. Si on se trouvait sur une planète d’un de ces systèmes de la Voie lactée, son soleil à lui ne serait qu’un peu plus brillant que les dizaines de soleils voisins visibles dans le même ciel. Autour de vous, le firmament serait rempli de milliers de soleils rapprochés. « Lorsque vous perdez de vue votre Soleil particulier, il vous en reste encore assez », explique Fontenelle : autrement dit, la nuit, dans un tel monde, n’est pratiquement jamais noire. Elle serait aussi claire que notre jour, illuminée par les soleils environnants ! La Marquise en est abasourdie. Un ciel nocturne aussi lumineux qu’un midi terrestre ? Elle peine à l’imaginer. Elle qui, la veille encore, goûtait le charme intime de la nuit sombre, se demande ce qu’on ressentirait à vivre dans une fournaise d’étoiles perpétuelle. Peut-être que dans ces mondes-là, on ne dort jamais vraiment dans l’obscurité. Elle le dit d’un ton rêveur, montrant qu’elle est à la limite de ce que son imagination peut concevoir.
Fontenelle considère qu’il a transmis l’essentiel : la pluralité des mondes n’est plus une simple hypothèse isolée (celle des Lunaires), c’est désormais un principe cosmique. Partout où l’on regarde, on peut se dire : « là pourrait se trouver un monde, habité ou habitable ». La Marquise semble songeuse, un peu effrayée et fascinée à la fois. Elle se tait un moment, contemplant le ciel. Puis elle murmure quelque chose comme : « De bonne foi, je trouve à présent les mondes, les cieux et les corps célestes si sujets au changement que m’en voilà tout à fait revenue. » Par là, elle exprime qu’elle est presque « guérie » de son émerveillement initial, tant tout cela est devenu normal dans sa tête. Tout change, tout bouge, tout foisonne – plus rien ne l’étonne, en apparence. Fontenelle lui sourit et propose alors de conclure pour ce soir : « Revenons-en encore mieux, n’en parlons plus, aussi bien vous voilà arrivée à la dernière voûte des cieux… » Ils ont atteint, en pensée, les confins de ce qu’on peut voir. Y a-t-il quelque chose au-delà ? D’autres étoiles encore, d’autres cieux au-delà de la Voie lactée ? Fontenelle avoue que « pour dire s’il y a encore des étoiles au-delà, il faudrait être plus habile qu’il n’est. » Libre à elle d’en mettre ou non ; il lui accorde que c’est désormais « l’empire des philosophes » que ces vastes régions invisibles où l’on peut imaginer ce qu’on veut faute de pouvoir vérifier. Son but à lui était de mener l’esprit de la Marquise aussi loin que ses yeux peuvent voir – c’est chose faite. Il ne veut pas la noyer plus avant en pures spéculations.
La Marquise sort alors de son silence contemplatif. Elle réalise tout ce qu’elle a assimilé en quelques soirées et s’en étonne elle-même : « Quoi ! J’ai dans la tête tout le système de l’univers ! Suis-je savante, à présent ? » demande-t-elle mi-sérieuse, mi-railleuse. Fontenelle lui répond avec bienveillance qu’effectivement, elle en sait maintenant assez pour mériter le titre. Elle a compris l’essentiel : la Terre tourne autour du Soleil, n’est plus le centre ; la Lune est une terre, les planètes aussi ; le Soleil est une étoile comme tant d’autres ; et le ciel tout entier est peuplé de mondes. N’est-ce pas là ce qu’on appellerait une personne instruite en astronomie ? Il tempère toutefois en disant qu’elle l’est « raisonnablement », ce qui sous-entend qu’il y a mille détails savants qu’il ne lui a pas enseignés – mais ce n’était pas nécessaire. Surtout, ajoute-t-il malicieusement, elle reste libre de ne pas croire tout cela. « Vous l’êtes avec la commodité de pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit dès que l’envie vous en prendra. » Cette remarque fait sourire la Marquise : Fontenelle souligne ainsi qu’il n’a fait que lui présenter un tableau du monde, et non une doctrine imposée. Si un jour elle trouve des raisons d’en douter, elle pourra. Il ne lui a pas lavé le cerveau, il lui a ouvert l’esprit. « Je vous demande seulement, pour récompense de mes peines, de ne voir jamais le Soleil, ni le ciel, ni les étoiles, sans songer à moi. » conclut-il en lui baisant peut-être la main. La Marquise répond avec grâce qu’en effet, elle associera désormais ces astres à ces moments privilégiés passés ensemble – c’est là un souvenir impérissable.
C’est ainsi que se termine le cinquième soir et, dans la première version du livre, l’ensemble des Entretiens. Fontenelle a mené son élève volontaire jusqu’aux frontières du savoir de l’époque, en six courtes leçons délicieusement dialoguées. Le lecteur, lui, a pu suivre cette progression, sentir la curiosité naître puis s’épanouir chez la Marquise, et s’instruire en même temps qu’elle. Cependant, Fontenelle ne s’est pas arrêté là : quelques années plus tard, face au succès du livre et aux nouvelles découvertes scientifiques, il a ajouté un sixième entretien pour prolonger et actualiser le propos.
Sixième soir
Ce sixième soir est présenté un peu différemment : il se déroule bien après les cinq premiers, lors d’une rencontre ultérieure entre Fontenelle et la Marquise. Dans l’intervalle, on comprend que la Marquise a eu le temps de digérer tout ce qu’elle a appris – peut-être des mois ou des années se sont écoulés. Le narrateur la retrouve donc dans un autre contexte. Il se trouve que, peu de temps avant sa visite, deux beaux esprits du grand monde étaient passés chez la Marquise et avaient discuté avec elle. Au cours de la conversation, le sujet des « mondes habités » est venu sur le tapis (les deux messieurs l’ayant peut-être lancé par moquerie ou par curiosité malicieuse). La Marquise, fidèle à ses convictions nouvellement acquises, a soutenu sans hésiter que toutes les planètes sont habitées. Quelle n’est pas sa surprise de voir la réaction de ses visiteurs ! L’un d’eux, incrédule poli, lui a affirmé qu’il était persuadé qu’au fond, elle-même ne croyait pas ce qu’elle disait – en clair, il a cru qu’elle plaisantait en avançant une idée si farfelue. L’autre, plus franc mais moins flatteur, l’a prise au mot et a réellement cru qu’elle y croyait… ce qui lui a fait conclure intérieurement que la Marquise avait l’esprit « gâté » par de drôles d’idées. Bref, l’un pense qu’elle se moque du monde, l’autre qu’elle a perdu la tête ! Autant dire que l’expérience a été pénible pour elle.
Aussi, lorsque Fontenelle arrive ce soir-là, elle l’accueille à demi courroucée, en lui racontant la scène : « Voyez, je vous avouerai qu’elle (cette visite) m’a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m’avoir gâté l’esprit… Pourquoi m’avez-vous fait croire une chose que les gens qui m’estiment ne peuvent pas imaginer que je soutienne sérieusement ? » Fontenelle ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Il la prie de ne pas s’en faire pour l’opinion de ces deux hommes. Il lui explique que ce sont des gens d’esprit, certes, mais qui ne raisonnent jamais sur des bases sérieuses – bref, des causeurs brillants mais superficiels, typiques de la haute société. « Est-ce ainsi qu’il faut commettre les habitants des planètes ? » lui demande-t-il gentiment. Il signifie par là qu’elle n’aurait pas dû lancer ce sujet profond avec des interlocuteurs pareils. « Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui y croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple. » ajoute-t-il. La Marquise s’offusque : comment appelle-t-il « peuple » ces deux hommes de qualité, connus pour leur intelligence ? Fontenelle précise sa pensée : « Ils ont beaucoup d’esprit, mais ils ne raisonnent jamais. Les raisonneurs, qui sont des gens plus lourds, les appelleraient volontiers peuple. Et inversement, ces gens d’esprit se vengent en traitant de ridicules les raisonneurs. C’est un ordre bien établi : chaque espèce méprise ce qui lui manque ! » La Marquise sourit, comprenant la leçon sociale. Fontenelle poursuit : « Il faudrait, si possible, s’accommoder à chacune : il eût bien mieux valu plaisanter des habitants des planètes avec ces deux hommes, puisque de toute façon ils ne vous auraient pas crue. » En somme, il lui conseille d’adapter son discours selon l’auditoire. Avec les esprits légers, il vaut mieux évoquer la pluralité des mondes sur le ton de la fantaisie, de la plaisanterie aimable (un peu comme Cyrano de Bergerac dans ses Voyages à la Lune l’avait fait, peut-être), plutôt que de l’affirmer sérieusement. La Marquise reconnaît son erreur. Elle promet qu’on ne l’y reprendra plus : désormais, cette connaissance sera son petit jardin secret, partagé seulement avec ceux qui s’y intéressent vraiment.
Après ce petit intermède mondain, Fontenelle en vient aux actualités astronomiques. Il veut montrer à la Marquise que non seulement les idées qu’il lui a transmises tiennent toujours, mais que les dernières découvertes les confirment. De plus, il souhaite compléter son enseignement avec quelques points qu’il avait volontairement laissés de côté pour ne pas la perdre en route. Le sixième entretien a donc un ton un peu différent : on y trouve moins de poésie et plus de discussion méthodologique, presque philosophique, sur comment on croit et sait les choses, et plus de mises à jour scientifiques. Fontenelle commence par revenir sur l’écart entre l’ignorance populaire et le savoir éclairé. L’histoire des éclipses lui sert d’illustration. Il rappelle qu’alors que lui et la Marquise discutaient paisiblement des ombres de la Terre et de la Lune (il lui avait expliqué la mécanique des éclipses de Lune et de Soleil : quand la Terre cache le Soleil à la Lune ou vice-versa), ailleurs on continue d’y voir des présages ou des phénomènes magiques. Il conte quelques anecdotes : aux Indes orientales, lors des éclipses, les populations s’immergent dans les fleuves jusqu’au cou en priant, car elles croient qu’un grand dragon essaie de dévorer le Soleil ou la Lune, et cette posture dans l’eau est censée émouvoir l’astre menacé pour qu’il se défende mieux. En Amérique précolombienne, on pensait que le Soleil et la Lune se fâchaient l’un contre l’autre, et on multipliait les sacrifices et prières pour les réconcilier. Même chez les Grecs de l’Antiquité – ce peuple pourtant raffiné – on a longtemps cru que des sorcières thessaliennes pouvaient ensorceler la Lune lors des éclipses et la faire descendre du ciel, par magie, afin de récolter sur les herbes la rosée qu’elle produit (sorte de potion maléfique). La Marquise s’étonne de ces croyances poétiques mais farfelues. Fontenelle en arrive ensuite à un exemple plus proche d’eux : « Et nous, n’eûmes-nous pas bien peur, il n’y a que cinquante ans, lors d’une certaine éclipse totale de Soleil ? » Il rappelle qu’en 1706 (environ un demi-siècle avant le moment où ils parlent, puisque ce sixième entretien est probablement situé vers les années 1750), une éclipse totale de Soleil visible en Europe avait terrifié la population. Beaucoup s’étaient cachés dans des caves, persuadés que la fin du monde arrivait, et ce malgré les avis rassurants publiés par les savants dans les gazettes. Les « philosophes » avaient beau écrire que c’était un phénomène naturel prévisible, la panique l’avait emporté. « Ceux qui s’étaient réfugiés dans les caves en sortirent-ils ? » demande-t-il rhétoriquement – la réponse est oui, mais seulement une fois le danger passé, bien sûr. La Marquise éclate de rire en imaginant ces braves gens recroquevillés sous terre alors qu’eux, ce soir-là, auraient probablement admiré le spectacle les verres fumés sur le nez.
Cette série d’histoires a un double effet : elle détend l’atmosphère et elle montre à la Marquise qu’elle fait partie désormais des esprits éclairés, de cette élite intellectuelle qui sait voir la raison là où les ignorants voient des monstres. « Finalement, je préfère croire à des habitants sur Mars, aussi bizarres soient-ils, que de croire à un dragon invisible qui mange la Lune ! » lance-t-elle malicieusement. Fontenelle sourit, conscient qu’il a ainsi raffermi sa confiance.
La conversation peut donc aborder sans crainte un examen critique de ce qu’ils ont établi. Fontenelle demande à la Marquise comment, pour elle, se hiérarchisent les choses qu’il lui a apprises en termes de certitude. La Marquise répond spontanément que le mouvement de la Terre, elle le tient pour certain, tout comme la structure du système solaire. En revanche, l’existence d’habitants sur toutes les planètes, elle la juge très plausible mais pas entièrement prouvée. Elle est un peu embarrassée de ne pouvoir la ranger ni dans la catégorie des certitudes ni dans celle des simples fictions – c’est entre les deux. Fontenelle approuve ce discernement. Il lui propose une analogie pour quantifier cette nuance : l’esprit humain ordinaire ne perçoit que vrai ou faux (comme une horloge grossière ne marque que les heures), tandis qu’un esprit exercé sait distinguer les degrés de probabilité (comme une horloge fine qui indique les minutes). Par conséquent, elle peut estimer que les habitants des planètes sont « presque certains » à défaut d’être complètement prouvés. Il lui suggère de les placer, sur l’échelle de sa conviction, en dessous d’un fait historique bien établi (comme l’existence d’Alexandre le Grand qu’elle mentionnait), mais au-dessus de beaucoup d’histoires douteuses qu’on accepte faute de mieux. Elle apprécie cette idée et le remercie de l’aider à « ranger ses pensées ».
Encouragée, elle lui fait alors un reproche taquin : « Pourquoi ne m’avez-vous pas dès le début donné ces repères de certitude ? » Elle insinue qu’il l’a un peu laissée flotter entre des opinions sans bien lui dire lesquelles étaient sûres et lesquelles spéculatives. Fontenelle répond qu’il ne voulait pas l’accabler de ce genre de subtilités d’emblée ; l’important était de l’emmener en voyage. Et puis, ajoute-t-il en riant, ce n’était pas très grave qu’elle croie un peu trop ou un peu trop peu l’une ou l’autre chose, tant qu’elle y prenait plaisir et qu’elle comprenait le raisonnement. « Je suis sûr, par exemple, que vous ne croyez pas le mouvement de la Terre autant qu’il devrait être cru, et est-ce que cela vous porte grand préjudice ? » La Marquise proteste vivement : « Oh, pour cela, j’en fais bien mon devoir ! Je crois fermement que la Terre tourne, vous n’avez rien à me reprocher. » C’est qu’elle a pris goût à tenir cette vérité envers et contre tout, même si elle ne la ressent pas physiquement (puisque nous ne sentons pas la Terre bouger, cela reste en quelque sorte un acte de foi scientifique). Fontenelle sourit et lui avoue alors qu’il a gardé en réserve, pour elle, la meilleure preuve du mouvement de la Terre. Elle s’écrie, feignant l’indignation : « Quoi ? Vous m’avez fait croire une chose sur des preuves moindres, alors qu’il y en avait une encore plus forte ? C’est une trahison ! Ne me jugiez-vous donc pas digne des bonnes raisons ? » Il la calme : il ne lui a pas donné d’emblée toutes les preuves robustes, car il a choisi de procéder en douceur, avec de « petits raisonnements doux, accommodés à son usage ». S’il avait dû convaincre un professeur borné, il aurait sorti l’artillerie lourde ; mais avec elle, ce n’était pas nécessaire au départ. Maintenant qu’elle est prête et demande à être traitée « en docteur », il va lui présenter cette fameuse raison décisive. La Marquise, piquée, déclare qu’en effet elle veut l’entendre sur-le-champ. « Prenez-moi pour un docteur, et voyons cette nouvelle preuve du mouvement de la Terre. »
Fontenelle expose alors cette preuve. Il s’agit, très certainement, de l’argument tiré de la forme de la Terre et de la gravité : depuis Newton et les mesures effectuées il y a quelques décennies par l’Académie des Sciences, on sait que la Terre n’est pas une sphère parfaite. Elle est légèrement aplatie aux pôles et renflée à l’équateur, ce qui est une conséquence du mouvement de rotation (la force centrifuge repousse la matière vers le plan équatorial). Ainsi, la longueur d’un degré de méridien n’est pas la même près des pôles qu’à l’équateur – ce qui a été mesuré concrètement lors d’expéditions en Laponie et au Pérou. De plus, un pendule bat plus lentement à l’équateur qu’à Paris, signe que la gravité y est un peu moindre (à cause de la plus grande distance du centre de la Terre et de l’effet centrifuge). Toutes ces données, complexes à l’époque, constituent une preuve physique solide que la Terre tourne sur elle-même. Fontenelle explique ces résultats à la Marquise en termes simples : la Terre est légèrement « boursouflée » par sa rotation, ce qui n’aurait pas lieu si elle était immobile. C’est la « meilleure raison » qu’il évoquait. La Marquise, qui n’a pas peur d’un peu de géométrie, écoute attentivement. Elle sait maintenant que Fontenelle la croit apte à comprendre les arguments sérieux. Quand il a fini son explication, elle opine gravement de la tête : oui, cette fois, plus aucun doute n’est permis, il y a même des mesures à l’appui. « Je vous crois, Monsieur, et plus fermement que jamais. »
À ce point, le sixième entretien touche à sa fin. Fontenelle a ainsi renforcé chez la Marquise non seulement les connaissances, mais la confiance en ces connaissances. Il a fait d’elle, en quelque sorte, une vraie disciple éclairée, capable même de soutenir un débat contre des scientifiques. Bien sûr, il la met aussi en garde contre l’excès de zèle : elle a vu comment ses idées pouvaient passer pour extravagantes dans la bonne société, il faut donc les manier avec tact. La Marquise promet de ne pas étaler ses convictions devant n’importe qui. Elle restera néanmoins, on le sent, profondément convaincue intérieurement de tout ce qu’il lui a appris.
L’entretien s’achève sur une note complice. La Lune brille toujours dans le ciel – la même Lune qui, six soirées de suite, a été le témoin muet de leurs dialogues. « À présent, dit Fontenelle en guise d’adieu, chaque fois que vous la verrez, vous penserez à moi, n’est-ce pas ? » La Marquise sourit : assurément, comment oublierait-elle le compagnon qui lui a ouvert les portes de tant de mondes ? Elle le remercie pour ce merveilleux voyage aux confins du ciel, qui a été à la fois instructif et divertissant comme aucune leçon magistrale n’aurait pu l’être.
En conclusion, Entretiens sur la pluralité des mondes apparaît comme une oeuvre pionnière de vulgarisation scientifique, menée sous la forme gracieuse d’un dialogue galant. Fontenelle y réussit à traduire en langage simple (et souvent métaphorique) les connaissances astronomiques de son temps : l’héliocentrisme, la rotation de la Terre, les particularités des planètes, l’immensité des étoiles, etc. Il le fait à travers le personnage du narrateur pédagogue et celui de la Marquise néophyte, dont la curiosité ne cesse de grandir. Le ton reste léger, plein d’esprit et d’humour, ce qui rend la lecture agréable pour un non-spécialiste. Pourtant, le contenu suit rigoureusement la progression des idées scientifiques : on va du familier (la Terre, la Lune) vers l’inconnu (les planètes lointaines, puis les étoiles innombrables). À chaque étape, la Marquise pose les questions que tout lecteur se poserait et reçoit des réponses claires, sans jargon, souvent imagées par des comparaisons à la vie quotidienne ou aux mythes connus. Fontenelle ne cherche jamais à écraser par l’érudition ; au contraire, il plaît et il instruit tout à la fois (« instruire et divertir », disait-il). En refermant le livre, on se sent comme la Marquise : l’esprit élargi, plein de merveilleux cosmique, mais aussi conscient de la valeur des preuves et du chemin parcouru par la raison humaine. On comprend que la science peut être racontée de manière vivante, et que la philosophie naturelle peut trouver sa place dans un salon, à la lueur de la Lune. Ce dialogue aura sans nul doute inspiré de nombreux esprits du XVIIIe siècle, contribuant à diffuser l’idée alors audacieuse que notre univers est multiple, dynamique, et bien plus vaste que ce que l’ancienne philosophie imaginait. Pour le lecteur d’aujourd’hui encore, ces Entretiens conservent un charme pédagogique indéniable, et l’on ressort de leur lecture avec le sentiment d’avoir un peu voyagé parmi les étoiles en fort agréable compagnie.

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