Avant les livres, il y a une voix. Avant les histoires, il y a un regard. Dans cette interview, nous partons à la rencontre de Kysia Dorizon pour vous faire découvrir une autrice et l’univers qu’elle façonne mot après mot. Qu’est-ce qui déclenche cette envie d’écrire ? Comment se construisent ses récits, entre méthode et instinct, silence et obsession ? À travers cet échange, nous cherchons à comprendre les rouages de sa création, ses inspirations profondes et les chemins parfois inattendus qui mènent à ses textes. Une invitation à passer de l’autre côté de la page. 😉




Bonjour Kysia, et merci pour votre disponibilité. Commençons par votre prénom qui est assez peu commun. D’où vient-il et quelle signification a-t-il pour vous ?

Mon prénom me vient de mon arrière-grand-mère polonaise, c’est un diminutif. C’est amusant car celle-ci était la sœur de la maîtresse de Rodin. Je n’ai que peu de liens avec cette branche de la famille étant plus attirée, sans que je me l’explique par la Russie où la mère de mon père était née. Finalement c’est cette culture qui m’a le plus influencée, déjà par la danse qui est vraiment ancrée dans les familles russes et puis par l’esprit de l’auto-dérision pouvant aller jusqu’à l’absurde, le sens du collectif aussi et toujours la musique pour habiller la morosité.

Vous n’êtes pas seulement romancière, mais aussi biographe, rédactrice et correctrice pour autrui. Comment ces activités d’écrivain public au service des autres se conjuguent-elles avec vos propres projets littéraires ?

Toutes les rencontres influencent mon travail, forcément, les écrivains sont des voleurs d’histoire, ils s’imprègnent des récits d’autrui pour éventuellement les glisser dans leurs romans. Écrire c’est avant tout observer, enregistrer, écouter, capter un détail sur un visage, une expression, un vêtement.

Le fait de diversifier mon activité donne aussi une ouverture vers le réel, les vrais personnages, la vraie vie, finalement. Lorsque l’on écrit on s’abstrait un moment de la réalité et on plonge dans un univers fictif, remonter n’est pas toujours aisé mais nécessaire.

Vos inspirations littéraires vont de Lewis Carroll à Milan Kundera en passant par Delphine de Vigan, et vous êtes tout autant envoûtée par l’imaginaire surréaliste de Magritte ou Dali. Comment ces influences éclectiques se reflètent-elles dans votre propre écriture ?

Difficile de répondre, ce que je peux dire c’est que l’admiration que je porte à certains auteurs imprègne sûrement mon écriture, la développe, l’améliore et je me nourris aussi de poésie pour plonger encore plus dans les émotions. Ensuite il y a la littérature russe, avec Boulgalkov et Gogol entre autres et l’art de la satire, de la critique et du grotesque qui me nourrissent.

Les univers fantastiques m’attirent beaucoup lorsqu’ils sont les reflets améliorés ou grossis de la réalité. J’aimerais aussi aller chercher chez certains écrivains la force du combat, la force de l’engagement, la capacité à éveiller des consciences. Je distille dans mes textes mes valeurs mais je me sais encore trop timorée.

S’agissant des surréalistes et de Lewis Carroll, mon rapport à eux est très différent, j’ai la sensation d’habiter leurs rêves, que ce soient les peintures ou les textes je me sens immédiatement happée, de manière inexpliquée, c’est plutôt instinctif et enfantin.

Vous avez fait vôtres les combats antimilitaristes, sociaux et écologiques de vos parents. Ces convictions continuent-elles de guider votre quotidien et votre plume aujourd’hui ?

L’arrière-grand-père de ma mère était Frédéric Passy, premier prix Nobel de la paix partagé avec Henri Dunant. Cet héritage a profondément ancré ma famille dans un antimilitarisme viscéral et une foi dans le pacifisme qui ont été très fondateurs pour mon travail.

J’ai suivi un cursus en économie et en droit, complété par un bac plus 5 en gestion des entreprises et mon premier poste se déroula, tout naturellement dans un cabinet de gestion. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de la nécessité d’exercer une activité qui me donne un sentiment d’utilité pour autrui, non pas que les activités de comptabilité et d’audit soient inutiles à mes yeux mais pas suffisamment dédiées à l’humain. J’ai alors claqué la porte à ce premier emploi, prometteur pour certains et ai essuyé quelques revers professionnels. Après quelques petits boulots, peu rémunérateurs mais formateurs, j’ai entamé une carrière dans le domaine de l’insertion. Des postes de direction m’ont permis d’allier mes acquis universitaires à la dimension sociale recherchée.

Sur un plan personnel, je crois que je vis dans un paradoxe permanent et délétère comme d’autres, si je parviens au quotidien à traduire en actes mes « bonnes intentions », il y a encore trop d’habitudes en totale contradiction avec les valeurs que je prône. Mon premier roman Faute de Frappe mettait en scène une jeune femme affichant un détachement décomplexé sur les questions écologiques, considérant qu’elle avait droit à sa part de la consommation dont elle avait été privée enfant. Ce fut une expérience intéressante d’aller explorer cette idée qui nous a tous traversés à un moment donné, couplée ou non à celle de l’inutilité des petits pas face à l’immensité des dégâts et de leur irréversibilité.

Séance de dédicace de Kyzia Dorizon pour son roman Faute de frappe
Kyzia Dorizon ©

Vous êtes une fervente défenseure des droits des opprimés « et en particulier des animaux ». Retrouve-t-on cette sensibilité envers les animaux dans vos romans ou vos personnages ?

Il y a toujours au moins un des protagonistes qui se refuse à manger de la viande et qui s’insurge contre les conditions d’élevage, d’abattage, les cirques, l’expérimentation animale… Mais encore une fois, ce n’est pas l’objet de mes romans, pour l’instant.

La liberté et la culpabilité semblent être au cœur de vos préoccupations d’écrivaine, vous affirmez même que « les humains sont coupables d’en [la liberté] priver les vulnérables, animaux compris ». Pourquoi ces deux notions sont-elles si centrales dans votre œuvre ? 

J’ai gardé de mon éducation une notion très puissante de la liberté et nous avons la chance, encore, de vivre dans un pays où la parole et les actes sont libres. Mais interroger la liberté c’est aussi mesurer son impact, ce qui pouvait être ignoré il y a une cinquantaine d’années ne l’est plus et si vivre libre signifie opprimer ou polluer, alors de libres, nous nous changeons en coupables.

Vous affirmez croire « en la littérature et à ce temps long donné aux lecteurs pour comprendre, découvrir et réfléchir ». Selon vous, la littérature peut-elle jouer un rôle face à l’instantanéité des réseaux sociaux et à la surinformation actuelle ?

Oui la littérature doit offrir un espace intime dans lequel chacun peut se ressourcer, réfléchir, apprendre, se confronter à d’autres idées que les siennes et développer un esprit critique. Lire c’est s’abstraire un moment du monde et des autres pour aller à la rencontre d’une autre façon de vivre, d’aimer, de voyager, c’est un espace de liberté. Mais je crains qu’aujourd’hui, ceux qui lisent sont déjà convaincus par ce besoin de temps long et la gageure serait de capter ceux qui ne s’y attardent pas ou plus. J’ai toujours été frappée d’entendre des discours sur la baisse continuelle de lecteurs et, dans le même temps, la critique acerbe d’auteurs dits « populaires », tout simplement parce qu’ils vendent au plus grand nombre. Ces remarques font beaucoup de torts à la littérature qui n’est ni bonne, ni mauvaise, qui doit, simplement, comme toute œuvre, toucher. Capter un nouveau lecteur est toujours une victoire.

Votre premier roman, Faute de frappe (2023), met en scène une héroïne à la personnalité explosive,  Djinn, décrite comme « épicurienne, égoïste, féministe, provocatrice et rebelle ». Qu’est-ce qui vous a inspiré ce personnage féminin haut en couleur ? 

J’ai écrit ce roman alors que je vivais une situation très difficile émotionnellement et qui me plongeait, entre autres, dans la colère. J’ai pu l’exprimer au travers de Djinn et l’explorer à fond dans situations, bien entendu, fictionnelles. Et puis, Djinn est peut-être mon exact opposé, ses réactions, son apparente force, son courage me sont étrangers. J’ai voulu me mettre dans la peau d’une femme très différente, c’est une expérience passionnante que nous offre l’écriture. Certaines scènes décrites dans son milieu professionnel se rapprochent de ce que j’ai pu vivre, mais contrairement à mon héroïne, je n’ai pas su me défendre et j’ai plutôt subi, en détestant cette passivité. Grâce à Djinn, j’ai eu l’impression de reprendre la main, de me venger un peu de certains hommes abusant de leurs positions sociales. Pour les femmes de ma génération, pourtant élevées par des mères s’étant émancipées lors des mouvements de mai 68, les récentes déclarations d’harcèlement et autres humiliations ont bien entendu joué un rôle essentiel, mais ont pu aussi révéler une violence subie mais non conscientisée. Je veux dire que les allusions, les gestes déplacés, les regards de certains hommes étaient intégrés, faisaient partie de l’environnement féminin, avec plus ou moins d’acceptation mais aucun espace de paroles n’existait et il fallait faire avec. Les premiers témoignages ont pu avoir l’effet d’une bombe et éclairer des relations devenues subitement parfaitement anormales. La honte de s’être tues a pu sourdre chez certaines femmes dont je fais partie.

Votre second roman, Le Passeur de liberté (2024), aborde avec sensibilité et humour le thème de la fin de vie et du droit à l’euthanasie… Qu’est-ce qui vous a amenée à traiter ce sujet délicat du droit de mourir dans la dignité ? 

J’ai dédié ce roman à mon père et il m’a permis certainement d’exorciser ce que j’avais vécu avec lui et avec ma mère également durant les dernières années de leur vie. J’ai assisté et accompagné leurs dégradations physiques et mentales et, comme pour chacun d’entre nous, cet épisode fut aussi triste qu’émouvant, aussi éprouvant que nécessaire.

Lorsque j’ai dû me résoudre à le faire admettre en Ehpad, mon père, durant ses moments de lucidité, exprimait son envie de mourir, il disait que cela était facile, il suffisait de ne plus s’alimenter. Bouleversée et démunie, je ne savais pas quoi lui répondre, personne n’est préparée à ça. Je crois profondément qu’une société évoluée ne peut pas infliger aux gens qui souhaitent quitter la vie, parce que condamnés à plus ou moins brève échéance, de devoir « gérer » seuls ce choix. Mon père a été emporté par un problème pulmonaire à peine un an après avoir emménagé à l’Ehpad.

Le cas de ma mère fut très différent et très questionnant puisque durant toute sa vie, elle n’a eu de cesse d’afficher sa détermination à mourir dès lors que sa condition physique l’empêcherait de marcher, et lorsque ce moment est arrivé, elle n’en a plus jamais reparlé. Ses dernières années furent pourtant très pénibles, son autonomie et ses capacités intellectuelles déclinaient quotidiennement. Elle est partie quelques mois après mon père après avoir contracté le Covid.

Le Passeur de liberté ne donne aucune clé sur la fin de vie, mais il traite peut-être justement de cette impossibilité à prévoir nos réactions face à la mort et il la démystifie. La dernière partie est celle que j’aurais souhaitée pour mon père.

Présentation du roman Le Passeur de liberté par l'autrice Kyzia Dorizon
Kyzia Dorizon ©

Le Passeur de liberté traite d’un sujet grave mais sans jamais sombrer dans le morose, grâce à une certaine dose d’humour… Pourquoi était-il important pour vous d’apporter de la légèreté, voire de l’ironie, à une thématique aussi sérieuse ?

Chris Marker avait écrit : « l’humour est la politesse du désespoir ».

Il me semblait impossible d’écrire sur la fin de vie de manière triste, ce serait un trop beau cadeau à faire à la Grande Faucheuse.

Mon père était un esprit libre, brillant et curieux et l’hommage rendu par ce roman ne pouvait être teinté d’aucune gravité.

Le surréalisme, dites-vous, est « par essence la Liberté ». D’ailleurs, votre dernier roman, Mon cœur sans voix, intègre des éléments oniriques ou fantastiques… Que vous apporte le registre du rêve et du fantastique ? 

Il y a en effet plusieurs usages aux rêves, ils peuvent être un reflet plus lumineux ou plus sombre de la réalité et y apporter un autre regard.

Je les vois plutôt comme une échappatoire à un réel immonde. D’ailleurs, j’ai plus envie de croire en nos rêves, collectivement et individuellement, qu’en la réalité.

Il est étonnant de constater que le chaos du monde, ses guerres, ses catastrophes, ses souffrances soient présentés comme étant la réalité, ressemblant plus à un cauchemar et que les rêves, forcément plus grands et plus beaux sont de moindre importance alors que générés par nos esprits.

Dans ce roman, un lapin blanc onirique guide votre héroïne à la manière d’un messager d’Alice au pays des merveilles. Si vous aviez vous-même un guide imaginaire pour vous orienter dans la vie ou dans votre processus créatif, quelle forme prendrait-il et que vous soufflerait-il à l’oreille dans les moments de doute ?

Je n’ai pas de réponse. Les moments de doute sont quotidiens et je parviens à les déjouer en me ressourçant par des lectures et par les rencontres avec les lecteurs. Ce ne sont donc pas des guides à proprement parler mais plutôt des forces. La poésie et les grands classiques agrandissent l’espace de travail par le style, le vocabulaire et les émotions. Quant au public, il permet de retrouver la confiance qu’un travail solitaire dilue.

Vous avez également confié que l’actualité vous donnait « des envies de dystopies » pour un quatrième livre, au point d’envisager de faire appel à vos lecteurs pour nourrir ce projet. Quels scénarios la période actuelle vous inspire-t-elle ?

J’ai envie de visiter le thème du couple à l’épreuve de catastrophes climatiques. Pour l’heure, nos sociétés sont relativement épargnées et nos problèmes quotidiens envahissent encore l’espace intime mais qu’en serait-il si notre régime politique vacillait au profit d’une autocratie, si nos maisons étaient soudainement ravagées par des inondations, nos terres saccagées par des feux ? La première partie se déroulerait aujourd’hui et mettrait en scène un couple depuis la rencontre, en passant par la parentalité, jusqu’au divorce mais une catastrophe climatique viendrait bouleverser cette dernière étape et imposerait au couple de se maintenir. J’aime bien confronter les histoires intimes à la grande Histoire, c’est une perspective qui agrandit l’espace et lui donne un autre reflet.

Vous vous entraînez pour un semi-marathon en forêt entre deux manuscrits. Voyez-vous un parallèle entre l’endurance du coureur de fond et celle de l’écrivain plongé dans un roman au long cours ?

Je cours en effet depuis plusieurs années maintenant et il y a des similitudes entre cette activité solitaire et le travail d’écriture, les deux nécessitent de l’endurance, de la rigueur et de la discipline. J’ai la chance de vivre au cœur du massif forestier de Fontainebleau et le parcourir en courant contribue à me ressourcer autant qu’à organiser mes journées de travail. C’est un peu comme si, le matin, avant de me mettre devant mon écran, j’avais besoin de clarifier et ordonner mes idées dans un environnement propice à la concentration et au calme.

Séance de dédicaces de Kyzia Dorizon pour le passeur de liberté aux éditions Hello
Kyzia Dorizon ©

Si vous n’étiez pas devenue romancière, quel autre chemin de vie auriez-vous aimé explorer ? Y a-t-il une vocation alternative qui vous attire et que vous auriez voulu réaliser dans un monde parallèle ?

J’ai exercé d’autres métiers avant d’écrire, même si j’ai toujours plus ou moins écrit. L’écriture s’est imposée parce que j’avais du mal à m’exprimer et à être entendue et parce qu’il y avait énormément d’idées que je voulais éprouver, confronter et rendre palpables sans pouvoir les partager avec mon entourage. Passer par la fiction permet de dire, d’explorer ce que l’on a au fond de soi et est un formidable moyen d’agrandir son espace de vie.

Enfin, si vous pouviez inviter trois personnalités de votre choix (écrivains, artistes, personnages historiques ou même fictifs) à un dîner, qui choisiriez-vous et qu’aimeriez-vous leur demander ?

Boris Cyrulnik
Alexandre Jollien
Modesta, l’héroïne de L’art de la Joie de Goliarda Sapienza

Je poserais la question aux trois sur leur faculté à trouver de la joie et l’envie de vivre. Les trois développent des approches complémentaires, l’un par son environnement, l’autre par l’acceptation et la troisième par l’action. J’aimerais les confronter et bénéficier de leurs expériences et de leurs forces.


Les ouvrages de cette autrice sont disponibles aux Éditions Hello et chez Ed2A. Vous pouvez également la retrouver sur ses différents réseaux sociaux ainsi que sur son site internet.


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