📑 TABLE DES MATIÈRES
- Le poème
- 🔎 L’analyse du poème
- Contexte historique et littéraire
- Une mise en scène dramatique et symbolique
- Une structure classique au service de la révolte
- La dénonciation de l’oppression : un cri du peuple
- Ironie et satire pour dénoncer l’injustice
- Entre espoirs révolutionnaires et désillusions
- Conclusion
Le poème
Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D’ivresse et de grandeur, le front large, riant
Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d’or traînait sa veste sale.
Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l’empoignait au front, comme cela !
« Donc, Sire, tu sais bien , nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient – Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire
Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit.
« Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,
C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Enormes ? De sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ?
De voir les champs de blé, les épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?…
Oui, l’on pourrait, plus fort , au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain qu’on pourrait prendre un peu,
Étant homme, à la fin !, de ce que donne Dieu !
– Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire !
« Oh je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau
Qu’un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise : « Maraud , ensemence ma terre ! »
Que l’on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
– Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux !.. – Tu vois bien, c’est stupide.
Tu crois que j’aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles
Et nous dir i ons : C’est bien : les pauvres à genoux !
Nous dorer i ons ton Louvre en donnant nos gros sous !
Et tu te soûlera i s, tu fera i s belle fête.
– Et ces Messieurs rir aie nt, les reins sur notre tête !
« Non. Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière
Cette bête suait du sang à chaque pierre
Et c’était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
– Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour.
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
Nous marchions, nous chantions, et ça nous battait là….
Nous allions au soleil, front haut,-comme cela -,
Dans Paris accourant devant nos vestes sales.
Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n’eûmes pas de haine,
– Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !
« Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
Le flot des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s’en vont, foule toujours accrue
Comme des revenants, aux portes des richards.
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris le marteau sur l’épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
– Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats , qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
Et, tout bas, les malins ! Nous traitant de gros sots !
Pour mitonner des lois, ranger des de petits pots
Pleins de menus décrets , de méchantes droguailles
S’amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous passons près d’eux,
– Ces chers avocassiers qui nous trouvent crasseux !
Pour débiter là-bas des milliers de sornettes !
Et ne rien redouter sinon les baïonnettes,
Nous en avons assez, de tous ces cerveaux plats !
Ils embêtent le peuple . Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous cassons déjà les sceptres et les crosses !.. »
Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses clameurs , ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons taché de bonnets rouges !
L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au R oi pâle , suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule , ça pullule …
– Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
– On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule. – Un homme était à la bastille,
D’autres étaient forçats, c’étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !
Crapule. – Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, – vous saviez que c’est faible, les femmes,
Messeigneurs de la cour, – que sa veut toujours bien,-
Vous avez sali leur âme, comme rien !
Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la crapule.
« Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Et dans ce travail-là sentent crever leur front
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Où, lentement vainqueur, il chassera la chose
Poursuivant les grands buts, cherchant les grandes causes,
Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Oh ! nous sommes contents, nous aurons bien du mal,
Tout ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible :
Nous pendrons nos marteaux, nous passerons au crible
Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l’auguste sourire
D’une femme qu’on aime avec un noble amour :
Et l’on travaillerait fièrement tout le jour,
Ecoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
Et l’on se trouverait fort heureux ; et personne
Oh ! personne, surtout, ne vous ferait plier !…
On aurait un fusil au-dessus du foyer….
…………………………………………….
« Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille ! »
❗ Fin de la version courte
Oh ! mais l’air est tout plein d’une odeur de bataille !
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
Il reste des mouchards et des accapareurs.
Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l’heure
Je parlais de devoir calme, d’une demeure…
Regarde donc le ciel ! C’est trop petit pour nous,
Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
Regarde donc le ciel ! Je rentre dans la foule,
Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés
Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n’est-ce pas, vous tous? Merde à ces chiens-là !
Il reprit son marteau sur l’épaule. La foule
Près de cet homme-là se sentait l’âme saoule,
Et, dans la grande cour, dans les appartements,
Où Paris haletait avec des hurlements,
Un frisson secoua l’immense populace.
Alors, de sa main large et superbe de crasse,
Bien que le roi ventru suat, le Forgeron,
Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !
🔎 L’analyse du poème
Arthur Rimbaud, poète visionnaire du XIXème siècle, a écrit « Le Forgeron » en 1870 alors qu’il n’était encore qu’adolescent. Ce poème, issu des Cahiers de Douai, s’inscrit dans ses œuvres de jeunesse et se distingue par son ton véhément et engagé. Rimbaud y met en scène un forgeron – figure de l’ouvrier et du peuple – face au roi Louis XVI, dans une confrontation imaginaire aux accents de Révolution française. À travers cette situation dramatique, le jeune poète exprime une colère sociale et une aspiration révolutionnaire remarquable, mêlant l’héritage des révoltes de 1789-1792 à une critique implicite de son propre siècle.
Dans cette analyse, nous explorerons le contexte historique qui éclaire le poème, la mise en scène théâtrale et symbolique du face-à-face entre le forgeron et le roi, la structure poétique classique adoptée par Rimbaud, ainsi que les grands thèmes qui s’en dégagent : l’oppression du peuple et la révolte, l’ironie mordante utilisée pour dénoncer l’injustice, et le mélange d’espoir et de désillusion qui traverse le texte. Sans jamais tomber dans un ton académique austère, nous mettrons en lumière comment « Le Forgeron » se présente comme un cri de révolte poétique, puissant et humain, accessible aux lycéens comme à leurs enseignants, tout en étant d’une grande richesse d’interprétation.
Contexte historique et littéraire
« Le Forgeron » s’inspire directement de l’imaginaire de la Révolution française. Rimbaud situe la scène au Palais des Tuileries vers le 10 août 1792, moment clé où la monarchie vacille face à l’insurrection populaire. Historiquement, le 10 août 1792 correspond à la prise des Tuileries par le peuple parisien en armes, évènement qui aboutit à la chute de Louis XVI. Rimbaud, qui écrit près de 80 ans plus tard, fait revivre cette atmosphère insurrectionnelle : la foule en colère assiège le palais, et un homme du peuple ose interpeller le monarque. Le poème évoque aussi un épisode du 20 juin 1792, où le roi fut forcé par des manifestants de coiffer le bonnet phrygien (le bonnet rouge des révolutionnaires) et de boire à la Nation – un symbole fort que l’on retrouve à la fin du texte, lorsque le forgeron coiffe Louis XVI du bonnet rouge, geste de défi qui renverse les rôles entre le souverain et le peuple.
En choisissant ce décor historique, Rimbaud ne se contente pas d’une reconstitution : il s’agit d’une fresque qui porte une portée universelle et contemporaine. Le poème a été composé en 1870, peu après la fin du Second Empire en France. Napoléon III venait d’être renversé, la République était proclamée, et des révoltes ouvrières grondent (on n’est pas loin de la Commune de Paris en 1871). Ainsi, Rimbaud établit un parallèle entre la Révolution de 1792 et son époque : en dénonçant l’Ancien Régime et Louis XVI, il vise en filigrane toutes les tyrannies et les injustices sociales, y compris celles de son temps. La critique de la monarchie « pâle » et vacillante peut s’entendre comme une satire indirecte du Second Empire finissant. Cette dimension historico-politique donne au poème une double lecture : c’est à la fois un tableau du passé révolutionnaire français et une allusion aux combats républicains modernes que le jeune poète idéaliste appelle de ses vœux.
Sur le plan littéraire, Rimbaud s’inscrit ici dans la lignée des poètes romantiques engagés, tels que Victor Hugo. On pense notamment aux Châtiments de Hugo, où l’alexandrin sert la fureur satirique contre Napoléon III. De même, « Le Forgeron » adopte un registre épique et satirique pour fustiger les puissants. Il y a chez Rimbaud une volonté de « frapper fort » par le verbe, d’où l’importance accordée à un personnage de forgeron, porteur d’un marteau gigantesque dès le premier vers. Cette image allégorique du forgeron géant au marteau pourrait rappeler la figure prométhéenne : tel Prométhée volant le feu sacré, le forgeron de Rimbaud détient le feu de la forge et la force de façonner un monde nouveau. Rimbaud avait d’ailleurs écrit dans sa célèbre Lettre du Voyant (1871) que le poète doit être un « voleur de feu » porteur de l’humanité – une mission quasi sacrée que l’on retrouve en filigrane dans ce poème à tonalité révolutionnaire.
En somme, connaître ce contexte éclaire la lecture du « Forgeron » : Rimbaud, adolescent surdoué et épris de liberté, canalise dans ces vers l’élan de 1789 et l’espoir d’un renouveau social. C’est un poème de révolte, né d’un contexte de bouleversements politiques, où l’Histoire sert de miroir pour réfléchir les aspirations et les indignations toujours actuelles en 1870.
Une mise en scène dramatique et symbolique
Rimbaud compose « Le Forgeron » comme une véritable scène de théâtre en vers. Le poème se présente sous la forme d’un monologue dramatique : le forgeron, personnage principal, prend la parole et apostrophe directement le roi Louis XVI. Dès les premiers vers, la mise en scène est plantée avec vigueur : « Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour / Que le Peuple était là, se tordant tout autour… » On imagine un décor grandiose et tendu : dans la salle du trône aux lambris dorés traîne la veste sale de l’ouvrier, tandis qu’à l’extérieur la foule grouille et gronde. Cette opposition visuelle frappe l’esprit du lecteur : le luxe du palais contrasté avec la misère crasseuse du peuple, image qui symbolise la confrontation de deux mondes.
Le caractère théâtral est souligné par les gestes et le découpage quasi scénique. Par exemple, le forgeron arrache les rideaux de velours et entraîne le roi vers la fenêtre pour lui montrer la foule massée dans les cours du palais. On lit : « Puis il le prend au bras, arrache le velours / Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours / Où fourmille […] la foule épouvantable… » Cette action est décrite comme une didascalie de théâtre, donnant à voir le mouvement brusque du forgeron et la révélation choc de la réalité populaire au roi terrifié. La fenêtre ouverte surplombant la multitude joue le rôle d’un cadre scénique : le roi et le forgeron regardent la scène comme depuis une loge, et le lecteur/spectateur voit avec eux cette marée humaine. La tension dramatique est à son comble, car l’on assiste en direct à la prise de conscience forcée du monarque face à la colère de son peuple.
Les personnages eux-mêmes ont une portée symbolique forte. Le forgeron représente bien plus qu’un simple artisan : Rimbaud en fait le porte-parole de l’humanité souffrante. À un moment du texte, il est même désigné par le mot « l’Homme » avec une majuscule, comme s’il incarnait l’Homme universel face à la tyrannie. C’est une allégorie du peuple et des travailleurs opprimés. Sa stature est héroïque : il est décrit avec un « front large, riant comme un clairon d’airain », une image qui mêle la joie triomphante et la dureté du bronze – il apparaît d’emblée comme un géant charismatique, ivre de justice. Son marteau gigantesque brandi est le symbole du travail (l’outil de l’ouvrier) autant que de la révolte (le marteau pouvant servir d’arme pour briser les chaînes ou les bastilles). Par contraste, Louis XVI est présenté de manière peu glorieuse : « debout sur son ventre, était pâle / Pâle comme un vaincu qu’on prend pour le gibet ». Cette caricature du roi souligne son impuissance grotesque : il est ventru, blême de peur, sur le point de vaciller (« chancelant » est-il dit plus loin). Le monarque absolu est réduit à un homme tremblant, comparable à un condamné ou à un chien soumis (« soumis comme un chien, jamais ne regimbait » précise Rimbaud). Par cette opposition physique et morale – le forgeron puissant et fier, le roi faible et apeuré – Rimbaud renverse les rôles traditionnels : le véritable homme fort de la scène n’est pas le roi couronné, mais bien l’ouvrier du peuple.
La dimension symbolique s’étend à la foule populaire, qualifiée de « foule épouvantable » aux « bruits de houle ». Rimbaud la compare tour à tour à une mer en furie, à une chienne hurlante, ou à une masse de haillons tachés de bonnets rouges. Ces images animales et marines traduisent le caractère irrésistible et inquiétant de l’insurrection populaire. Aux yeux du roi, cette foule est monstrueuse – on l’entend dans l’exclamation du forgeron : « C’est la crapule, Sire ». Le terme « crapule » est précisément le mot méprisant qu’emploient les aristocrates pour parler du petit peuple (les « gueux »). En l’utilisant, Rimbaud montre comment la noblesse perçoit ces citoyens en colère comme une masse informe et vulgaire. Pourtant, toute l’ironie du poème est là : ce qui est qualifié de vile crapule par le roi est en réalité le peuple en marche vers sa liberté, animé par des valeurs de justice. La foule est effrayante pour le tyran, mais pour le forgeron et pour Rimbaud c’est une force légitime, un personnage collectif porteur d’espoir et de changement. La mise en scène oppose donc deux visions : la vision du pouvoir (une populace menaçante) et la vision du révolutionnaire (un peuple enfin debout).
En construisant ainsi une scène saisissante où chaque élément a une valeur symbolique – le lieu (le palais investi), les objets (le marteau, le bonnet phrygien), les personnages (le Forgeron/Homme vs le Roi déchu) – Rimbaud donne à son poème une force visuelle et allégorique exceptionnelle. On assiste à la dramatique chute de l’Ancien Régime condensée en quelques tableaux chocs, comme dans un grand finale d’opéra ou de drame romantique. Cette approche théâtrale rend le message du poème d’autant plus percutant et accessible : le lecteur se représente la scène et en ressent l’intensité émotionnelle presque comme s’il y était.
Une structure classique au service de la révolte
Paradoxalement, Rimbaud choisit pour ce pamphlet révolutionnaire une structure poétique très classique. Le poème est intégralement rédigé en alexandrins (vers de douze syllabes), le mètre noble de la tradition française. De plus, ces alexandrins sont rimés en rimes suivies (des rimes plates AA, BB, CC, …) donnant l’impression de couplets qui s’enchaînent avec régularité. À première vue, on pourrait être surpris qu’une telle explosion de colère populaire prenne la forme d’un poème si rigoureusement construit, presque comme une fable ou un discours versifié à l’ancienne.
Ce choix formel est en réalité très efficace. La solennité de l’alexandrin apporte une gravité et une cadence martelée aux paroles du forgeron, soulignant le caractère implacable de son discours. Chaque vers bien mesuré tombe comme un coup de marteau sur l’enclume, appuyant les idées fortes du texte. Par exemple, lorsque le forgeron clame : « – Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi, / Tu me dirais : Je veux !… – Tu vois bien, c’est stupide. », le rythme binaire et symétrique de l’alexandrin renforce l’opposition entre l’homme du peuple et le roi, et la chute « c’est stupide » résonne d’autant plus sèchement qu’elle vient briser la solennité du vers.
Les rimes plates donnent un effet de continuité fluide au monologue. Elles lient les vers deux par deux, ce qui convient bien à l’aspect narratif et argumentatif : chaque paire de vers forme une unité de sens qui pousse le récit en avant. Cette progression linéaire maintient le lecteur dans le flot ininterrompu de la tirade du forgeron, comme un torrent de paroles que rien n’arrête. L’absence de strophes clairement marquées contribue aussi à cette impression de flux intarissable : le poème coule d’un seul tenant, reflétant l’urgence et la passion du propos. On peut imaginer le forgeron enchaînant ses phrases sans reprendre haleine, emporté par l’indignation.
Si la forme est classique, le langage, lui, est d’une grande inventivité expressive. Rimbaud mêle un registre soutenu hérité de la poésie (avec des tournures un peu archaïques comme « Or le bon roi… » en début de phrase, ou l’emploi de « Sire » pour s’adresser au roi) à des mots beaucoup plus familiers, voire crus, propres au registre populaire (« crapule », « chenapans », « Merde à ces chiens-là ! »). Ce mélange des niveaux de langue sert le propos satirique : il tourne en dérision la noblesse en la traitant avec des termes trivialement imagés, et en même temps il confère une dignité épique aux souffrances du peuple en les exprimant dans la grande langue poétique. On ressent ainsi une double tonalité : à la fois le souffle élevé d’une épopée révolutionnaire et la verdeur insolente de la parole ouvrière. Cette alliance du classique et du populaire dans le style est très caractéristique du jeune Rimbaud, qui n’hésite pas à bousculer la langue pour mieux faire passer sa révolte.
Enfin, la structure du poème est aussi rythmée par des changements d’adresse et de ton. Le forgeron alterne entre des moments où il raconte, à la troisième personne du pluriel, la vie du peuple (« nous chantions tra la la… nous allions, nous allions… »), et des moments où il s’adresse directement au roi en le tutoyant (« tu sais bien », « tu me dirais »), ou encore où il s’exclame de façon générale (« Chapeau bas, mes bourgeois ! »). Ces variations créent un dynamisme oratoire, comme un discours qui joue de plusieurs registres pour convaincre et pour émouvoir. Par exemple, le passage du « nous » au « tu » est une manière de tantôt solidariser le lecteur avec la masse populaire, tantôt interpeller vivement le monarque (et symboliquement, tous les oppresseurs). C’est une structure très maîtrisée, qui prouve que derrière l’apparente fougue spontanée du forgeron se trouve la main du poète conscient de ses effets.
En somme, la forme classique du poème sert ironiquement la modernité du fond : Rimbaud utilise l’arme de la grande poésie héritée de ses aînés pour mieux frapper sa cible polémique. L’alexandrin et la rime deviennent des instruments de la lutte verbale, conférant au discours révolutionnaire une aura épique qui le grandit. Cette maîtrise formelle, loin d’affaiblir la colère du poème, lui donne au contraire une résonance durable et une clarté percutante.
La dénonciation de l’oppression : un cri du peuple
Le cœur du poème réside dans la dénonciation passionnée des injustices sociales. Par la voix du forgeron, Rimbaud dresse un tableau sans concession de l’oppression du peuple sous l’Ancien Régime. Le forgeron évoque d’abord la condition des paysans et des ouvriers avant la Révolution : « nous chantions tra la la / Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres ». Derrière l’ironie de ce « tra la la » faussement joyeux, on devine la routine abrutissante des travailleurs de la terre qui labourent les champs pour le compte des seigneurs. L’expression « les sillons des autres » souligne bien que le fruit de leur travail profite aux riches propriétaires, et non à eux-mêmes. Le peuple est réduit au rang de bête de somme, image reprise un peu plus loin lorsqu’il est dit que les paysans avançaient « hébétés comme des yeux de vache », fouettés par le seigneur à cheval ou le chanoine de l’Église. Ces deux figures – le noble avec sa cravache et le prêtre avec la hart (la corde) – représentent l’alliance de l’aristocratie et du clergé pour exploiter le peuple. Rimbaud, en quelques vers, résume toute l’injustice de l’Ancien Régime : le labeur exténuant du peuple, la confiscation des richesses par la noblesse (*« des chapelets… grenés de pièces d’or » décrit la richesse ostentatoire du clergé), et la violence comme outil de soumission (le fouet, la potence).
Les images employées frappent par leur violence crue mêlée de sarcasme. Le forgeron raconte comment, après avoir épuisé leur force à cultiver la terre (« quand nous avions mis le pays en sillons »), les paysans recevaient en échange « un pourboire ». Et pire, ils découvraient le soir venu leurs taudis en flammes : « Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit, / Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit. » Cette dernière image, celle des enfants cuisant comme un « gâteau » dans l’incendie de la maison, est d’une ironie macabre. Elle fait allusion de manière cynique au malheur des familles paysannes : non seulement on brûlait leurs habitations (punition collective ou simple mépris de leurs vies), mais cela évoque aussi la faim chronique qu’ils enduraient. Le mot « gâteau » renvoie sarcastiquement à l’absence de pain – on peut y voir un écho mordant à la phrase attribuée à Marie-Antoinette « Qu’ils mangent de la brioche » : ici la brioche absurde se transforme en un gâteau sinistrement cuit par l’incendie, c’est-à-dire la seule chose que les misérables obtiennent, au prix de leur chair. Sous l’humour noir, Rimbaud dénonce la souffrance extrême du peuple : maisons brûlées, enfants sacrifiés, famine… Il y a de quoi avoir « quelque chose qui… fait mal » au cœur, comme le dit le forgeron en évoquant la douleur muette des humiliés.
Face à ce constat, le poème est un véritable cri de révolte. L’oppression séculaire décrite par le forgeron « suscite un désir ardent de révolte ». Et en effet, Rimbaud fait monter progressivement la tension vers l’explosion révolutionnaire. Le forgeron rappelle d’abord les abus subis, puis en arrive à dire : « – Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire ! ». Ce soupir annonce que trop, c’est trop : la résignation fait place à la colère. Le ton change et devient de plus en plus véhément : « Oh je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire… ». Il rejette l’idée même qu’un roi ou un noble ait le droit de le commander ou de prendre son fils pour la guerre : « Qu’un homme vienne là… et me dise : “Maraud, ensemence ma terre !” […] Que l’on arrive encore… me prendre mon garçon… – Tu vois bien, c’est stupide. » Ce passage souligne l’indignation la plus pure : le forgeron réalise l’absurdité de l’ordre social ancien où l’homme du peuple devait se soumettre à toutes ces exigences inhumaines.
La confrontation avec Louis XVI devient alors ouvertement agressive. Le forgeron tutoie le roi avec défiance, l’accusant de naïveté ou de cruauté. Il dresse la liste des privilèges et turpitudes de la cour : « ta baraque splendide » (pour parler du palais royal), « Tes officiers dorés, tes mille chenapans… remplis ton nid de l’odeur de nos filles ». Cette dernière expression est particulièrement forte : il accuse en somme l’entourage du roi d’avoir violé et corrompu les filles du peuple, remplissant le palais de l’odeur (métaphore crue) des paysannes séduites de force. Rimbaud vise ici la morale dissolue de l’aristocratie qui abusait de son pouvoir sur les jeunes femmes du peuple – une autre facette de l’oppression. Le forgeron évoque aussi les « petits billets pour nous mettre aux Bastilles », c’est-à-dire les lettres de cachet par lesquelles on pouvait emprisonner arbitrairement n’importe quel roturier gênant. Chaque vers ajoute un grief : exploitation économique, violences sexuelles, injustice judiciaire… Le réquisitoire est total.
Culminant avec l’évocation de la prise de la Bastille, le poème fait le récit de la révolte enfin éclatée. « Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière ». Rimbaud, par la voix du forgeron, clame que le peuple s’est relevé de son humiliation (il n’est plus la « putain » soumise aux caprices des nobles) et qu’en quelques pas, ensemble, ils ont réduit en poussière la Bastille. La Bastille, symbole de la tyrannie, est dépeinte comme une bête immonde « suant du sang à chaque pierre » – image quasi gore qui montre combien cette forteresse était entachée du sang des innocents. La joie féroce des révolutionnaires éclate : « c’était dégoûtant, la Bastille debout… », ainsi ils l’ont abattue. On ressent dans ces vers la fierté nouvelle du peuple : « Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! ». Cette phrase clé indique qu’avant, les opprimés vivaient à genoux, traités en sous-hommes, mais qu’avec la révolte victorieuse, ils retrouvent leur humanité et leur dignité (« front haut », dit Rimbaud, ils marchaient la tête levée).
Le poème fait ainsi entendre l’émotion intense de ce moment révolutionnaire : « Nous avions quelque chose au cœur comme l’amour… nous étions soûls de terribles espoirs ». Ces formulations opposent à la haine une force positive, presque tendre : l’amour, l’espoir. Rimbaud insiste sur le fait que les insurgés de 1789 n’agissaient pas par cruauté gratuite, mais par amour de la justice, par espoir d’un monde meilleur. Lorsqu’ils se trouvent enfin devant « les donjons noirs » du pouvoir, brandissant leurs piques et leurs feuilles de chêne (symbole révolutionnaire), « nous n’eûmes pas de haine, – Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux ! ». Ce vers magnifique montre l’humanité du peuple en colère : au moment décisif, ces hommes robustes et victorieux n’aspirent qu’à la douceur, à la clémence. Ils ne souhaitent pas la vengeance aveugle, ils veulent juste vivre libres et égaux. C’est un moment de grâce dans le poème, où la violence révolutionnaire s’illumine d’un idéal de bonté.
Cependant, Rimbaud ne s’arrête pas à cette exaltation : le poème va plus loin et sombre ensuite dans une forme de rage désespérée, comme nous allons le voir. Mais à ce stade de l’analyse, il est clair que « Le Forgeron » est avant tout le tableau puissant d’une oppression insupportable accouchant d’une révolte libératrice. En peignant avec tant de relief la condition du peuple et l’explosion révolutionnaire, Rimbaud fait de son poème un hymne à la justice sociale. Le lecteur, qu’il soit lycéen découvrant ce texte ou enseignant aguerri, ne peut qu’être saisi par la justesse et la force du cri poussé par le forgeron. C’est la voix des sans-voix qui retentit, transformée en poésie flamboyante.
Ironie et satire pour dénoncer l’injustice
Si le ton du poème est souvent grave et indigné, l’ironie y occupe également une place de choix. Rimbaud manie le sarcasme avec virtuosité pour tourner en ridicule la monarchie et les privilégiés. Dès les premières lignes du discours du forgeron, on sent une politesse moqueuse : « Donc, Sire, tu sais bien, nous chantions tra la la… Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises, c’est entre nous. » Ici, le forgeron semble minimiser ses plaintes en les qualifiant de « bêtises » et fait mine de parler confidentiellement au roi, comme si tout cela n’était qu’anecdotes. Ce ton faussement humble et complice n’est évidemment qu’une feinte pour mieux dénoncer. En réalité, en appelant « bêtises » les tragédies qu’il vient de décrire (enfants brûlés, misère extrême), il met en évidence l’abîme d’indifférence du pouvoir : ce qui est un drame pour le peuple n’est qu’une broutille pour le roi. L’effet d’ironie est mordant, car il souligne l’hypocrisie du discours dominant.
Le texte est truffé de contrastes ironiques entre les paroles et la réalité. Par exemple, lorsque le forgeron dit « n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin, dans les granges entrer des voitures de foin énormes ? », il semble s’enthousiasmer de la belle saison des récoltes. Mais cette joie apparente est vite douchée par la suite : « Si l’on était certain qu’on pourrait prendre un peu, étant homme, à la fin, de ce que donne Dieu ! – Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire. » Ici, Rimbaud utilise l’ironie pour exprimer l’amertume : la beauté des récoltes n’a rien de réjouissant pour les paysans si eux n’en profitent jamais. L’expression « ce que donne Dieu » pour parler des fruits de la terre ajoute une pointe satirique envers le clergé : ces biens que Dieu fait pousser, les prêtres et nobles se les approprient pieusement en laissant les ouvriers mourir de faim. La fausse naïveté du forgeron (« n’est-ce pas joyeux… ») fait ressortir par contraste l’injustice criante de la situation.
De même, quand il s’adresse au roi, le forgeron maintient un vocabulaire de courtoisie formelle (« Sire », « vous » dans certaines apostrophes générales), mais c’est pour mieux glisser des insultes déguisées ou des images dégradantes. Il traite les nobles de « chenapans » (vauriens) dorés, les qualifie de « palsambleu bâtards tournant comme des paons ». Cette expression complexe est un bon exemple de l’ironie rimbaldienne : « palsambleu » est une vieille interjection aristocratique (contraction de « Par le sang de Dieu », exclamation édulcorée à l’époque), et « bâtards » suggère que ces nobles ne sont même pas de pure lignée – leur sang bleu est mêlé, affaibli par leurs débauches. En les comparant à des « paons » qui font la roue dans le nid royal, Rimbaud se moque de leur orgueil et souligne la décadence morale de la cour (les « paons » exhibant leurs plumes pendant que le pays souffre). L’insulte est habilement enveloppée dans un langage imagé et élégant, ce qui la rend encore plus piquante. On rit de voir le roi entouré de « paons » et de « bâtards », victime en quelque sorte de la bêtise de sa caste.
L’ironie devient cinglante aussi lorsque le forgeron caricature les arguments des puissants. Il fait mine de justifier la misère en reprenant leurs propres paroles : « – Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux ! ». Cette phrase met en lumière l’absurdité du raisonnement élitiste : si le peuple a faim et se révolte, on le traite de gueux (de vauriens) comme si c’était de sa faute. De même, en listant toutes les catégories de gens que la noblesse appelle « crapule » – la femme du forgeron cherchant du pain, les vieilles en larmes à qui on a pris leurs enfants, les anciens prisonniers politiques libérés mais rejetés comme des chiens – Rimbaud montre l’injustice de ces qualificatifs. L’ironie est que tout ce que l’aristocratie méprise comme « vile populace » est en réalité composé de personnes honnêtes ou victimes. Le forgeron souligne cette contradiction d’un ton faussement détaché, comme pour dire au roi : « Voyez jusqu’où va le ridicule de votre monde : vous traitez de criminels ceux que vous avez martyrisés. »
Par moments, le masque tombe et l’ironie cède la place à la sarcasme brutal. Le dernier vers de la version longue du poème en est l’exemple le plus frappant : « Eh bien, n’est-ce pas, vous tous ? Merde à ces chiens-là ! ». Ici, le forgeron (et Rimbaud derrière lui) laisse éclater une insulte vulgaire adressée aux troupes des rois coalisés qui voudraient écraser la Révolution. Le mot choque par sa crudité après des dizaines de vers en langage châtié. Mais son effet est dévastateur : c’est la révolte qui refuse toute soumission polie. Ce « Merde » historique rappelle un peu le célèbre « Merde » de Cambronne à Waterloo – une façon de préférer la mort à la reddition. Rimbaud utilise donc aussi la force comique de l’injure pour marquer la rupture définitive avec l’ancien ordre.
L’ensemble du poème peut ainsi se lire comme une vaste satire de l’Ancien Régime. On y trouve tous les ingrédients de la satire : caricature (le roi ventru et maladif, les nobles paons ridicules), humour noir (le gâteau « bien cuit » des enfants dans l’incendie), ironie mordante (les fausses plaintes légères du forgeron, les questions rhétoriques naïves), et finalement dénonciation explicite (les insultes finales, le bonnet rouge jeté au front du roi comme un affront suprême). Cette ironie omniprésente donne au poème une dimension stylistique vivante et mordante qui rend la lecture captivante. Le lecteur, souvent, sourit jaune devant certaines saillies sarcastiques, tout en étant conscient de la gravité du fond. C’est précisément ce mélange d’humour et de tragique qui rend la critique sociale encore plus percutante : Rimbaud ridiculise ses cibles et, ce faisant, les délégitime.
Pour un lycéen, repérer ces procédés ironiques aide beaucoup à comprendre le sens du texte. Par exemple, comprendre l’antiphrase dans « je ne me plains pas » ou le sarcasme dans « c’est entre nous » permet de mesurer l’ampleur du reproche adressé au roi. De même, un enseignant soulignera sans doute la finesse de certaines formulations (telle que « palsambleu bâtards ») pour montrer aux élèves comment Rimbaud joue avec la langue et les registres. L’ironie n’est pas qu’un ornement : c’est l’arme du faible contre le fort, la malice populaire opposée à la solennité du pouvoir. Dans « Le Forgeron », cette arme fait mouche et participe pleinement à la portée subversive du poème.
Entre espoirs révolutionnaires et désillusions
Un des aspects marquants de « Le Forgeron » est son oscillation constante entre l’espoir exalté et la désillusion amère. Rimbaud ne se contente pas de chanter la révolte victorieuse de 1789-1792, il montre aussi les lendemains difficiles et les rêves inachevés. Ce va-et-vient entre enthousiasme et frustration donne au poème une profondeur émotionnelle particulièrement riche.
Dans la première partie de la tirade, le forgeron exprime, après la prise de conscience de l’oppression, un immense espoir en des jours meilleurs. Lorsqu’il décrit la montée du peuple contre la Bastille, on l’a vu, les révolutionnaires ressentent de l’amour et une douce ivresse d’espoir. Cette séquence se conclut sur l’image d’un peuple qui se découvre libre et bon : « Nous voulions être doux ! ». C’est un moment d’utopie réalisée, bref mais intense, où l’idéal de la Révolution (Liberté, Égalité, Fraternité) semble à portée de main. Le forgeron évoque même la vision d’une vie simple et juste, presque bucolique, qui serait permise après la victoire : « vivre simplement, ardemment, sans rien dire de mauvais, travaillant sous l’auguste sourire d’une femme qu’on aime avec un noble amour… ». Ces vers trahissent le rêve d’une existence paisible et digne pour les ouvriers : travailler fièrement toute la journée, rentrer le soir auprès de sa famille aimée, et n’être opprimé par personne. Rimbaud, le temps de quelques lignes, laisse entrevoir ce que pourrait être un monde réconcilié, où le travail est valorisé et protégé (on imagine « un fusil au-dessus du foyer » pour défendre le foyer, symbole que la liberté sera gardée). Ce passage idéaliste est teinté d’une sincère émotion : on sent que le forgeron (et Rimbaud) y met tout son cœur, toute son aspiration à la justice et au bonheur simple.
Mais la réalité reprend vite le dessus. Rimbaud indique une rupture avec une mention significative : « Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous ! ». Après le jour révolutionnaire, le peuple n’a pas obtenu la tranquillité espérée. Au contraire, le forgeron décrit une sorte de tourbillon de violence et de chaos persistant. « Le flot des ouvriers a monté dans la rue… je cours avec eux assommer les mouchards… si tu me riais au nez, je te tuerais ! » Ces phrases montrent que l’effervescence révolutionnaire s’est prolongée en rage incontrôlée. Le mot « fous » traduit l’idée que le peuple, grisé par sa brève victoire, a perdu toute patience : il ne supporte plus aucune injustice. Les « mouchards » (espions, informateurs de la police ou de la contre-révolution) sont pourchassés et assommés. La moindre arrogance du puissant (« si tu me riais au nez ») déclencherait une violence immédiate (« je te tuerais »). Cette hyperbole révèle un peuple devenu extrêmement revendicatif et méfiant, conscient de sa force et décidé à ne plus rien laisser passer.
On perçoit ici la désillusion : la société nouvelle n’est pas advenue aussi sereinement qu’espéré. La monarchie abattue laisse place à d’autres adversaires. Le forgeron s’adresse maintenant non plus seulement au roi, mais aux bourgeois et aux politiciens qui prennent le relais du pouvoir. Il parle des « avocassiers » (terme péjoratif pour désigner les avocats et législateurs de la bourgeoisie) qui jouent avec les requêtes du peuple « comme sur des raquettes », se renvoyant les doléances sans jamais les satisfaire. Il ironise sur ces hommes qui pondent de « méchantes droguailles » (des lois insignifiantes) et se bouchent le nez en croisant les ouvriers, qu’ils jugent « crasseux ». On voit se dessiner la critique de la bourgeoisie post-révolutionnaire, celle qui a confisqué en partie la Révolution à son profit et qui méprise le petit peuple tout autant que l’ancienne noblesse le faisait. Rimbaud utilise d’ailleurs le mot « bourgeois » explicitement : « Ah ! ce sont là les plats que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces ». Cela peut faire penser à la désillusion de 1848 ou d’autres révolutions où les travailleurs, après avoir combattu, se sentent trahis par les bourgeois libéraux. Dans le poème, le forgeron constate amèrement que la lutte continue sous d’autres formes : les sceptres des rois ont été brisés, mais voilà les crosses (de l’Église) et les canons des bourgeois qui menacent la liberté nouvelle.
Malgré tout, Rimbaud ne renonce pas à l’espoir. Le forgeron évoque « les grands temps nouveaux » à venir. Il affirme : « Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir… où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir… ». Ces vers sont porteurs d’une vision futuriste d’un monde régi par le savoir et le travail libéré. On y entend presque une tonalité prophétique : l’Homme (à nouveau avec un H majuscule) forgera sans cesse, il poursuivra de grandes causes, il montera « sur Tout, comme sur un cheval » – image d’une humanité qui dominera son destin et la nature par ses efforts. Rimbaud semble évoquer ici une forme de progrès ou de révolution industrielle et sociale où la classe ouvrière triomphera et transformera le monde. Ce passage enthousiaste a la flamme de l’utopie socialiste naissante : on y lit la foi dans le savoir, dans la fraternité des « Frères » (mot employé dans « Frères, en avant ! »), et dans la construction patiente d’un avenir meilleur même si « nous aurons bien du mal ».
Pourtant, immédiatement après, le forgeron admet l’inconnu terrifiant de cet avenir : « Tout ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible ». Il y a là une lucidité presque philosophique : changer le monde est un rêve émouvant, mais on ne sait pas quels nouveaux défis ou dangers cela apportera. Cette phrase marque une nuance de crainte dans l’espoir, comme si Rimbaud se méfiait aussi des lendemains qui chantent. Et en effet, juste après cette réflexion, le poème revient à un constat plus amer : la réalité présente de 1792 (et peut-être de 1870) est toujours celle d’une confrontation sanglante. L’air est « plein d’une odeur de bataille », dit le forgeron. La dernière ligne de la version courte « Je suis de la canaille ! » sonne comme un défi mais aussi comme une acceptation tragique : le forgeron se revendique de cette plèbe en colère, de cette fange que les puissants nomment « canaille », et il s’apprête à retourner dans la mêlée (« Je rentre dans la foule, dans la grande canaille effroyable »). Il n’y aura pas de repos idyllique pour lui pour l’instant. La lutte doit continuer, et elle sera violente s’il le faut.
Cette conclusion laisse au lecteur un sentiment mitigé, mélange d’admiration pour l’espoir révolutionnaire et de tristesse face à la continuité des injustices. Rimbaud ne propose pas de fin heureuse simple. Son poème reflète la complexité de l’Histoire : les opprimés ont remporté des victoires, mais le combat pour la liberté et la dignité est un éternel recommencement. Cette ambivalence espoir/désespoir est très perceptible pour un lecteur moderne. Un élève de terminale y verra peut-être le réalisme de Rimbaud, qui à 16 ans percevait déjà que les idéaux doivent sans cesse être défendus, que la colère du peuple peut tourner en rage aveugle, mais que sans elle rien ne progresse. Un enseignant pourrait souligner ce balancement pour montrer la maturité de la réflexion chez le jeune poète : loin d’un simple appel révolutionnaire naïf, « Le Forgeron » contient aussi une interrogation sur le lendemain de la révolte.
En fin de compte, cette oscillation entre l’euphorie de la libération et l’angoisse d’un futur incertain donne au poème une tonalité épique et humaine. Épique, parce qu’il chante des exploits collectifs et des rêves grandioses ; humaine, parce qu’il n’omet pas le doute, la souffrance et la folie qui accompagnent ces bouleversements. C’est ce qui fait de « Le Forgeron » un texte émouvant : on y sent battre le cœur du peuple avec ses élans de générosité et ses emportements violents, on y perçoit la fatigue de ceux qui n’en peuvent plus et la flamme de ceux qui croient encore à un avenir meilleur. Rimbaud, en un seul poème, embrasse toute cette complexité.
Conclusion
« Le Forgeron » de Rimbaud est un poème puissant et incandescent, où la poésie met ses armes au service de la justice sociale. En seulement quelques dizaines de vers classiques et fulgurants, le jeune Arthur Rimbaud réussit à peindre un tableau complet de la Révolution : l’éveil du peuple opprimé, la chute d’un roi, l’espoir d’un monde nouveau, et la persistance de la lutte. L’analyse que nous en avons faite montre combien cette œuvre est riche et nuancée.
Sur le plan stylistique, Rimbaud marie la forme traditionnelle de l’alexandrin à une langue populaire audacieuse, créant un effet de contraste saisissant qui renforce son message. La mise en scène dramatique – digne d’une pièce de théâtre révolutionnaire – et l’allégorie du forgeron géant face au roi chancelant donnent au poème une dimension visuelle et symbolique mémorable.
Surtout, les thèmes abordés résonnent fortement : la dénonciation de l’oppression des humbles par les puissants, exprimée avec une colère juste et des images frappantes, suscite l’indignation du lecteur. L’usage de l’ironie et de la satire vient ajouter de la clairvoyance et parfois un rire amer face à l’absurdité de l’injustice. Et en filigrane, malgré la violence décrite, on sent vibrer un idéal d’humanité – cette envie d’un avenir où chacun pourrait vivre dignement du fruit de son travail, libre et respecté.
Pour des élèves de lycée, « Le Forgeron » offre l’exemple d’une poésie engagée qui reste d’une grande accessibilité : le souffle épique du texte, ses images chocs et son éloquence passionnée parlent d’elles-mêmes. Pour des enseignants, c’est une matière riche à commenter, à la croisée de l’histoire, de la littérature romantique tardive et de la préfiguration des luttes sociales modernes. Rimbaud, du haut de ses 16 ans, y déploie une voix à la fois lyrique et revendicative, préfigurant en quelque sorte la figure du poète-citoyen qui s’implique dans la cité.
Le Forgeron est plus qu’un simple poème historique : c’est une allégorie intemporelle de la révolte des opprimés contre l’injustice. Sa pertinence dépasse le cadre de 1792 ou de 1870, et touche à l’universel : tant qu’il y aura des injustices, la voix du forgeron continuera de résonner avec force. Ce mélange d’indignation, d’espoir et de clairvoyance pessimiste donne au poème une richesse particulière. Impeccablement écrit, vibrant d’une énergie indomptable, « Le Forgeron » reste une pièce maîtresse des écrits de jeunesse de Rimbaud, témoignant de son génie précoce et de son engagement profond pour la liberté et la dignité humaines. Ainsi, lire et analyser ce poème, c’est entendre le martèlement du marteau du forgeron – un martèlement qui, plus de cent cinquante ans après, nous parle toujours de nos révoltes et de nos rêves de justice. les tensions sociales de son époque et la vision révolutionnaire de son auteur.

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