La Préface des Entretiens sur la pluralité des mondes annonce d’emblée l’ambition novatrice de Fontenelle et éclaire ses intentions d’auteur. Bernard de Fontenelle s’y compare explicitement à Cicéron, rappelant comment ce dernier osa traduire les ouvrages philosophiques du grec au latin afin de les rendre accessibles à un public plus large. De même, Fontenelle affirme vouloir « traiter la philosophie d’une manière qui ne fût point philosophique », c’est-à-dire présenter les savoirs de son temps avec clarté et agrément, sans le ton académique rébarbatif souvent réservé aux érudits. Jusqu’alors, les ouvrages scientifiques étaient en effet majoritairement rédigés en latin et destinés aux seuls savants initiés. Fontenelle cherche à bousculer cet état de fait en écrivant en français et en adoptant un style limpide, accessible aux “gens du monde” sans pour autant ennuyer les “savants”. Il vise ainsi un juste milieu délicat : « ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants ».
Cette volonté de vulgarisation – au sens noble du terme – fait de lui l’un des précurseurs de la vulgarisation scientifique moderne, annonçant l’esprit des Lumières et préfigurant les efforts des encyclopédistes du XVIIIe siècle.
Fontenelle précise également dans sa préface qu’il n’a pas la prétention d’instruire les experts, mais plutôt de les divertir en leur présentant sous une forme plaisante des idées qu’ils connaissent déjà. Inversement, il espère instruire et divertir à la fois les novices curieux. Il met ainsi en garde les lecteurs érudits de ne pas chercher dans son ouvrage un traité technique, et conseille aux néophytes d’y puiser à la fois le plaisir et la connaissance – un double objectif alors inédit dans la littérature scientifique.
Pour piquer la curiosité du lecteur, Fontenelle souligne avoir choisi un sujet fascinant par nature : rien moins que la structure de l’Univers, la place de notre Terre et l’hypothèse de mondes multiples peuplés d’êtres vivants. « Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage, que de savoir comment est fait ce Monde que nous habitons, s’il y a d’autres Mondes semblables, et qui soient habités aussi » écrit-il dans la préface. Toutefois, il conserve son ton léger et sceptique en ajoutant que « tout le monde n’est pas en état de faire cette dépense inutile » d’attention pour ces sujets, reconnaissant par avance que la passion pour la cosmologie est une affaire de goût personnel. Cette pointe d’humour modeste, typique de son style, contribue à rendre le propos engageant et complice.
Un aspect crucial de la préface est l’annonce du dispositif narratif original de l’ouvrage. Fontenelle indique avoir introduit dans son livre le personnage d’une femme – une marquise – « qui n’a jamais ouï parler de ces choses-là » et qui se fait instruire peu à peu. Cette fiction d’une élève profane poursuit un double but : d’une part, rendre l’exposition plus vivante et agréable grâce à l’échange dialogué ; d’autre part, encourager le public féminin à s’intéresser à la philosophie et aux sciences. Au XVIIe siècle, les femmes de la bonne société recevaient rarement une éducation scientifique, qu’on jugeait trop austère ou incompatible avec leur rôle social. Fontenelle, en choisissant une interlocutrice marquise, défie ces préjugés de manière élégante. Il montre qu’avec un minimum de curiosité et d’effort – comparable à celui requis pour suivre l’intrigue d’un roman comme La Princesse de Clèves, remarque-t-il malicieusement– une personne non spécialiste peut comprendre des concepts astronomiques complexes. C’est là un hommage aux qualités d’esprit des femmes du grand monde et un clin d’œil aux salons mondains de l’époque, où l’on prisait les conversations brillantes. D’ailleurs, le ton galant et enjoué des Entretiens reflète précisément celui de ces salons de la fin du XVIIe siècle, empruntant aux codes de la galanterie et de la préciosité pour mieux faire passer le savoir. En cela, Fontenelle s’inscrit dans le courant de la littérature mondaine, tout en y insérant un contenu scientifique sérieux.
La préface nous éclaire enfin sur les procédés littéraires et rhétoriques que l’auteur compte employer. Fontenelle annonce qu’il a inséré de véritables raisonnements de physique (c’est-à-dire de science naturelle) dans son texte, mais ornés de digressions plaisantes afin d’éviter toute sécheresse didactique. Il cite l’exemple de Virgile dans les Géorgiques, qui savait parsemer un exposé agricole de passages poétiques pour le rendre attrayant. De même, Fontenelle promet d’entremêler faits scientifiques et anecdotes agréables, culture classique et images poétiques. Cette alliance du savoir et du divertissement caractérise le style de l’ouvrage et assure sa réussite auprès d’un public étendu.
En bon dramaturge de la conversation, l’auteur prévoit aussi d’introduire progressivement les idées : il place notamment les digressions au début, pour mettre en place une ambiance propice, puis amène les concepts clés une fois l’attention de la marquise bien éveillée. Ce sens de la pédagogie littéraire – ne pas assommer d’emblée le lecteur de notions arides, mais l’apprivoiser par le charme du récit – sera effectivement à l’œuvre dans les six soirées dialoguées qui composent le livre.
Fontenelle fait également preuve de prudence et de finesse en anticipant les objections philosophiques ou religieuses que son texte pourrait susciter. Il assure qu’il évitera les spéculations trop chimériques au sujet des habitants des autres mondes, préférant s’en tenir à des hypothèses raisonnables où la vérité scientifique et l’imagination se combinent étroitement. Il laisse volontairement le lecteur faire la part du réel et du possible, sans imposer de visions fantaisistes gratuites. Surtout, il consacre la fin de sa préface à rassurer les « gens scrupuleux » quant à l’orthodoxie de ses idées.
À l’époque, avancer que d’autres planètes pourraient être habitées pouvait sembler remettre en cause l’unicité de l’Homme dans la Création et donc certains dogmes religieux. Fontenelle, conscient de cette sensibilité, prend soin de montrer que sa théorie ne contredit pas la religion. Son argument est ingénieux : le tort viendrait d’imaginer que les habitants de la Lune ou des planètes doivent nécessairement être des hommes identiques à nous, descendants d’Adam, ce qui poserait en effet un problème théologique. Mais lui n’affirme nullement que ce soient des hommes – au contraire, il postule qu’ils pourraient être des créatures tout à fait différentes, adaptées à leurs milieux propres. Ainsi, aucune extension abusive de la descendance d’Adam n’est nécessaire. « Quand on vous dit que la Lune est habitée, vous vous y représentez aussitôt des hommes faits comme nous ; et puis, si vous êtes un peu théologien, vous voilà plein de difficultés… Moi, j’y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes », explique-t-il en substance. Cette pirouette permet de lever l’objection religieuse majeure sans renoncer à l’idée de pluralité des mondes. Fontenelle souligne d’ailleurs que « la diversité infinie que la nature doit avoir mise dans ses ouvrages » rend tout à fait plausible l’existence d’êtres très variés ailleurs, et qu’aucun philosophe sérieux de son temps ne conteste cette idée de la richesse infinie de la Création. En conciliant ainsi précautionneusement cosmologie nouvelle et respect des croyances, il s’assure de ne pas heurter les sensibilités : une condition sans doute nécessaire pour qu’un tel ouvrage puisse voir le jour en 1686 avec l’approbation royale (comme l’indique le privilège du roi en page de titre).
En somme, la préface des Entretiens remplit un rôle programmatique essentiel. Fontenelle y dévoile son projet de démocratisation du savoir, guidé par un esprit de progrès et de tolérance. Il revendique un équilibre entre érudition et légèreté, une pédagogie par la conversation vive plutôt que par le dogme didactique. L’auteur se positionne en médiateur entre la science et le public non spécialiste, et même entre les idées modernes (héliocentrisme, pluralité des mondes) et la tradition (il prend soin de ne pas choquer la religion ni les convenances sociales). Ce prologue annonce le ton général de l’œuvre : accessible, engageant, ingénieux sur le fond comme sur la forme. Pour les étudiants d’aujourd’hui, cette préface est précieuse car elle explicite l’intention de Fontenelle de faire aimer la science à un public néophyte – une démarche toujours pertinente de nos jours. Elle montre comment un auteur peut adapter son style pour élargir la portée de son message, et plante le décor d’un dialogue où la curiosité et l’ouverture d’esprit seront les maîtres-mots.

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