Nouvelles pensées qui confirment celles des entretiens précédents. Dernières
découvertes qui ont été faites dans le ciel.
La sixième et dernière soirée des Entretiens sert d’épilogue intelligent à l’ouvrage. Fontenelle y revient sur certains points pour les affermir et y intègre les découvertes les plus récentes de l’astronomie de son temps (celles intervenues après la première édition des Entretiens, car ce Sixième soir fut ajouté dans l’édition de 1687). C’est donc un chapitre qui mêle retours réflexifs, anecdotes, nouvelles preuves et rappel de méthode scientifique.
La soirée s’ouvre sur une anecdote que partage la Marquise. Elle raconte qu’en présence de deux hommes savants (l’un galant et l’autre un peu pédant), elle a avancé l’idée désormais chère à son cœur : « toutes les planètes sont habitées ». La réaction des deux hommes l’a intriguée : celui qui la tenait en haute estime a cru qu’elle plaisantait (ne pouvant imaginer, sans doute, qu’une femme sérieuse croie à cela), tandis que l’autre, plus malicieux, l’a prise au sérieux et s’en est moqué ou a contesté. Cette anecdote révèle deux choses : d’abord que la Marquise s’est appropriée le propos au point de le défendre publiquement, signe ultime de son instruction réussie ; ensuite, que l’opinion selon laquelle les planètes sont habitées est encore considérée comme étonnante, voire extravagante, dans la bonne société. Elle n’est pas (pas encore) un lieu commun. La Marquise, un peu décontenancée, demande alors au philosophe comment juger de la crédibilité de cette opinion qu’elle a embrassée. En filigrane, elle veut savoir : ai-je eu raison de l’affirmer ? Est-ce si sûr que ça ?
Fontenelle voit là l’occasion de revenir sur la question épistémologique du degré de certitude que l’on peut attribuer à l’existence des habitants des autres mondes. Il explique que si beaucoup de gens ont du mal à concevoir les planètes comme des terres habitables, c’est parce que leur apparence lumineuse dans le ciel trompe les sens et l’imagination. On en a déjà parlé : on les voit comme des points de lumière, on n’imagine pas spontanément y marcher dessus. Ainsi, même si la raison peut démontrer qu’elles sont semblables à la Terre, nos sens nous disent le contraire, et souvent l’imagination (influencée par les sens) l’emporte sur la raison dans l’opinion commune. Fontenelle fait ici preuve de psychologie cognitive avant l’heure : il identifie le biais perceptif. Pour convaincre, il propose une comparaison qui donne une méthode : il compare la certitude qu’on peut avoir sur les habitants des planètes à celle qu’on a de l’existence d’Alexandre le Grand. Nous n’avons jamais vu Alexandre (il a vécu bien avant nous), pourtant nous croyons fermement à son existence historique sur la foi de multiples témoignages et preuves indirectes. De même, nous n’avons jamais vu les habitants des planètes, mais nous avons de nombreux indices (la similarité des conditions planétaires avec la Terre, la fécondité de la nature, etc.) qui rendent leur existence hautement probable. Ce raisonnement par analogie est très parlant : il montre que notre savoir repose souvent sur des preuves indirectes acceptées, et que pour les extraterrestres, on est dans un cas similaire : ce n’est pas une certitude absolue (comme une démonstration mathématique), mais c’est plus qu’une simple conjecture gratuite. Fontenelle invite ainsi la Marquise (et le lecteur) à placer cette croyance « entre la certitude absolue et la simple vraisemblance ». C’est exactement la position raisonnable : une forte probabilité, sans fanatisme. Cette mise au point didactique est précieuse car elle apprend au lecteur à hiérarchiser les degrés de conviction en science. Il ne s’agit pas de croire aveuglément ni de rejeter cyniquement, mais d’évaluer rationnellement les hypothèses.
La conversation s’oriente ensuite vers un retour sur le mouvement de la Terre, comme pour boucler la boucle avec le Premier soir. Fontenelle apporte une nouvelle preuve à l’appui de la rotation terrestre sur elle-même. Il dit en substance : si tous les astres (Soleil, étoiles) tournaient autour de la Terre en 24h, étant donné qu’ils sont à des distances inégales, on devrait observer des différences de vitesse apparente ou des irrégularités dans leurs mouvements relatifs. Or on constate au contraire une parfaite régularité dans le mouvement diurne du ciel : tout semble se lever et se coucher à intervalles réguliers sans distorsion. La solution la plus simple, c’est que ce n’est pas eux qui tournent réellement, mais la Terre qui tourne sur elle-même ; ainsi l’uniformité du mouvement céleste est expliquée par un seul mouvement terrestre. Cet argument fait appel à la simplicité et rejoint ce qui avait déjà été dit sur l’élégance du système de Copernic, mais en introduisant la notion d’échelle : plus un astre est éloigné, plus il devrait aller vite s’il faisait le tour de la Terre en 24h (pensez aux étoiles lointaines – leur vitesse serait faramineuse). Ce raisonnement est en fait un préambule à l’idée de l’immensité des distances d’étoiles et de l’improbabilité qu’elles tournent toutes en 24h (argument qui sera formalisé plus tard comme argument de la “vitesse linéaire extrême”). La Marquise est sans doute sensible à cette explication complémentaire, qui achève de la conforter que le mouvement terrestre est indubitable.
Le dialogue aborde ensuite un volet un peu différent des précédents : les changements géologiques terrestres et quelques phénomènes astronomiques récemment observés sur les planètes. Fontenelle mentionne notamment la présence de coquillages fossiles en haut des montagnes. Cela prouve que la mer a autrefois recouvert ces sommets, ce qui implique que la configuration de la Terre a changé au fil du temps (montée et descente des terres, etc.). C’est là une allusion aux débuts de la géologie moderne : depuis Leonardo da Vinci et Sténon, on commence à comprendre au XVIIe siècle que les fossiles marins au sommet des Alpes sont des restes de vie marine d’époques antérieures où ces terrains étaient sous l’eau. Fontenelle n’élabore pas beaucoup sur la cause (Déluge biblique ou cycles naturels ? Il ne tranche pas), mais il se sert du fait pour montrer que notre Terre elle-même n’est pas figée : les continents changent, les mers bougent. Pourquoi cela ici ? Sans doute pour affirmer l’idée de changement continu et de relativité du présent. Si la Terre a eu des visages différents dans le passé, cela ouvre l’esprit à accepter des mondes différents ailleurs. Cela ancre aussi l’étude de la Terre dans la même veine que l’étude du ciel : ce sont des questions de physique naturelle. Il s’agit d’un point d’histoire des sciences notable : Fontenelle inclut la Terre dans la pluralité non seulement spatiale mais temporelle.
Ensuite, il mentionne des phénomènes célestes observés sur d’autres planètes : les bandes nuageuses changeantes de Jupiter et les taches variables à la surface de Mars. Effectivement, les astronomes de l’Académie (comme Cassini) avaient remarqué que Jupiter présentait des bandes et la Grande Tache Rouge (même si elle n’était pas comprise, on voyait des changements), et que Mars montrait des marques sombres qui se modifiaient (on observait grossièrement les calottes polaires et les taches sombre, sans les identifier clairement). Fontenelle suggère que ces changements témoignent d’activités géologiques ou climatiques intenses sur ces planètes. Autrement dit, Jupiter et Mars vivent aussi, elles ont des météos, des saisons possiblement. Cette remarque sert à confirmer par l’observation ce qu’il a dit : ces planètes ne sont pas de simples orbes de cristal, ce sont des globes dynamiques, comme la Terre l’est avec ses orages et ses saisons. C’est une dernière couche de preuves pour bien ancrer l’analogie Terre/planètes.
Enfin, Fontenelle discute d’une découverte très récente pour lui : la lumière zodiacale. Cette faible lueur qu’on peut voir en pointe près de l’horizon après le coucher du Soleil (en suivant l’écliptique) venait d’être expliquée aux alentours de 1683 par l’astronome Giovanni Domenico Cassini. Fontenelle la présente comme « une lueur observée près du Soleil pendant les crépuscules », tout juste découverte. Il explique que ce phénomène pourrait être dû à un amas de matière (des particules, de la poussière) entourant le Soleil et réfléchissant sa lumière. C’est effectivement l’interprétation correcte de la lumière zodiacale (due à la diffusion de la lumière solaire par les poussières du plan écliptique). En intégrant ce détail, Fontenelle montre qu’il tient à mettre son texte à jour avec les toutes dernières avancées. Il discute alors de ce que cette observation entraîne comme réflexion : si notre Soleil a cette sorte de halo poussiéreux donnant le crépuscule prolongé que nous voyons, qu’en est-il des crépuscules sur les autres planètes ? Et de la pureté de leur air ?. Là, il soulève un point subtil : peut-être que sur certaines planètes où l’atmosphère est plus pure ou différente, on ne verrait pas de lumière zodiacale, ou on verrait les étoiles jusqu’au couchant sans halo. Il revient donc encore à l’idée que chaque monde a son skyline particulier. Mais au-delà, l’inclusion de la lumière zodiacale est un clin d’œil pour montrer que son ouvrage incorpore la science vivante.
Le dialogue se termine sur une note philosophique et méthodologique. Fontenelle souligne la prudence nécessaire dans l’interprétation des nouvelles découvertes. Il insiste sur l’importance de ne pas tirer de conclusions hâtives, et en même temps d’apprécier la diversité et la complexité de l’univers révélées par ces découvertes. C’est un rappel salutaire : chaque nouvelle observation (tel un phénomène inconnu comme la lumière zodiacale) doit être intégrée avec calme et réflexion au corpus des connaissances, sans qu’on tombe dans des extrapolations sauvages ni dans le rejet obtus. En d’autres termes, il prône un esprit scientifique modéré : ouvert mais critique. Cette conclusion est en parfaite cohérence avec l’ensemble de sa démarche dans l’ouvrage.
La Marquise, on le comprend, quitte cette ultime soirée enrichie d’une vision du monde incroyablement plus vaste que ce qu’elle connaissait, mais aussi armée d’une leçon de méthode : elle a appris non seulement des faits, mais une manière de raisonner face aux faits. Elle a gagné un esprit philosophique, au sens où Fontenelle l’entendait, c’est-à-dire curieux, rationnel et modeste. Dans la lettre à Monsieur L***, Fontenelle disait dès le début que « vous serez bien aise que j’ai attiré Madame la Marquise dans le parti de la philosophie ». On peut affirmer que c’est chose faite à la fin du Sixième soir. Cette Marquise imaginaire symbolise peut-être les jeunes esprits que Fontenelle souhaitait convertir à la pensée scientifique ; on peut penser qu’il voyait en elle le modèle d’un lecteur idéal qui, partant de rien, arrive à tout comprendre.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, ce sixième soir offre une belle conclusion car il replace le discours dans sa dimension de discours argumentatif. Fontenelle y jette un regard réflexif sur sa propre entreprise : il valide ses théories par des arguments supplémentaires, montre comment elles s’articulent avec les observations (nouvelle ou anciennes), et donne un dernier éclairage sur l’importance de la mesure en sciences. C’est un peu le dernier cours du professeur Fontenelle à son élève : « Voilà tout ce que nous avons exploré, voici comment penser la science : ni crédule ni sceptique, mais rationaliste prudent. »
Du point de vue littéraire, on remarque que ce chapitre est peut-être un peu moins enlevé que les précédents, car il est plus récapitulatif et explicatif (il y a moins de métaphores flamboyantes, plus de raisonnements). Cela correspond bien à sa fonction de conclusion solide plutôt que d’expansion imaginative. Il n’en est pas moins important car il fait le lien entre la fiction du dialogue et la réalité scientifique. C’est aussi ici qu’on voit Fontenelle intégrer l’actualité scientifique dans son texte – un procédé que peu d’œuvres littéraires font, ce qui rend les Entretiens singuliers. On peut souligner que cette actualisation était innovante : cela rapprochait le livre d’un genre de journal scientifique accessible. Fontenelle plus tard deviendra d’ailleurs secrétaire de l’Académie des Sciences et fera le compte rendu des travaux scientifiques annuels – on voit dans ce Sixième soir comme un prélude à cette activité.
En conclusion générale, l’œuvre de Fontenelle, une fois ce sixième soir achevé, apparaît comme un remarquable outil de diffusion du savoir et de la pensée critique à la fin du XVIIe siècle. Il a su, par une structure dialoguée plaisante et un style clair, vulgariser la révolution copernicienne et les spéculations qui en découlent, tout en mêlant agréablement l’érudition, la poésie et l’esprit philosophique. L’étude détaillée des Entretiens sur la pluralité des mondes est extrêmement riche : elle permet de comprendre un moment charnière de l’histoire des idées (le passage du monde clos au monde infini), d’observer comment on peut expliquer des sciences compliquées sans jargon, de voir l’évolution d’un personnage à travers le savoir (éducation de la Marquise), et de faire le lien avec d’autres œuvres littéraires ou scientifiques de référence. C’est un texte interdisciplinaire par excellence, convoquant la littérature (mythologie, Arioste, roman galant), la science (astronomie, physique, préhistoire naturelle), la philosophie (place de l’homme dans l’univers, méthode de connaissance), et même l’histoire (car on y parle de Cicéron, d’Alexandre, etc.). Cette multidimensionnalité en fait un excellent sujet d’analyse pour développer une culture générale solide et une compréhension de comment les savoirs interagissent.
Fontenelle a atteint pleinement l’objectif énoncé dans sa préface : son ouvrage est profondément instructif sans cesser d’être divertissant. Il mobilise l’intelligence du lecteur tout en la flattant et en la séduisant, ce qui est probablement la meilleure manière d’apprendre. Même plus de trois siècles après, lire les Entretiens demeure un exercice stimulant, car on y retrouve les racines de notre vision moderne du cosmos présentées avec une fraîcheur didactique rare. Pour de jeunes esprits en formation, c’est l’occasion d’apprécier que la connaissance scientifique peut être racontée comme une histoire passionnante, et que la littérature peut être le vecteur de la lumière – au sens propre comme au figuré. Fontenelle, en bon homme des Lumières, nous lègue ainsi un double héritage : celui du contenu (les idées astronomiques de son temps, dont beaucoup sont encore valables) et celui de la démarche (le dialogue, l’ouverture d’esprit, la vulgarisation élégante). Les Entretiens sur la pluralité des mondes apparaissent donc comme une œuvre à la fois ancrée dans son siècle et étonnamment moderne par son esprit, véritable pont entre la science et les lettres, et formidable outil pédagogique pour qui veut non seulement connaître, mais aussi réfléchir à comment on connaît.

Laisser un commentaire