Que les étoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde


La cinquième soirée marque une étape décisive dans l’élévation du discours des Entretiens. Après avoir exploré la famille proche de notre Soleil, Fontenelle entraîne la Marquise dans l’immensité vertigineuse du ciel étoilé. La conversation aborde le statut des étoiles fixes et révèle l’idée cosmologique la plus grandiose de l’époque : chaque étoile est en réalité un soleil qui éclaire à son tour son cortège de planètes, c’est-à-dire d’autres mondes. Cette révélation élargit le cadre de l’univers à des proportions inconcevables pour l’esprit humain, multipliant à l’infini le nombre de mondes possibles. Fontenelle présente cela comme la suite logique de ce qui a été appris jusqu’ici : de même que la Terre n’est qu’une planète parmi d’autres autour de notre Soleil, notre Soleil n’est qu’une étoile parmi tant d’autres dans la voûte céleste. Chacune de ces étoiles brille par sa propre lumière (contrairement aux planètes qui brillent par réflexion), c’est donc un astre comparable à notre Soleil. Et il serait très arbitraire de penser que seule notre étoile possède des planètes : il est bien plus naturel de supposer que chaque étoile, ou du moins beaucoup d’entre elles, est le centre d’un système planétaire (Fontenelle emploie le terme de « tourbillon », dans le langage cartésien, pour désigner un système d’étoile et de planètes). Ainsi le cosmos se divise en une infinité de ces tourbillons indépendants, chacun étant un monde en soi.

Pour la Marquise – et pour n’importe quel lecteur de l’époque – cette vision est stupéfiante. Elle se sent prise d’un vertige existentiel : face à cette infinité de soleils et de mondes, la Terre lui apparaît soudain bien petite et insignifiante. Fontenelle note sa réaction de trouble : ce sentiment d’insignifiance face à l’immensité est exactement ce que Blaise Pascal avait exprimé quelques décennies auparavant (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »). Toutefois, le narrateur a un point de vue différent : là où certains esprits (comme Pascal) voient une source d’angoisse ou d’humiliation pour l’Homme, lui trouve cette perspective libératrice et exaltante. Il préfère un univers infini et riche, plutôt qu’un cosmos clos et étriqué où tout tournerait autour de nous. Il explique à la Marquise que son sentiment initial d’insignifiance peut se transformer en admiration : l’esprit humain est capable d’embrasser cet infini par la pensée, et c’est là une victoire de la raison. Cette divergence de réaction est très intéressante philosophiquement : Fontenelle, en bon homme des Lumières optimiste, s’oppose au vertige négatif de Pascal et propose un vertige positif, un émerveillement. Pour l’éduquer, il la rassure en quelque sorte : nous ne perdons rien à ne plus être le centre, au contraire nous gagnons un univers grandiose. Cette notion que la décentration est émancipatrice est au cœur de la modernité intellectuelle. On peut même y voir un parallèle avec les futures théories de relativisation en science (comme Darwin qui relativisera le statut de l’homme dans la biosphère, etc.). Fontenelle fait passer le message avec tact en le faisant incarner par le dialogue des émotions de la Marquise.

Une fois la première impression surmontée, Fontenelle développe la structure de cet univers infini. Il explique que chaque tourbillon (c’est-à-dire chaque système stellaire) suit des principes similaires (un soleil central, des planètes en orbite), mais peut varier dans ses détails : certains systèmes ont peut-être plus de planètes que le nôtre, d’autres moins ; certains peuvent avoir des configurations différentes, par exemple plusieurs soleils en interaction (il évoque des soleils « mobiles » qui pourraient ne pas être fixes au centre, ce qui anticipe l’idée des étoiles doubles ou multiples). Il va jusqu’à envisager des tourbillons sans planètes ou avec des singularités inédites. Ce faisant, il montre une compréhension fine que la nature peut varier sans limite : l’univers n’est pas monotone, c’est un immense laboratoire de combinaisons. Il reprend l’image du vortex cartésien : notre soleil par exemple efface la lumière des autres soleils de son voisinage immédiat, imposant sa loi dans son tourbillon, mais il suffit de s’éloigner un peu et un autre soleil règne sur un autre tourbillon, etc. C’est un réseau de royaumes lumineux dans l’obscurité infinie.

L’auteur aborde ensuite un phénomène qui avait intrigué les astronomes depuis l’Antiquité : la Voie lactée. Il explique à la Marquise que cette blancheur laiteuse qu’on voit dans le ciel est en réalité une concentration d’une multitude d’étoiles si lointaines et serrées qu’elles en paraissent confondues en une lumière continue. Il reprend ici clairement la découverte de Galilée, qui le premier, avec sa lunette, avait résolu la Voie lactée en étoiles en 1610. Fontenelle appelle ces étoiles de la Voie lactée « des petites étoiles invisibles aux yeux à cause de leur petitesse », formant comme des « mini-tourbillons » ou archipels d’astres. Il pousse même la fantaisie à imaginer que ces petits mondes de la Voie lactée sont si rapprochés que d’un monde à l’autre, on pourrait presque s’interpeller ! Il évoque l’image charmante d’oiseaux, ou de pigeons voyageurs, qui voleraient d’une planète d’un de ces systèmes à une planète voisine pour porter des messages. C’est une métaphore poétique audacieuse : elle concrétise l’idée de proximité relative de certains mondes, et amuse la Marquise (et le lecteur) en suggérant une sorte de communication inter-mondes par des moyens simples (des pigeons cosmiques !). Bien entendu, c’est une hyperbole humoristique – Fontenelle ne prétend pas sérieusement qu’il y a des pigeons de l’espace –, mais cette image de « cette fourmilière d’astres, et cette graine de mondes » (selon ses termes) frappe l’esprit et fait entrevoir concrètement l’immensité peuplée de la galaxie. La Marquise en est ravie, même si cela ajoute encore à l’énormité de l’univers qu’elle doit concevoir. Fontenelle la gâte ici en images évocatrices : il compare par exemple la Voie lactée à un archipel d’îles (il cite les Maldives comme métaphore : des milliers de petites îles séparées par de minces chenaux d’eau qu’on franchirait aisément). De même, les petits tourbillons stellaires de la Voie lactée seraient assez près pour qu’on puisse presque « se donner la main » d’un monde à l’autre. Cette avalanche métaphorique contribue à dédramatiser l’infini en le rendant imagé et même ludique. Au lieu d’un effroi, on a devant les yeux un tableau chatoyant de milliers de mondes papillonnants.

Fontenelle traite enfin le cas particulier des comètes, car il ne peut pas parler du ciel profond sans aborder ces astres errants qui tant effrayaient les peuples. Fidèle à son esprit rationnel, il les démystifie totalement. Une comète, explique-t-il, n’est rien de plus qu’une planète étrangère, c’est-à-dire appartenant à un tourbillon voisin, qui par accident passe à travers le nôtre. En traversant la région du Soleil, elle subit son influence et s’échauffe, d’où l’apparition de la fameuse queue lumineuse (il dit : « une queue qui lui vient de son interaction avec notre Soleil », ce qui est remarquablement perspicace puisque nous savons qu’effectivement la queue d’une comète est due à la vapeur et aux poussières chassées par le vent solaire). Fontenelle admet que le phénomène est mal compris, mais il écarte explicitement l’idée que ce soient des présages funestes. Il s’inscrit ainsi en faux contre la superstition tenace des comètes vues comme signes de malheur (guerres, morts de rois, etc.), superstition qui était encore répandue au XVIIe siècle. En les reclassant en simples astres voyageurs d’un monde à l’autre, il les naturalise complètement. Cette rationalisation s’inscrit dans son projet général de calmer les peurs par la connaissance. La Marquise, qui plus tôt a vu qu’une éclipse n’est pas un dragon, voit maintenant qu’une comète n’est pas une épée de Damoclès céleste mais juste une voisine de passage.

Vers la fin de la discussion du cinquième soir, le ton devient un peu plus grave, plus spéculatif. La conversation s’assombrit légèrement lorsque le narrateur aborde l’idée que certains soleils eux-mêmes pourraient venir à s’éteindre. C’est un raisonnement osé pour l’époque : on savait que certaines étoiles (les « étoiles nouvelles ») étaient apparues puis avaient disparu (par exemple la supernova de 1572 observée par Tycho Brahé, ou celle de 1604). Fontenelle évoque cette possibilité avec prudence : peut-être certaines étoiles pâlissent et finissent par disparaître, soit parce qu’elles se recouvrent d’une sorte de croûte opaque, soit parce qu’elles consomment leur matière et s’affaiblissent, soit encore parce qu’elles s’éloignent de nous au point de ne plus être visibles. Ce passage montre qu’il a assimilé les débats de son temps sur la nature des étoiles : l’idée d’une consommation de matière anticipe vaguement la notion de carburant stellaire (même si l’idée exacte d’une étoile qui brûle son hydrogène ne viendra que bien plus tard, Fontenelle pressent que l’éclat pourrait diminuer par épuisement). Il imagine aussi une écorce qui rendrait une étoile sombre – c’était une hypothèse qui circulait (certains pensaient que les étoiles nouvelles pouvaient être des étoiles recouvertes de taches ou enveloppées de quelque chose puis redevenues invisibles). Devant cette perspective un peu déprimante d’un ciel où des soleils meurent, Fontenelle ajoute aussitôt une note d’optimisme : il suggère que la nature peut fort bien créer de nouveaux soleils à partir de matière répandue dans l’espace. L’univers serait alors en constante régénération : quand un astre s’éteint, un autre naît ailleurs. C’est tout à fait remarquable car c’est l’idée moderne de la naissance des étoiles à partir de nébuleuses (ce qui sera confirmé au XIXe siècle). Ainsi Fontenelle, sans preuve directe, conçoit un cosmos dynamique où rien ne se perd, tout se transforme. Cette touche finale maintient donc l’harmonie optimiste de l’ensemble : même la mort d’un monde n’est pas une tragédie cosmique, c’est peut-être le prélude à une autre naissance. On reconnaît là encore son refus du catastrophisme et son inclination à voir la nature sous un jour fécond.

L’entretien se termine sur une note à la fois légère et réflexive. La Marquise, avec un brin d’humour, se dit désormais « savante » après avoir assimilé un système cosmique si vaste. C’est une sorte de flatterie envers son professeur et d’auto-dérision aussi : qui aurait cru qu’en quelques soirs, une femme qui n’y connaissait rien en viendrait à comprendre l’architecture de l’univers ? Elle se targue gentiment de cette transformation. Fontenelle conclut en soulignant que malgré l’immensité et la complexité de l’univers, « il reste accessible à l’esprit humain, tout en conservant une part de mystère ». Cette phrase synthétise l’esprit de tout l’ouvrage : oui, l’homme peut comprendre beaucoup de choses par la raison (il vient de le prouver avec la Marquise qui a compris du mouvement de la Terre jusqu’à la pluralité des mondes), mais il demeure toujours du mystère (on ne sait pas tout, on ne voit pas tout, l’infini ne se laisse pas complètement embrasser). Il y a donc un appel à la fois à la confiance (dans la raison) et à la modestie (face à ce qui nous dépasse).

Ce cinquième soir est sans doute le point culminant de l’aspect cosmologique des Entretiens. C’est ici que Fontenelle fait passer l’idée la plus révolutionnaire (l’infinité des mondes habités dans l’espace), celle qui sera l’un des grands fondements de la pensée cosmique du XVIIIe siècle. Historiquement, il s’inspire certes d’Épicure, de Giordano Bruno (fin XVIe) qui avait émis l’hypothèse des mondes innombrables autour des étoiles, mais Fontenelle la diffuse de manière élégante et non polémique, ce qui la rend acceptable. Bruno en avait été brûlé, Fontenelle en fait un best-seller mondain – c’est dire le génie de présentation qu’il a eu, profitant du changement d’époque (en 1686 on ne risquait plus l’Inquisition à Paris pour ce genre d’idées, surtout en les présentant hypothétiquement). La réception fut globalement positive, même si certains religieux grinçaient des dents. On sait toutefois que l’Église mit longtemps à accepter officiellement ces idées : ce n’est qu’en 1757 que le Vatican leva enfin l’interdit sur les ouvrages héliocentriques, plus de 70 ans après les Entretiens. Cela montre combien Fontenelle était en avance sur la censure, sans pourtant être inquiété – sans doute grâce à son style modéré et son statut d’académicien protégé.

Du point de vue littéraire, ce cinquième soir offre quelques-unes des images les plus marquantes du livre (les pigeons interstellaires, la Voie lactée îles Maldives du ciel…). On peut les rapprocher des métaphores utilisées par d’autres auteurs : par exemple, Voltaire dans Micromégas reprendra l’idée de l’insignifiance de la Terre vue de Sirius et jouera aussi sur l’effet de zoom cosmique, mais de façon plus satirique. Fontenelle, lui, garde toujours un ton émerveillé plutôt que moqueur. La Marquise dans ce chapitre est surtout spectatrice d’un feu d’artifice conceptuel, elle intervient un peu moins que précédemment (hormis pour dire son vertige et plaisanter sur le fait qu’elle est savante à présent). C’est logique : l’infini la dépasse et elle se laisse volontiers guider. Ce qui n’empêche pas leur connivence : on les imagine levant les yeux ensemble vers le ciel et partageant un moment de silence à la fin, mesurant ce qu’ils viennent de concevoir.

L’intérêt du cinquième soir est de voir exposé très clairement le principe de la pluralité des mondes à l’échelle cosmique. C’est presque un exposé de cosmologie : on y parle de galaxies (Voie lactée), d’exoplanètes (même si le mot n’existait pas), de comètes interstellaires. Ils peuvent constater que la plupart de ces intuitions se sont confirmées (chaque étoile a des planètes, la Voie lactée est une galaxie d’étoiles, les comètes sont des petits corps du système solaire et non des signes célestes). Cela donne une dimension pré-scientifique impressionnante à l’œuvre. En même temps, nous pouvons analyser comment Fontenelle rend digeste l’infini : c’est un enjeu toujours actuel en médiation scientifique (comment parler de milliards de galaxies à un public non scientifique ? Fontenelle utilisait des comparaisons concrètes, ce qui est encore utilisé de nos jours). De plus, le passage sur le vertige de la Marquise peut susciter un débat philosophique : est-ce que connaître la place minuscule de l’homme dans l’univers doit effrayer ou au contraire libérer ? On peut comparer ce passage aux Pensées de Pascal (où Pascal parle du « deuxième abîme » de l’immensité naturelle et de l’écrasement de l’homme entre les infiniment grands et petits). Fontenelle prend le contrepied et représente un courant plus confiant du XVIIIe siècle. Cette opposition Pascal/Fontenelle illustre bien le changement de sensibilité du classicisme au pré-Lumières.

En somme, le cinquième soir est l’apothéose de la “philosophie naturelle” de Fontenelle : le monde n’est pas centré sur nous, il est pluriel et infiniment varié, mais l’homme peut en avoir conscience et goûter cette connaissance. C’est une célébration de la raison humaine capable de concevoir l’infini, et une célébration de la nature, généreuse en mondes et en curiosités. Fontenelle a atteint là son objectif de faire rêver son lecteur tout en l’instruisant : la Marquise a maintenant la tête pleine d’étoiles au double sens du terme, son imagination et sa raison ont été comblées.

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