La Boétie commence par une citation d’Ulysse, qui disait préférer un seul maître à plusieurs. Il critique cette idée en affirmant qu’un seul tyran est déjà une chose mauvaise en soi, alors plusieurs seraient encore pires. Mais son objectif n’est pas de discuter ici quel est le meilleur régime politique, monarchie ou autre. Ce qu’il veut comprendre, c’est comment il est possible qu’un seul homme puisse dominer un peuple entier, parfois des millions, sans qu’il n’ait à user de violence constante. Pourquoi tant d’hommes acceptent-ils la domination d’un seul, alors qu’il ne pourrait rien sans leur consentement ?

Il insiste : ce tyran n’a aucune force propre. Il ne peut frapper, surveiller ou commander que parce que le peuple l’y aide. Il est seul, et le peuple est immense. Pourtant, on le sert comme s’il avait mille bras, mille yeux. Ce n’est pas la peur, ni la force, qui expliquent cela. Ce n’est pas non plus un simple oubli. C’est une forme de consentement, voire d’habitude : les gens s’habituent à obéir. Ils ne sont pas enchaînés, ils tendent eux-mêmes le cou au joug.

Il concède que parfois un peuple peut être forcé, comme les Athéniens l’ont été par les trente tyrans. Dans ce cas, on subit la violence par contrainte. Mais souvent, ce n’est pas la guerre ou la force qui imposent la servitude : c’est la coutume, l’habitude, le temps. On apprend à obéir comme on apprend à parler.

Il évoque une situation où un homme courageux, juste, a gagné la confiance du peuple en le protégeant. S’il devient chef, le peuple peut continuer à l’aimer. Mais souvent, ce pouvoir change de nature. Et celui qui fut aimé devient un maître. Et ce qui était une reconnaissance devient une servitude.

La Boétie s’interroge aussi : comment expliquer que des millions de gens puissent servir un homme seul, souvent faible, parfois lâche, sans grandeur, ni intelligence ? Ce n’est pas de la peur. Ce n’est pas du courage non plus, c’est une étrange forme d’oubli de soi. Il raconte que si mille, dix mille, cent mille obéissent à un seul sans rien dire, c’est que, quelque part, ils ont perdu la volonté de résister.

Il rappelle que ceux qui se battent pour leur liberté sont plus vaillants que ceux qui se battent pour la domination. Les premiers espèrent conserver un bien précieux. Les seconds ne cherchent que des profits momentanés. L’histoire ancienne prouve que les petits peuples libres ont parfois vaincu des empires, comme les Grecs contre les Perses.

Pour La Boétie, il est inutile de renverser le tyran par la violence. Il suffit de cesser de l’alimenter. Il suffit de ne plus lui obéir, de ne plus l’entretenir, et il tombe de lui-même. Le peuple ne devrait pas se battre pour redevenir libre : il suffit qu’il le veuille. La liberté est un bien naturel. Elle ne coûte rien. Elle est comme le feu : si on ne le nourrit plus, il s’éteint.

Il s’étonne que les hommes ne désirent pas ce bien si précieux, alors que même les animaux se battent pour leur liberté. Certains meurent s’ils sont enfermés. D’autres se débattent, mordent, se blessent pour ne pas être capturés. Même les chevaux ou les éléphants montrent, quand on tente de les dompter, qu’ils préfèrent rester libres. Pourquoi l’homme, seul être doué de raison, peut-il s’habituer à la servitude au point d’oublier qu’il fut libre ?

Il distingue trois formes de tyrannie : celle acquise par la guerre, celle obtenue par élection, et celle héritée. Tous les tyrans finissent cependant par vouloir conserver le pouvoir, même s’ils l’ont reçu du peuple. Ils le gardent, le transmettent à leurs enfants, et deviennent cruels pour empêcher tout retour à la liberté. Peu importe la manière dont ils ont accédé au pouvoir : la servitude est la même.

La Boétie imagine un peuple naïf, qui ne connaît ni la liberté ni la tyrannie. S’il devait choisir, il choisirait la liberté. Il évoque le peuple juif qui demanda un roi sans y être forcé, et se retrouva puni par l’histoire. Il montre que souvent, les peuples sont eux-mêmes les artisans de leur propre malheur, parce qu’ils préfèrent une sécurité trompeuse à une liberté incertaine.

Les hommes qui naissent sous la tyrannie s’y habituent. Ils la trouvent naturelle. Ils oublient que leurs ancêtres étaient libres. La coutume a plus de force que la nature. Comme les plantes changent selon le sol, les hommes changent selon leur éducation. La servitude devient une seconde nature, transmise de génération en génération.

Pourtant, quelques hommes, rares, gardent en eux une mémoire, une soif de liberté. Ils ne s’y habituent jamais. Ils lisent, observent, réfléchissent, et sentent le poids du joug. Ils résistent, parfois en silence, mais ils existent. Ces hommes sont souvent cultivés. La Boétie remarque d’ailleurs que les tyrans se méfient des lettrés : la lecture, le savoir, éveillent l’esprit et poussent à refuser l’injustice.

Mais ces hommes libres se retrouvent seuls, isolés. La tyrannie empêche les gens de se parler librement. Même penser devient dangereux. On ne peut pas s’unir, on ne se reconnaît pas. Il n’existe pas de fenêtre dans le cœur des hommes pour savoir qui pense comme soi.

Il évoque plusieurs figures historiques qui ont tenté de restaurer la liberté : Brutus, Casse, Dion, Thrasybule… Ces hommes ont agi, parfois au prix de leur vie, pour libérer leur peuple. D’autres ont échoué parce qu’ils voulaient remplacer un tyran par un autre. La vraie liberté n’a rien à voir avec l’ambition personnelle.

La première cause de la servitude volontaire est donc la naissance dans l’esclavage. La seconde, c’est que les hommes deviennent mous et faibles sous la tyrannie. Hippocrate l’avait remarqué : les hommes libres sont plus robustes. Ceux qui vivent dans la peur sont sans courage. Ils combattent sans conviction, obéissent sans penser, et vivent sans joie.

Les tyrans l’ont bien compris. Ils affaiblissent leurs peuples avec des distractions. Ils multiplient les fêtes, les jeux, les spectacles. Cela occupe les esprits et détourne des vrais problèmes. Le peuple, ainsi occupé, oublie sa condition. Il rit, il mange, il applaudit… et il obéit.

À Rome, les empereurs donnaient du blé, du vin, des pièces, des combats. Le peuple les applaudissait, croyant qu’ils étaient généreux, sans comprendre qu’ils ne faisaient que rendre une petite part de ce qu’ils avaient volé. Certains pleuraient même à la mort de Néron, malgré ses crimes, simplement parce qu’ils se souvenaient de ses banquets.

Les tyrans prennent même des titres flatteurs : protecteurs du peuple, tribuns, pères de la nation. Ils s’habillent d’or, se montrent rarement, entretiennent le mystère. Ils veulent paraître divins, inaccessibles. Ils jouent sur la superstition, comme Pyrrhus, dont on disait que son doigt guérissait les maladies.

Mais la vraie force des tyrans, ce ne sont pas les armées, ni les murailles. Ce sont quelques hommes, proches d’eux, qui participent à leurs crimes. Quatre ou cinq, puis des centaines, puis des milliers, vivent de leur proximité avec le pouvoir. Ils soutiennent le tyran pour profiter de ses largesses. Ce système se propage, chacun écrasant ceux d’en bas pour mieux se faire bien voir d’en haut.

C’est un réseau de profiteurs, comme une pyramide inversée. Le tyran est au sommet, et chaque étage soutient celui du dessus, par intérêt. Tout repose sur la peur de perdre un avantage. Chacun espère voler un peu de richesse ou de pouvoir à celui d’en bas. C’est ainsi que la tyrannie se maintient.

Mais ceux qui vivent près du tyran sont aussi les plus exposés. Ils craignent les autres, ils craignent le tyran. Ils ne vivent ni libres ni tranquilles. Ils sont toujours en alerte, toujours à se méfier. Ils sourient en tremblant. Ils doivent deviner les pensées du maître, plaire à ses caprices, devancer ses désirs.

Même ceux qui l’aiment sont en danger. L’histoire montre que les favoris finissent trahis, les proches tués, les amis oubliés. La Boétie donne des exemples : Néron tua sa mère et son épouse, Claude fit exécuter Messaline. Les tyrans, même simples d’esprit, deviennent rusés quand il s’agit d’éliminer leurs propres alliés.

Les courtisans s’exposent à une mort certaine. Même s’ils échappent au tyran, ils sont haïs du peuple, insultés, méprisés, parfois même après leur mort. On se souvient de leurs noms pour les maudire. Ils n’ont ni respect, ni honneur.

La Boétie termine en appelant à un réveil. Il invite chacun à lever les yeux, à réfléchir, à retrouver sa dignité. Il affirme que Dieu, juste et bon, ne peut aimer la tyrannie. Elle est contraire à la nature, contraire à la justice, contraire à l’homme.


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