Particularités du monde de la Lune Que les autres planètes sont habitées aussi
La troisième soirée des Entretiens prend une tournure intéressante car il commence par un recul critique sur l’enthousiasme de la veille. On retrouve la Marquise et le philosophe toujours dans le cadre du parc nocturne, désormais véritable scène symbolique de leurs réflexions. Mais cette fois, c’est le philosophe lui-même qui, contre toute attente, exprime des doutes quant à l’habitabilité de la Lune. Cette volte-face apparente peut surprendre la Marquise (et le lecteur) après qu’il l’a encouragée à y croire. En réalité, Fontenelle utilise ce procédé pour montrer que la pensée scientifique avance aussi par autocritique et examen des faits. Le narrateur explique que l’observation de la Lune ne montre aucun nuage ni signe d’évaporation d’eau ; cela laisse supposer un monde essentiellement rocheux, aride, peut-être dépourvu d’eau, cet élément si nécessaire à la vie telle que nous la connaissons. Il décrit la Lune comme faite de « matières solides, rochers et marbres », sans mers ni rivières visibles, ce qui impliquerait un paysage désolé. Il évoque même l’hypothèse que la Lune pourrait être un désert inhospitalier, manquant des conditions indispensables à la vie terrestre. On reconnaît ici une démarche empirique : Fontenelle prend en compte les données disponibles (à l’époque, les télescopes avaient révélé les cratères et montagnes lunaires, mais pas d’atmosphère ni d’océans évidents) et il en tire des conséquences logiques.
Toutefois, il ne conclut pas trop vite. Aussitôt ce tableau sombre dressé, il le contrebalance par une autre considération : qui dit que la vie ne pourrait exister que dans les conditions exactes de la Terre ? Certes, la Lune semble manquer d’eau et d’air tel que nous les concevons, mais peut-être est-elle composée d’éléments différents, ou offre-t-elle à sa manière des milieux propices à une forme de vie adaptée. Fontenelle suggère que des êtres vivants pourraient très bien se passer d’eau si leur constitution le permet, ou vivre avec d’autres substances. Cette idée introduit un concept très moderne : celui de la pluralité des formes de vie. Là où l’esprit du XVIIe siècle aurait tendance à raisonner par analogie (pas d’eau = pas de vie, car vie = nous), Fontenelle brise ce carcan en envisageant la possibilité de créatures radicalement différentes. On voit se dessiner la notion de biosignatures alternatives – bien avant l’heure. Il en appelle en quelque sorte à l’infinité des possibles de la nature : la nature est ingénieuse et peut produire de la vie sous d’autres formes, qui nous échappent parce que nous pensons trop en référence à nous-mêmes. Ce discours rejoint ce qu’il disait en préface sur la diversité infinie des ouvrages de la nature.
La Marquise accueille ces doutes et ces hypothèses avec perplexité, mais non sans amusement. On sent qu’elle tient à ses Lunaires auxquels elle s’est prise d’affection intellectuelle. Elle avoue qu’elle « a besoin de croire » en ces habitants lunaires et préfère une hypothèse imaginative (la Lune habitée) à une conclusion désenchantée (la Lune déserte). Ce trait de caractère rend la Marquise très humaine : elle incarne le penchant de l’esprit à combler le vide par l’imaginaire. Fontenelle, bon joueur, concède alors qu’il est plus plaisant en effet de penser la Lune habitée. Il reprend donc son bâton de voyage et propose des scénarios où, malgré l’absence d’eau sous forme de fleuves ou de mers, la Lune pourrait abriter la vie. Peut-être, dit-il, y a-t-il des vapeurs, un air propre à la Lune, des mouvements internes (volcans, émanations souterraines) capables de nourrir un écosystème différent du nôtre. Il imagine que l’« air lunaire » et les vapeurs qu’il contient suffisent à sustenter des organismes adaptés, et que la Lune a ses propres équilibres qui la rendent vivante à sa manière. Cette concession de l’auteur montre sa souplesse intellectuelle : il avait soulevé une difficulté réelle, mais il explore aussi comment la résoudre par d’autres hypothèses.
Le dialogue s’engage ensuite sur les difficultés concrètes d’une interaction entre mondes différents. La Marquise et le philosophe discutent de ce qu’il adviendrait si des habitants de la Lune essayaient de venir sur Terre, ou vice versal. Fontenelle, toujours par l’analogie, compare les Lunaires à des poissons : un poisson sorti de l’eau ne peut survivre dans l’air terrestre, de même un hypothétique Sélénite (habitant de la Lune) ne pourrait sans doute pas respirer notre atmosphère et y périrait rapidement. Réciproquement, un être humain transplanté sur la Lune serait aussi dépaysé qu’un oiseau plongé sous l’eau. Cette métaphore croisée (Lunaires = poissons, Terriens = oiseaux) amuse beaucoup la Marquise. Elle en rit et pousse même la fantaisie plus loin : elle imagine des Lunaires qui viendraient sur Terre comme des naturalistes curieux pour nous pêcher comme des étranges créatures exotiques, nous mettant dans des bocaux pour nous étudier. Cette inversion humoristique – l’homme devenant le poisson pris à l’hameçon par un extra-terrestre – préfigure de manière cocasse la science-fiction ! Fontenelle laisse son élève élaborer cette plaisanterie, signe qu’elle s’approprie le jeu intellectuel. Cet échange montre bien l’usage du registre comique pour réfléchir aux implications de la diversité des mondes : on traite avec humour l’idée de l’incommunicabilité biologique entre planètes, ce qui en fait mieux ressortir la logique. Derrière la facétie, il y a une vraie intuition scientifique : la vie, si elle existe ailleurs, sera peut-être confinée à son milieu et non transportable aisément. C’est presque une prémonition des problématiques d’écosystème clos.
Le philosophe oriente ensuite la conversation vers un sujet plus technique mais poétique : la perception des couleurs et de la lumière sur d’autres mondes. Il explique que la couleur du ciel qu’on perçoit dépend de la composition de l’air. Chez nous, le ciel est bleu à cause de l’atmosphère terrestre et de ses vapeurs (il anticipe en fait l’explication de la diffusion de Rayleigh, bien qu’il ne la formule pas en ces termes). Donc, si la Lune a un air différent (ou pas d’air du tout), le ciel vu de la Lune serait d’une autre couleur, peut-être noir d’encre en plein jour s’il n’y a pas d’atmosphère. Chaque planète doit offrir à ses habitants un spectacle du ciel unique, en fonction de ses conditions atmosphériques propres. Il élargit ainsi l’idée de diversité à la perception sensorielle : non seulement les êtres vivants ailleurs sont peut-être différents, mais même leur expérience visuelle du cosmos l’est. La Marquise est enchantée par cette idée de diversité sensorielle, bien qu’elle avoue garder une préférence pour notre ciel bleu terrestre qu’elle trouve le plus beau. Elle imagine les ciels des autres mondes mais estime que le nôtre a une harmonie particulière (petit trait de patriotisme terrestre !). Le philosophe, en esthète, ne la contredit pas vraiment sur le charme de notre ciel, mais il ajoute poétiquement que la nature sait varier les spectacles d’un monde à l’autre pour les rendre agréables à chaque point de vue. En d’autres termes, ce qui est beau pour les Lunaires diffère de ce qui est beau pour nous, et chacun trouve son compte dans son environnement. Cette remarque poétique et philosophique touche à une idée profonde : la relativité du beau et de l’expérience, et l’idée que la nature est généreuse en offrant à chaque créature un émerveillement adapté. On reconnaît là un optimisme naturaliste très présent chez Fontenelle : la nature, dans sa diversité, est bien faite et plaisante pour tous ses habitants, où qu’ils soient.
Puis la discussion glisse sur un détail astronomique concret : ces vastes cavités qu’on voit à la surface de la Lune (les cratères circulaires). Fontenelle propose une spéculation ingénieuse : peut-être que ces grands cratères, visibles au télescope, sont des abris naturels où les Lunaires se retranchent pour se protéger d’un Soleil trop ardent. Il les compare à des sortes d’abîmes servant de refuges, un peu comme on parlait d’une Rome souterraine (il fait sans doute allusion aux catacombes ou à l’idée d’une cité sous la terre). Cette image frappe l’imagination : on visualise une civilisation lunaire qui vivrait dans les creux du terrain pour éviter la chaleur du jour (puisque la Lune, sans atmosphère, aurait des écarts de température extrêmes – ce que nous savons exact aujourd’hui). C’est une idée qui relève presque de la science-fiction anticipée : l’auteur envisage ici les adaptations que des êtres devraient avoir pour survivre sur la Lune (vie souterraine, nocturne, etc.). La Marquise se prend à rêver sur ces civilisations cachées dans les cratères, ce qui ajoute un mystère romanesque à l’astre lunaire. Encore une fois, Fontenelle mélange l’observation (il décrit bien les cratères, phénomène réel) et l’hypothèse imaginative (des habitants dans ces cratères), stimulant l’intérêt tout en restant plausible à défaut d’être vérifiable.
Dans un autre registre, le philosophe évoque ensuite un souvenir de lecture savante : il parle d’un philosophe antique (non nommé ici, mais possiblement c’est Plutarque ou un néo-pythagoricien) qui imaginait la Lune comme le séjour des âmes bienheureuses après la mort. Cette mention historique montre que l’idée de la Lune habitée ou du moins “habitée” par des esprits n’est pas entièrement nouvelle. En effet, certaines philosophies anciennes, comme celle présentée dans De facie in orbe lunae de Plutarque, voyaient la Lune comme une terre pure où résidaient les âmes après leur passage terrestre. Fontenelle ne s’attarde pas longuement sur cette idée mystique, mais il la cite pour enrichir la discussion culturelle et montrer que la Lune a depuis toujours suscité des conceptions variées. La Marquise, en entendant cela, se laisse inspirer : elle rêve alors de découvrir ces mondes étrangers et d’observer leurs habitants, qu’ils soient de chair ou d’âme. On sent chez elle naître un authentique désir d’exploration intellectuelle – elle qui, au début du livre, n’y connaissait rien, la voilà qui aspire à aller voir de ses propres yeux ces merveilles. Ce désir doit bien sûr rester imaginaire, un voyage intellectuel seulement, comme le souligne Fontenelle : franchir physiquement ces frontières est impossible pour l’heure, mais la pensée, elle, peut s’y aventurer sans obstacle.
Enfin, le philosophe profite de la fin de ce troisième soir pour élargir le propos aux autres planètes. Il affirme qu’il serait absurde de penser que seules la Terre et la Lune sont habitées dans tout l’univers. Ce serait faire de la nature quelque chose de bien stérile que de limiter la vie à un seul monde, alors qu’elle a tant d’astres à disposition. Au contraire, la prodigalité de la nature implique qu’elle a certainement rempli d’autres planètes de créatures diverses. Fontenelle donne des exemples tirés de la Terre pour appuyer cette idée : il rappelle la diversité foisonnante des espèces sur notre globe. Même dans une goutte d’eau, grâce au microscope (invention récente), on a découvert des animaux microscopiques insoupçonnés. Ce microcosme vivant invisible à l’œil nu prouve que la nature crée la vie partout où elle le peut, dans les moindres recoins. Si la Terre abrite à la fois des éléphants gigantesques et des infusoires invisibles, combien la nature doit-elle avoir encore plus de latitude pour varier la vie d’un astre à l’autre ! Cet argument par analogie (diversité sur Terre → diversité dans le cosmos) est très fort car il s’appuie sur une découverte scientifique contemporaine : en effet, les premiers microscopes de Leeuwenhoek dans les années 1670 avaient révélé un univers vivant dans l’infiniment petit, ce qui émerveilla l’Europe savante. Fontenelle en fait un usage rhétorique exemplaire : l’infiniment petit devient le garant de l’infiniment grand. Si la nature ne laisse pas une goutte d’eau sans la peupler de milliers d’êtres, pourquoi laisserait-elle des planètes entières sans vie ? L’analogie est belle et parle à l’imagination autant qu’à la raison.
La Marquise, devant cette avalanche de mondes et d’habitants possibles, avoue qu’elle se sent submergée par l’immensité des idées évoquées. Elle est un peu étourdie par tant de possibles : ce vertige est calculé, Fontenelle lui a accablé de mondes, comme elle le dira elle-même dans la Cinquième soirée. Pour alléger la fin de la discussion, le narrateur conclut par une anecdote sur les abeilles. Il présente les abeilles comme une métaphore des peuples lunaires : leur société bien organisée, presque étrangère à la nôtre, a de quoi surprendre, et pourtant elle est bien réelle. À travers cette comparaison, il montre que ses spéculations sur d’autres mondes ne sont pas plus extravagantes que certaines choses que la nature réalise déjà sur Terre. Les abeilles (ou d’autres insectes sociaux) prouvent que la nature peut créer des mondes en miniature avec des règles et des structures très différentes de la société humaine, sans cesser d’être logiques et cohérentes. Ainsi, l’argument final est : ce qui paraît farfelu (des Lunaires, etc.) repose en fait sur l’observation de réalités (comme les abeilles) transposées à une autre échelle. La nature a plus d’un tour dans son sac, comme on dit, et la raison doit le reconnaître.
Ce troisième entretien, en mêlant étroitement science, poésie et imagination, est sans doute l’un des plus philosophiques. Fontenelle y fait dialoguer le doute et l’espoir, l’esprit critique et le désir de croire. Il donne une leçon implicite de méthode : face à une question (la Lune habitée), on examine les faits (pas d’eau, etc.), on envisage des hypothèses, on ne tranche pas sans réflexion, mais on garde l’esprit ouvert tant qu’aucune preuve n’est décisive, et on s’appuie sur des analogies avec ce qu’on connaît (diversité terrestre, microcosme) pour évaluer la vraisemblance. En même temps, il entretient le merveilleux scientifique – cette capacité à s’émerveiller rationnellement devant la fécondité de la nature. La Marquise sort de cette soirée convaincue plus que jamais que la vie foisonne probablement partout où elle le peut, même si les formes en sont inimaginables. On peut dire qu’ici Fontenelle fait triompher définitivement chez son élève (et son lecteur) l’idée de la pluralité des mondes habités. Il a repoussé les dernières objections prudentes qu’il avait lui-même soulevées, en montrant qu’elles ne sont pas rédhibitoires.
Du point de vue littéraire, ce soir est riche en images frappantes : poissons vs oiseaux, ciels colorés différents, Lunaires pêchant des hommes, habitants cachés dans des cratères… L’imaginaire visuel est stimulé en permanence, ce qui rend la lecture très vivante et presque digne d’un conte. Fontenelle réussit à faire réfléchir en amusant et en peignant des tableaux que l’on voit mentalement. La structure du dialogue demeure très dynamique : la Marquise est maintenant très participative (elle imagine, elle préfère, elle avoue son vertige), ce qui montre qu’elle s’est pleinement investie dans la discussion philosophique. Il est possible de voir dans cette évolution un message sur l’éducation : une élève bien guidée finit par prendre part activement au savoir, par questionner à son tour et par devenir quasiment l’égale intellectuelle de son maître dans l’échange. Analyser cette progression du personnage féminin au fil des trois premières soirées peut être très instructif quant à la vision de Fontenelle sur l’apprentissage : il la traite de plus en plus en partenaire de pensée.
En termes d’enjeux scientifiques, Fontenelle a actualisé son discours : il intègre les dernières découvertes de son temps (microscope, détails sur Mars et Jupiter cités brièvement, comme les bandes nuageuses changeantes sur Jupiter ou les taches de Mars qu’il évoque en conclusion du Sixième soir). Ici, mentionner les micro-organismes était vraiment à la pointe de la science des années 1680, ce qui montre son érudition. Il fait également preuve d’une audace conceptuelle sur la pluralité des formes de vie qui est en avance sur son époque. Historiquement, cette idée d’une vie adaptée à chaque monde deviendra populaire au XVIIIe (on la retrouve par exemple chez Huygens dans Cosmotheoros en 1698, ou chez Voltaire plus tard de manière satirique). Fontenelle est donc un pionnier dans ce raisonnement.
Pour les lecteurs du 21ème siècle, ce troisième soir revêt un intérêt tout particulier car il pose des questions que nous nous posons encore (la vie sur d’autres planètes, doit-elle forcément ressembler à la nôtre ? comment la détecter ? etc.). Il y a un parfum précurseur de l’exobiologie dans ce dialogue. Ce chapitre prouve bien que les Entretiens ne sont pas qu’un document sur le passé de l’astronomie : ils touchent à des réflexions intemporelles sur la vie dans l’univers et la manière dont l’homme envisage l’Autre (qu’il soit étranger, d’une autre culture, ou d’un autre monde). L’élan final de la Marquise qui rêve d’observer ces mondes étrangers rejoint notre éternelle tentation de découvrir l’inconnu – à son échelle, elle est comme nous levant les yeux vers le ciel étoilé et s’interrogeant « Sommes-nous seuls ? ». Fontenelle a su donner à cette question un habillage littéraire charmant et un début de réponse raisonnée.

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