📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
  3. Le buffet, un être de chêne et de souvenirs
  4. Le fouillis des âges
  5. Transcender le réel par le verbe rimbaldien
  6. Conclusion

Le poème

C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;

– C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

– Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.


🔎 L’analyse du poème

Le choix d’un meuble domestique ordinaire, un buffet, comme sujet central d’un sonnet, constitue une déclaration artistique audacieuse et résolument moderne pour l’époque. Cette décision marque une rupture avec les thèmes lyriques ou héroïques traditionnellement privilégiés en poésie, signalant une volonté naissante de réinventer le langage poétique et les sujets qu’il peut embrasser. Le poème démontre la conviction de Rimbaud que la poésie peut surgir de l’ordinaire, transformant le banal en quelque chose de profondément significatif et émotionnellement résonnant. Ce regard singulier sur le monde, capable de révéler l’extraordinaire dans le commun, est une caractéristique fondamentale de son esthétique naissante.  

Cette analyse se propose d’explorer la manière dont Rimbaud transfigure magistralement le buffet, le faisant passer d’un simple objet à une entité vivante, imprégnée d’histoire et d’émotion. Elle examinera son rôle en tant que sanctuaire de la mémoire et symbole poignant du passage du temps, englobant à la fois la tendre nostalgie du passé et les subtiles nuances de la perte et de l’oubli. Enfin, cette étude mettra en lumière la façon dont ce poème illustre l’approche poétique révolutionnaire de Rimbaud, révélant sa capacité à transcender le réel par une utilisation novatrice du langage, du rythme et un regard transformateur unique.


Le buffet, un être de chêne et de souvenirs

Le poème s’ouvre sur la présentation du buffet comme un objet substantiel et tangible : un large buffet sculpté, en chêne sombre, très vieux. Cependant, presque immédiatement, Rimbaud lui confère des qualités humaines, notamment par une comparaison évocatrice : il a pris cet air si bon des vieilles gens. Cette personnification initiale dote le meuble d’une physionomie bienveillante et sage, à l’image d’un aîné qui a traversé les époques. L’emploi de l’article indéfini un dans le premier vers qui glisse vers l’article défini le dès le troisième vers, signale la transition du buffet d’un objet générique à un membre spécifique, presque individualisé, du foyer.  

Au-delà de sa simple apparence, le buffet acquiert progressivement une agentivité et une vie intérieure. Il est décrit comme ouvert, et verse dans son ombre comme un flot de vin vieux, des parfums engageants. Le verbe verse lui attribue un rôle actif, le faisant passer d’un état passif à une action concrète. Cette évolution linguistique, des verbes d’état (c’est, est) aux verbes d’action (verse, sais, voudrais, bruis), marque le rôle actif du buffet en tant que sujet, et non plus seulement comme objet. Cela suggère une conscience naissante au sein du bois, une vitalité silencieuse qui se révèle peu à peu.  

Le processus par lequel Rimbaud attribue des traits humains au buffet, tels que son air bon, sa capacité à connaître des histoires et son désir de les raconter, va au-delà d’un simple artifice littéraire destiné à charmer le lecteur. Il reflète une conception plus profonde du monde, où les objets ne sont pas de simples choses inertes, mais possèdent une vie intérieure, une âme ou un esprit. Cette vision, que l’on pourrait qualifier d’animiste, permet au poète de sonder une dimension cachée de la réalité, transformant le quotidien en extraordinaire. Elle remet en question la séparation conventionnelle entre le vivant et le non-vivant, suggérant une connexion panthéiste ou spirituelle au monde matériel, où chaque objet recèle un fragment de la conscience universelle. Cette capacité à percevoir l’âme des choses est une manifestation précoce de ce que Rimbaud développera plus tard dans sa théorie du Voyant.  

L’intimité entre le poète et l’objet culmine dans le dernier tercet avec une apostrophe directe : Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, / Et tu voudrais conter tes contes. L’emploi de la deuxième personne du singulier, tu , établit une profonde familiarité et une complicité, traitant le buffet comme un confident privilégié ou un membre aimé de la famille. Cette adresse directe renforce l’idée que le buffet possède non seulement une mémoire, mais aussi un désir de communiquer, une sagesse silencieuse qu’il aspire à partager. Le passage progressif des verbes d’état (c’est, est) aux verbes d’action (verse, sais, voudrais, bruis) est particulièrement significatif. Cette évolution linguistique n’est pas arbitraire ; elle reflète l’accroissement de l’intimité et de l’agentivité que le poète confère au buffet. Elle suggère que l’acte d’observation poétique lui-même opère une transformation de l’objet, lui accordant une voix et une volonté. Cette dynamique de transformation est au cœur du pouvoir poétique de Rimbaud, illustrant comment le langage peut animer et révéler la vie cachée des choses, faisant du poème un acte performatif de création.  

La description visuelle du buffet est riche et évocatrice, soulignant sa forme large, sculptée et son chêne sombre, ce qui lui confère une impression de solidité, d’histoire et de savoir-faire. La qualité sombre, loin de suggérer la tristesse, évoque plutôt la patine profonde d’un bois ancien, laissant entrevoir une sagesse accumulée. Les sensations tactiles sont subtilement tissées à travers la description de son contenu, comme les linges odorants, les chiffons et les dentelles flétries , invitant le lecteur à imaginer la texture et le toucher de ces tissus vieillis.  

Le sens de l’odorat est prédominant dans le poème, agissant comme un puissant vecteur vers le passé. Le buffet verse… des parfums engageants, liant explicitement le parfum à la mémoire. Ces parfums engageants sont ensuite complétés par le mélange de parfums de fruits avec ceux des fleurs sèches. Les détails olfactifs ne sont pas de simples descriptions ; ils déclenchent une évocation puissante, presque enivrante, du passé. L’accent mis sur les sensations olfactives, notamment les parfums engageants, les linges odorants et les parfums de fruits, met en lumière la primauté de l’odorat dans l’évocation de la mémoire. Cette idée, qui sera plus tard explorée de manière célèbre par Proust avec sa madeleine, est ici pressentie par Rimbaud. Le poème sature le lecteur de senteurs, les rendant centrales à l’expérience. Il ne s’agit pas seulement de décrire une odeur, mais de souligner son pouvoir de transporter l’esprit. La comparaison avec le vin vieux associe immédiatement le parfum à la profondeur, à l’ancienneté et à une qualité enivrante, suggérant que la mémoire n’est pas un simple rappel intellectuel, mais une expérience profondément incarnée. Cette forte focalisation sensorielle, en particulier sur l’odorat, préfigure les explorations littéraires ultérieures de la mémoire involontaire, où un détail olfactif apparemment insignifiant peut libérer un flot d’expériences passées, démontrant la compréhension intuitive de Rimbaud des processus psychologiques et de la nature non linéaire du souvenir.  

Rimbaud emploie avec maestria la synesthésie, mêlant les expériences sensorielles pour créer une atmosphère holistique et immersive. Les parfums engageants sont comparés à un flot de vin vieux, entrelaçant l’odorat avec le goût et le mouvement fluide de la mémoire. L’ombre visuelle du buffet est remplie de ces senteurs, créant un paradoxe sensoriel où l’obscurité n’est pas vide mais riche d’arômes évocateurs. Cette approche multisensorielle permet au lecteur non seulement d’observer le buffet, mais de l’expérimenter pleinement, l’entraînant dans son monde intime de souvenirs emmagasinés. Le mélange des parfums engageants (provenant du vieux linge) et des parfums de fruits (provenant des fleurs fraîches) crée un pont synesthésique entre le passé et le présent, suggérant que la mémoire est une entité vibrante et vivante, et non une simple relique statique. Le poème présente une fusion de l’ancien et du nouveau, de la décomposition et de la fraîcheur, à travers le mélange des senteurs. La qualité engageante des anciens parfums évoque une invitation, un aspect accueillant du passé, plutôt qu’une répulsion. Cet engagement actif avec le passé, combiné aux frais parfums de fruits, implique un cycle continu de vie et de mémoire, où le passé nourrit et enrichit le présent. Cela remet en question une vision purement mélancolique ou statique de la mémoire, suggérant qu’il s’agit d’un processus dynamique qui intègre différentes couches temporelles, offrant une compréhension plus riche et plus complexe de notre relation à nos histoires personnelles et collectives.


Le fouillis des âges

Cette section se penche sur le contenu du buffet, interprétant le fouillis comme un dépôt complexe de la mémoire collective et individuelle, et explorant la représentation nuancée du temps, de la nostalgie et de la présence subtile de la perte dans le poème.

Le deuxième quatrain plonge le lecteur dans l’intérieur du buffet, décrit comme Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries. Ce fouillis est ensuite énuméré avec des détails évocateurs : De linges odorants et jaunes, de chiffons / De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries, / De fichus de grand’mère où sont peints des griffons. L’accumulation, soulignée par l’anaphore (répétition de De) et les virgules, crée une impression d’abondance débordante.  

Le terme fouillis est bien plus qu’un simple désordre littéral ; il symbolise la nature organique, souvent chaotique, de la mémoire humaine. Il suggère que les souvenirs ne sont pas soigneusement classés mais coexistent dans une tapisserie riche, parfois désordonnée, d’expériences passées. Ce désordre met en lumière l’authenticité de l’histoire vécue, où chaque objet, aussi trivial soit-il, contient un fragment d’une histoire. Le terme fouillis implique explicitement un manque d’organisation délibérée, suggérant que ces souvenirs ne sont pas organisés ou consciemment structurés, mais qu’ils existent simplement, s’accumulant avec le temps. Cela contraste fortement avec une vision structurée et chronologique de l’histoire. Au lieu de cela, cela renvoie à une réalité plus psychologique de la mémoire, où les fragments coexistent, souvent déclenchés par des stimuli sensoriels plutôt que par une séquence logique. L’accumulation, loin d’être un signe de négligence, devient un témoignage de la richesse et de la densité de l’expérience vécue, faisant allusion aux couches inconscientes de la mémoire qui échappent à toute catégorisation ordonnée.  

Le premier tercet poursuit cette exploration, révélant des objets encore plus intimes : les médaillons, les mèches / De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches. Ces éléments sont des reliques profondément personnelles, des traces tangibles d’individus et de moments. Les mèches de cheveux blancs ou blonds évoquent le spectre complet de la vie, de l’enfance à la vieillesse et à la mort. Le buffet devient ainsi un archiviste silencieux, un gardien des histoires familiales et individuelles, où même les objets inutiles ou démodés conservent une profonde valeur sentimentale. La juxtaposition des chiffons de femmes ou d’enfants et des fichus de grand’mère avec les médaillons et les mèches de cheveux met en évidence la transmission de la mémoire à travers les générations, suggérant un inconscient familial collectif contenu dans l’objet. Les types spécifiques d’objets mentionnés, allant des chiffons quotidiens aux précieux souvenirs, couvrent intrinsèquement différentes époques et rôles au sein d’une structure familiale. Cela crée un puissant sentiment de continuité et d’héritage, où les objets matériels servent de liens tangibles entre les vivants et les morts, et entre différentes époques de l’histoire d’une famille. Le buffet devient ainsi un témoin silencieux du déroulement de l’histoire familiale, impliquant que la mémoire n’est pas seulement individuelle mais profondément interconnectée, transmise à travers les objets et les histoires qu’ils incarnent, formant un patrimoine partagé qui transcende les vies individuelles et contribue à un inconscient familial collectif.  

Rimbaud imprègne le poème d’un champ lexical insistant sur la vieillesse et l’antiquité, utilisant des termes tels que Très vieux, vieilles gens, vin vieux, vieilles vieilleries, jaunes, flétries, grand-mère et vieux temps. Cette répétition insistante, particulièrement la polyptote autour de vieux et vieilles, transforme le concept d’âge d’une simple détérioration en une source de sagesse et de valeur sentimentale. Rimbaud, souvent associé à la rébellion contre l’ancien et au désir de nouveauté, présente ici l’âge non pas comme quelque chose à rejeter, mais comme quelque chose imprégné d’un bon air. Cela suggère une perspective nuancée et peut-être inattendue sur le temps, où le passé n’est pas simplement révolu mais continue d’exercer une influence bienveillante et précieuse. La répétition insistante de vieux renforce cette réévaluation positive, impliquant que la véritable valeur et le caractère s’accumulent avec le temps, remettant en question une vision purement progressiste ou moderniste et révélant une appréciation plus profonde de l’héritage.  

Malgré la réputation de Rimbaud pour la révolte et le dédain du passé, Le buffet révèle une inattendue grande sensibilité et une tendresse infinie pour les choses surannées. Le poème loue subtilement la qualité durable du passé, suggérant que la vraie valeur s’accumule avec le temps. Il ne s’agit pas d’une vision amère ou rancunière du vieillissement, mais d’une vision empreinte d’une douce mélancolie pour ce qui a été et d’une appréciation tranquille de sa présence persistante. La sentimentalité exprimée envers ces objets surannés, inhabituelle pour le jeune Rimbaud rebelle, suggère une connexion plus profonde, peut-être subconsciente, aux racines et à l’héritage, offrant un contrepoint à ses thèmes plus explicites de révolte. La poésie de jeunesse de Rimbaud est largement caractérisée par des thèmes de révolte, un sentiment anti-bourgeois et un rejet des normes sociétales. Le ton tendre, presque nostalgique du buffet, apparaît donc comme une contradiction apparente. Ce dualisme révèle un paysage psychologique plus complexe chez le jeune poète. Il suggère que même un esprit révolutionnaire peut abriter un attachement profond, peut-être subconscient, au passé, en particulier à la sphère domestique et à ses symboles réconfortants. Cette interaction entre rébellion et sentimentalité enrichit notre compréhension du développement artistique précoce de Rimbaud, montrant que sa voyance pouvait embrasser à la fois l’avenir et les échos profondément résonnants de ce qui fut, rendant sa voix poétique plus multiforme qu’initialement perçue.  

Les objets à l’intérieur du buffet, allant des chiffons de femmes ou d’enfants aux fichus de grand’mère, évoquent explicitement plusieurs générations. Le buffet devient un symbole de transmission familiale, un lien physique par lequel le passé est préservé et transmis. Il incarne la continuité de l’histoire d’une famille, où chaque objet contient un fil narratif reliant différentes vies à travers le temps.  

La conclusion du poème introduit un glissement subtil, mais profond, vers le mystère et une dimension plus sombre de la mémoire. L’image finale des grandes portes noires est hautement symbolique. La couleur noire est universellement associée à la mort, à l’inconnu et à ce qui est caché. Le bruis (grincement/murmure) qui accompagne leur ouverture lente ajoute une dimension auditive à ce mystère, suggérant une voix du passé, peut-être une lamentation ou un murmure de récits oubliés. Les grandes portes noires symbolisent le seuil entre le connu et l’inconnu, le conscient et l’inconscient, et finalement, la vie et la mort. La couleur noire est universellement associée au mystère, à l’inconnu et à la mort. Les grandes portes suggèrent une entrée monumentale, peut-être même intimidante, faisant allusion à un passage vers quelque chose de profond ou de définitif. Leur ouverture lente et délibérée évoque un sentiment de solennité, une révélation progressive de ce qui se trouve au-delà de la réalité immédiate et tangible. Cela implique que le buffet, en tant que dépositaire de la mémoire, contient également les échos de ceux qui sont passés, et que confronter le passé signifie inévitablement confronter la perte et l’oubli ultime. C’est un subtil memento mori intégré dans un objet domestique apparemment anodin, ce qui élève son poids symbolique.  

Alors que le buffet évoque initialement chaleur et parfums engageants, les dernières lignes introduisent une perspective nuancée. L’ouverture des portes sombres suggère que la mémoire n’est pas uniquement une source de réconfort et de nostalgie ; elle peut aussi révéler des souvenirs plus douloureux, de défunts par exemple. Cette ambivalence reflète la nature complexe de l’expérience humaine, où joie et chagrin, présence et absence, sont inextricablement liés dans le tissu de la mémoire. Le buffet devient donc un symbole du spectre complet de la vie, englobant à la fois ses moments chéris et ses pertes inévitables.  

Le bruis (grincement/murmure) du buffet, associé aux portes noires, transforme le son d’un simple bruit physique en une voix spectrale du passé, une lamentation pour ce qui est perdu, ou un murmure de récits oubliés, approfondissant ainsi la mélancolie sous-jacente. Le bruis n’est pas une voix claire et articulée, mais un son faible et indistinct, un chuchotement ou un murmure. Cette ambiguïté est cruciale, car elle suggère que les histoires que le buffet veut raconter ne sont pas facilement déchiffrables, peut-être fragmentées, à moitié oubliées, ou même douloureuses, reflétant la nature insaisissable de la mémoire elle-même. Le grincement devient donc une manifestation sonore de la lutte du passé pour émerger de l’oubli, ajoutant une couche de pathos et un sentiment de la nature éphémère de l’existence, même pour les souvenirs. Ce détail auditif renforce l’atmosphère mélancolique du poème, faisant en sorte que l’inanimé parle véritablement du poids du temps.  

Le poème se termine en invitant le lecteur à pénétrer ce mystère. L’ouverture lente et délibérée des portes ne révèle pas pleinement ses secrets ; elle incite plutôt l’imagination à combler le vide. Cette fin ouverte transforme l’expérience de lecture en une exploration active, où le lecteur devient un co-créateur de sens, plongeant dans les récits non-dits et les profonds mystères qui résident dans le passé et la psyché humaine.


Transcender le réel par le verbe rimbaldien

La décision de Rimbaud de se concentrer sur un simple buffet est une marque distinctive de sa modernité précoce, s’éloignant des sujets grandioses et souvent abstraits de la poésie traditionnelle. Ce choix reflète un désir de trouver la poésie dans le quotidien, de sublimer l’ordinaire et de démontrer que le regard poétique peut transformer n’importe quel objet en une source de sens profond. Cette approche anticipe des mouvements ultérieurs qui valoriseront de manière similaire le banal.  

Le poème Le buffet se situe à un carrefour fascinant de la poésie française du XIXe siècle. Bien que Rimbaud ait été initié à la poésie de son temps par Le Parnasse contemporain , qui mettait l’accent sur la perfection formelle et la description objective , Le buffet transcende ces limites. Sa description méticuleuse de l’objet et de son contenu pourrait être perçue comme une influence parnassienne. Cependant, l’objectif plus profond du poème, qui est d’imprégner l’objet de mémoire, d’émotion et de signification symbolique, l’aligne fortement avec le mouvement symboliste naissant. Le symbolisme cherchait à vêtir l’Idée d’une forme sensible et à trouver des vérités plus profondes au-delà des apparences concrètes. Le buffet y parvient en faisant de l’objet physique un symbole de la mémoire collective et du passage du temps. En élevant un objet banal, Rimbaud remet en question l’accent parnassien sur la beauté impersonnelle et la description objective, tout en préfigurant la quête symboliste de significations plus profondes et cachées au-delà de la réalité de surface. Les poètes parnassiens recherchaient l’art pour l’art et valorisaient la beauté formelle et objective, évitant souvent l’émotionnalisme manifeste. Le choix d’un buffet par Rimbaud, bien que méticuleusement décrit (un trait parnassien de précision), n’est pas un simple exercice esthétique. Il est profondément imprégné de mémoire et d’émotion subjectives, dépassant l’impersonnalité parnassienne. Cette démarche, qui transforme le concret en un symbole d’idées abstraites (mémoire, temps, histoire familiale), l’aligne avec le symbolisme, qui cherchait à vêtir l’Idée d’une forme sensible et à explorer les affinités ésotériques entre les phénomènes concrets et les Idées primordiales. Ainsi, Le buffet sert de pont crucial dans le développement poétique du XIXe siècle, démontrant à la fois une maîtrise de la forme traditionnelle et une rupture radicale dans le contenu et l’intention, marquant son esthétique unique et moderne.  

Grâce à la magie de ses vers, Rimbaud transforme un simple buffet en un véritable monument poétique. Il démontre que le poète est un magicien, capable de voir et de révéler la beauté cachée et la signification profonde dans les éléments les plus ordinaires de la réalité. Ce pouvoir transformateur est central à son esthétique, faisant du poème une leçon de poésie et une leçon de regard. La capacité du poème à transcender le réel par la magie de la poésie incarne directement la philosophie ultérieure de Rimbaud exprimée dans la Lettre du Voyant, où le poète devient un voyant par un dérèglement de tous les sens pour accéder à l’inconnu. Le poème ne se contente pas de décrire ; il transforme activement l’objet. Le buffet devient insolite, voire surnaturel. Cette transformation est l’essence même de la philosophie du voyant : percevoir au-delà de l’ordinaire, accéder à une réalité plus profonde, souvent dérangeante. Bien que le dérèglement des sens soit plus explicitement théorisé dans ses œuvres ultérieures, l’engagement sensoriel intense et la profonde résonance émotionnelle atteints dans Le buffet suggèrent déjà cette capacité à percevoir le monde d’une manière intensifiée et quasi mystique. Le poème est donc une démonstration précoce, mais puissante, de son projet poétique révolutionnaire, où la poésie n’est pas seulement un art, mais un moyen de révélation profonde, presque chamanique, et un chemin vers l’inconnu.  

Le buffet est un sonnet classique, composé de deux quatrains et de deux tercets, écrit en alexandrins. Cette adhésion à une forme traditionnelle, particulièrement pour un jeune poète souvent associé à la rébellion formelle, est remarquable. L’alexandrin, avec ses douze syllabes, confère un rythme solennel et mesuré, que Rimbaud manipule subtilement pour servir ses desseins thématiques.  

Malgré la forme classique, Rimbaud emploie de nombreux enjambements, qui créent un rythme fluide, presque en prose. Cette technique, où une phrase ou une pensée se prolonge d’un vers à l’autre, voire d’une strophe à l’autre (par exemple, vers 4-5, 8-9, 11-12), rompt la pause traditionnelle en fin de vers, mimant le flot continu des parfums et des souvenirs. Elle suggère une abondance débordante et un flux naturel, sans contrainte, de pensée et de sensation, renforçant la qualité immersive du poème.  

L’étude des allitérations et des assonances révèle une orchestration phonique subtile qui enrichit le sens du poème. Les allitérations en v et f, comme dans vieux, verse, flot de vin, parfums, fouillis, vieilles vieilleries, chiffons, femmes, flétries, fichus, griffons, cheveux, fleurs sèches, fruits, et s’ouvrent, contribuent à traduire le bruissement du vieux meuble, lui donnant une voix murmurante. Ces sonorités douces en v, i et f justifient l’aspect positif du passé et des souvenirs. Le redoublement du f (consonne géminée) dans buffet accentue le son émis par le meuble, qui semble chuchoter ou murmurer pour conter ses contes. Les allitérations en ch, comme dans chêne, chiffons, fichus, mèches, cheveux, et sèches, peuvent évoquer un son chuintant, renforçant l’idée d’un vieux meuble qui bruisse. L’allitération en v dans vieilles vieilleries accentue la richesse et la diversité des objets accumulés, tandis que l’allitération en j dans linges odorants et jaunes et l’assonance en o fermé dans odorants, jaunes créent une harmonie imitative qui lie le son au sens. Le bruissement du buffet, en particulier, est un élément sonore clé qui contribue à la musicalité du poème, le transformant en une incantation qui donne accès à un monde imaginaire.  

La musicalité du poème est également renforcée par les rimes. Bien que le sonnet soit une forme fixe, Rimbaud joue avec les rimes (tercets en CDD/EDE au lieu de CCD/EED) et les parenthèses pour se rapprocher du poème en prose, rendant compte des accès des vertiges du poète, préfiguration de sa voyance. Le rythme calme et les phrases longues (vers 1 à 11) traduisent une lenteur et une douceur. L’alexandrin est fluide, avec une diction souple qui évoque un mouvement calme et serein. La musicalité du poème ne se limite pas à l’harmonie des sons ; elle est également une manifestation du pouvoir de la poésie à transformer le réel. Le texte progresse par associations de sonorités autant et plus que par enchaînements d’idées.  

Conclusion

L’analyse du poème Le buffet d’Arthur Rimbaud révèle une œuvre d’une richesse et d’une subtilité remarquables, qui, sous une apparente simplicité, déploie des profondeurs insoupçonnées. Ce sonnet de jeunesse, loin d’être anodin, témoigne de la précocité du génie rimbaldien et de sa capacité à révolutionner la poésie de son temps.

La transfiguration du buffet, d’un simple meuble à un être de chêne et de souvenirs, est au cœur de cette prouesse poétique. Par une personnification habile et une orchestration sensorielle magistrale, Rimbaud insuffle une âme à l’inanimé. Le buffet, avec son air si bon des vieilles gens et sa volonté de conter ses contes, devient un confident, un gardien bienveillant des mémoires. Cette approche animiste, où l’objet est doté d’une vie propre, préfigure la quête de Rimbaud pour une perception du monde au-delà des apparences, un regard de voyant capable de révéler le mystère dans le quotidien.

Le « fouillis de vieilles vieilleries » que recèle le buffet n’est pas un simple désordre, mais une métaphore puissante de la mémoire humaine, désordonnée mais foisonnante. Chaque objet, des linges odorants aux mèches de cheveux, est une relique chargée d’histoire, un témoin silencieux de vies passées. Le poème explore ainsi les nuances de la nostalgie, une tendresse inattendue chez le jeune Rimbaud, qui, malgré sa réputation de révolté, montre une profonde sensibilité pour le temps qui passe et la transmission générationnelle. Cette sentimentalité envers les objets surannés offre un contrepoint fascinant à ses thèmes plus explicites de rébellion, suggérant une complexité psychologique et un attachement subconscient à ses racines.

Enfin, la dimension de l’ombre et du mystère, incarnée par les « grandes portes noires » et le « bruis » du buffet, introduit une mélancolie subtile. Ces éléments symbolisent le seuil entre le connu et l’inconnu, la vie et la mort, rappelant que la mémoire n’est pas seulement source de réconfort mais aussi d’échos de perte et d’oubli. Le grincement des portes devient la voix spectrale du passé, un murmure des récits fragmentés et parfois douloureux. Cette ambivalence invite le lecteur à une exploration imaginative des non-dits et des mystères de la psyché humaine.

Le buffet est une œuvre fondatrice de la modernité poétique. En choisissant un sujet banal et en le sublimant, Rimbaud défie les conventions parnassiennes tout en annonçant les préoccupations symbolistes de quête de sens au-delà du réel. La musicalité du vers, avec ses alexandrins fluides et ses jeux d’allitérations et d’assonances, contribue à cette transformation, faisant du poème une expérience immersive et sensorielle. Ce poème est une leçon de regard, une démonstration du pouvoir du verbe rimbaldien à transcender la réalité et à révéler la beauté et la profondeur insoupçonnées du monde ordinaire. Il demeure une invitation intemporelle à contempler le passé, à écouter les murmures des objets et à se laisser emporter par la magie d’une poésie qui donne vie à l’âme des choses.


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