🟥 Saviez-vous que Franz Kafka avait expressément demandé à son ami Max Brod de détruire tous ses manuscrits après sa mort ?

Cette requête, inscrite dans une lettre, aurait pu priver le monde de chefs-d’œuvre tels que Le Procès, Le Château ou encore L’Amérique. Mais l’histoire de cette trahison amicale est emblématique de la complexité de Kafka, un homme rongé par le doute et le perfectionnisme.

Kafka et Brod s’étaient rencontrés au début du XXᵉ siècle, alors qu’ils étaient tous deux étudiants à l’université allemande de Prague. Leur amitié naquit de leur passion commune pour la littérature, mais aussi de leurs tempéraments diamétralement opposés. Kafka, d’une nature introvertie et mélancolique, voyait son écriture comme une activité profondément personnelle, presque secrète. Il doutait sans cesse de la valeur de son travail et refusait d’exposer ses textes à un public qu’il craignait de décevoir. À l’inverse, Max Brod, plus confiant et extraverti, admirait sans réserve le talent de son ami et croyait fermement que ses écrits méritaient d’être lus par le plus grand nombre. Cette conviction allait devenir le moteur d’une décision qui changerait l’histoire de la littérature.

Durant sa vie, Kafka publia quelques nouvelles, comme La Métamorphose, Un Médecin de Campagne et La Colonie pénitentiaire, mais il ne chercha jamais à achever ou à publier ses romans. Il travaillait avec une exigence presque impossible, corrigeant inlassablement ses textes jusqu’à les abandonner, insatisfait du résultat. Cette insatisfaction chronique explique en partie pourquoi, peu avant sa mort, il rédigea une lettre dans laquelle il demandait à Max Brod de brûler tous ses manuscrits inachevés, ainsi que ses journaux et ses lettres personnelles. Kafka, qui souffrait depuis des années de tuberculose, savait que sa santé déclinait et voulait s’assurer que rien de ce qu’il considérait comme imparfait ne survive après lui.

Mais Brod, en recevant cette requête, prit immédiatement la décision de ne pas s’y conformer. Convaincu du génie de Kafka, il considérait qu’il avait une responsabilité envers la postérité. Lors d’une conversation avec Kafka, Brod lui avait déjà exprimé son refus de respecter une telle demande, à quoi Kafka avait répondu : « Alors tu es un traître. » Cette déclaration, teintée d’humour et de résignation, semble indiquer que Kafka savait au fond de lui que Brod ne suivrait pas ses instructions. Pourtant, l’écrivain maintint sa consigne dans son testament, confiant peut-être malgré tout à son ami le soin de décider du sort de son œuvre.

Lorsque Kafka mourut en 1924, à l’âge de 40 ans, Brod hérita d’une quantité impressionnante de textes : des fragments de romans, des nouvelles inachevées, des journaux intimes et des lettres. Plutôt que de les détruire, il se mit immédiatement à les organiser pour les publier. Le Procès, un récit oppressant où le protagoniste Joseph K. est accusé sans jamais connaître la nature de son crime, fut le premier roman à paraître en 1925. Suivirent Le Château en 1926 et L’Amérique en 1927. Ces romans, bien que fragmentaires et non révisés par Kafka, furent accueillis avec un intérêt croissant par les critiques et les lecteurs, qui reconnurent rapidement leur caractère unique et visionnaire.

La décision de Brod de désobéir à Kafka ne fut pas sans défis. Pendant les années 1930, alors que le nazisme gagnait du terrain, Brod, qui était juif comme Kafka, dut fuir Prague pour échapper aux persécutions. En 1939, il s’exila en Palestine, emportant avec lui une valise contenant l’intégralité des manuscrits de Kafka. Sans cet exil précipité, il est probable que les écrits de Kafka auraient été saisis et détruits par les nazis, qui considéraient les œuvres juives comme des menaces à éliminer. Brod consacra le reste de sa vie à faire connaître l’œuvre de Kafka au monde entier. Il publia les textes, les fit traduire et n’hésita pas à intervenir auprès de maisons d’édition pour promouvoir l’héritage littéraire de son ami.

Cependant, le sort des manuscrits de Kafka ne fut pas totalement réglé avec la mort de Brod en 1968. Brod légua les documents à sa secrétaire personnelle, Esther Hoffe, en lui demandant de les transmettre à une bibliothèque publique. Mais Hoffe choisit de conserver ces manuscrits comme un héritage privé, vendant certains d’entre eux à des enchères pour des sommes astronomiques. Ce comportement déclencha une longue bataille juridique qui dura plusieurs décennies. Finalement, en 2019, la Bibliothèque nationale d’Israël obtint la plupart des manuscrits après une décision de justice, permettant leur conservation et leur numérisation pour les générations futures.

Si Max Brod n’avait pas eu le courage de désobéir à son ami, le monde serait passé à côté d’une œuvre qui a profondément marqué la littérature et la pensée modernes. Kafka, avec son exploration de thèmes comme l’absurde, l’aliénation et la bureaucratie, a influencé des écrivains aussi divers qu’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Jorge Luis Borges ou encore Haruki Murakami. Aujourd’hui, l’adjectif « kafkaïen » est entré dans le langage courant pour désigner des situations absurdes ou oppressantes, preuve de la portée universelle de ses écrits. Paradoxalement, cette immortalité littéraire n’a été possible que grâce à une trahison. Une trahison qui, à bien des égards, reflète l’univers moralement ambigu que Kafka lui-même a si brillamment imaginé.


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