Les romans de Dostoïevski furent mon premier contact avec la littérature russe. Je me rappelle de cette avidité qui me poussait à tourner les pages de Crime et Châtiment afin de savoir si Raskolnikov allait se faire pincer et, si oui, de quelle manière ! Je me souviens aussi de ces veillées à suivre les aventures du prince Mychkine dans L’Idiot, quitte à ce que le roman me prive de longues heures de sommeil pourtant bien nécessaires. Autant le dire tout de go, la lecture d’un Dostoïevski ne m’a jamais déçu. J’y ai, toujours, trouvé des éléments qui me tenaient en haleine comme la psychologie intense des personnages ou une intrigue qui donnait furieusement envie de savoir comment finirait l’histoire.
Alors pourquoi avoir tardé à rédiger une petite analyse sur un livre de cet auteur que j’affectionne tant ? Tout simplement parce qu’il est difficile de trouver les mots justes, c’est-à-dire ceux qui ne tombent pas dans une subjectivité béate, ceux qui gardent, autant que faire se peut, une part d’objectivité. Il faut s’évertuer à trouver le juste dosage afin de rendre compte d’un roman qui nous a marqué sans être aveuglé par l’affection qu’on lui porte. Exercice périlleux s’il en est. 😉
Le livre choisi pour cette analyse n’est autre que Les Frères Karamazov (1). Le dernier roman écrit par Fiodor Dostoïevski avant son décès en 1881.
La version traduite
Pour commencer il convient de dire un mot sur la traduction en français d’un ouvrage, et ce, à plus forte raison quand il s’agit de Dostoïevski. En effet, l’écriture de cet auteur est brute de décoffrage. Il n’y a pas de recherche particulière d’effets stylistiques mais l’avantage indéniable est que sa plume possède un rythme nerveux, ce qui colle parfaitement au propos du roman des Frères Karamazov. D’ailleurs, ce manque de style trouve, en partie, sa source dans la vie de Dostoïevski qui se devait de publier ses romans le plus rapidement possible afin d’apurer ses nombreuses dettes aux jeux (2).
Il existe une foule de traductions de ce livre, certaines n’hésitant pas à franciser l’écriture de l’auteur russe afin que cela soit plus lisible pour le lectorat francophone. Cela fait sens pour les lecteurs qui veulent avoir un aperçu très général du roman mais peut-on se targuer d’avoir lu Dostoïevski quand son écriture en est policée à ce point ? Ma réponse est non. C’est pour cette raison que la version lue ici est celle du traducteur André Markowicz (3), qui s’est efforcé de traduire Les Frères Karamazov au plus proche du texte russe afin d’en restituer toute son âme.
L’histoire
Fiodor Pavlovitch Karamazov est un propriétaire foncier qui accumule les vices: débauche, malhonnêteté, absence de principe et mauvais père. Veuf par deux fois, il a trois fils dont il ne s’occupe jamais. Il est aussi le père d’un quatrième fils … illégitime. Ces quatre garçons suivent un cheminement opposé les uns des autres. Tout bascule quand le père, Fiodor, est retrouvé, assassiné, dans sa chambre. Il ne fait alors aucun doute qu’il s’agit d’un parricide. Mais qui en est l’auteur ?
“ Peut-être que je ne le tuerai pas, mais peut-être que je le tuerai. J’ai peur de me mettre à le haïr, d’un coup, à cette minute-là, avec cette figure qu’il a. Je hais sa pomme d’Adam, son nez, ses yeux, son sourire obscène. Un dégoût physique que je ressens. Voilà de quoi j’ai peur. Je peux ne pas me retenir … “ (4)
Comme à son habitude, Dostoïevski dépeint des personnages extrêmes qui versent dans la passion jusqu’à l’excès le plus poisseux. Il fait fi de toute considération pour la contemplation — on ne retrouve que très peu de descriptions sur les paysages ou le décor par exemple — l’auteur russe préfère embarquer le lecteur dans la psyché de cette famille peu reluisante afin de nous faire comprendre les enjeux de chaque personnage. Dostoïevski les retourne dans tous les sens afin de nous faire comprendre que tous pourraient être l’auteur du fameux parricide.
Il n’est pas inutile de noter que l’auteur russe puise son imagination dans sa propre vie pour construire ses personnages karamazoviens. Mitia, l’ainée des fils Karamazov, risque le bagne en Sibérie, tout comme Dostoïevski qui y fut déporté pendant quatre longues années. Aliocha, le plus jeune des fils, est un croyant on ne peut plus spirituel, tout comme l’écrivain russe qui était un fervent croyant. Et que dire de Smerdiakov, le fils illégitime de Fiodor Karamazov, qui est sujet à des crises d’épilepsie … tout comme Dostoïevski lui-même !
Le roman est écrit à la manière d’un polar et trouve un point de bascule avec le meurtre du père. Mitia est alors accusé de parricide même s’il n’y a pas de preuve concrète et irréfutable de son hypothétique geste. Commence alors la deuxième partie du livre consacrée au procès et on y retrouve tous les ingrédients pour nous tenir en haleine : médiatisation théâtrale du procès, renommée de l’avocat du prévenu, témoignages orientés avant que l’avocat ne cuisine les témoins et en fasse ressortir la contradiction de leurs propos, retournements de situation, et enfin la décision des jurés. Tout y est ! Dostoïevski montre, avec férocité, la complexité d’un procès et les enjeux qui en découlent. La défense et l’attaque jouent, tour à tour, avec leur propre interprétation de la vérité, et n’hésitent pas à tirer sur la corde sensible quand l’occasion leur est donnée.
Le coup de maître de l’écrivain russe est d’utiliser ce procès de fiction pour tirer le portrait à la bassesse de l’être humain. Hormis Aliocha, chaque personnage a des intérêts qui dépassent le cadre de l’accusation ou de la défense. Dostoïevski va même un cran plus loin en faisant une critique de la Russie toute entière via un affrontement d’anthologie entre le réquisitoire du procureur et la plaidoirie de l’avocat.
Un narrateur neutre ?
Il y a bien un individu extérieur qui nous relate, de bout en bout, l’histoire des Frères Karamazov. Il s’agit du narrateur dostoïevskien. Mais de neutre il n’en est rien puisqu’il se joue de nous, lecteurs, afin de nous amener exactement là où il veut. Il n’est pas rare, et ce à plusieurs endroits du roman, de le surprendre à annoncer un événement ou une explication digne d’importance et ensuite de s’arrêter brusquement et de nous flanquer un “cela je vous l’expliquerai plus tard…” quoi de plus énervant mais aussi d’efficace pour accrocher le lecteur afin de nourrir sa curiosité.
Le narrateur se permet aussi une touche d’humour piquante dès la préface du livre où il apostrophe le lecteur en lui avouant que l’histoire du héros qu’il va conter n’est peut-être pas si remarquable que cela et qu’il est, peut-être préférable de refermer le roman après la lecture des premières pages tout en concluant par un mémorable “Bon, voilà toute l’introduction. J’en conviens parfaitement, elle ne sert à rien du tout, mais, puisqu’elle est écrite, qu’elle reste. Sur ce, au fait ! “
En conclusion
Les Frères Karamazov est le dernier livre qui vient parachever l’œuvre littéraire de Dostoïevski. Il est considéré comme l’un des romans phares de l’âge d’or de la littérature russe et a eu un écho qui dépasse le cadre de l’écriture. On pense notamment à la psychologie au vu de l’influence de ce livre sur Sigmund Freud (qui réalisa d’ailleurs un texte sobrement intitulé Dostoïevski et le parricide), mais aussi Albert Einstein, jamais avare d’un bon mot, qui affirma à de multiples reprises qu’il avait bien plus appris de Dostoïevski que de n’importe quel physicien.
Ce roman est aussi le catalyseur de critiques telles que celles de Vladimir Nabokov qui n’y allait pas avec le dos de la cuillère pour définir le style de Dostoïevski :
“ Il semble qu’il ait été choisi par le destin des belles lettres russes pour devenir le plus grand auteur dramatique de son pays, et qu’il se soit fourvoyé en écrivant des romans. Les Frères Karamazov m’a toujours fait pensé à une pièce de théâtre mal ficelée, avec juste les meubles accessoires indispensables aux divers acteurs : une table ronde avec la marque circulaire d’un verre, une fenêtre peinte en jaune pour faire croire qu’il y a du soleil dehors, ou encore un arbuste apporté en hâte et déposé sans façon par un machiniste. “ (5)
En définitive, il y aurait tant à dire sur cette œuvre, portée aux nues par les uns et détestée par les autres. J’aurais pu, par exemple, aborder le cas d’Aliocha, le héros du roman. Mais ce personnage mériterait une analyse à lui seul tant il y a de choses à dire à son sujet. Il y a aussi le choix délibérément taquin de Dostoïevski qui nomma chaque chapitre du livre d’une étrange manière mais cela vous pouvez très bien vous en rendre compte en feuilletant la table des matières du roman ou en jetant un œil sur Wikipédia.
J’espère avoir rendu un avis personnel en gardant un minimum de lucidité sur ce qu’est Les Frères Karamazov et invite tout un chacun à lire, ne fût-ce que les premières pages du roman et … à laisser ses impressions dans les commentaires ci-dessous. 😉
À bientôt !
До скорого !
(1) DOSTOÏEVSKI F., Les Frères Karamazov, Éditions Actes Sud, 2002.
(2) Faut-il le rappeler, Dostoïevski avait un rapport compulsif aux jeux d’argent et de hasard au point d’être criblé de dettes. Il en écrivit même un roman : Le Joueur (Игрок).
(3) https://www.cairn.info/journal-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2014-2-page-83.htm
(4) Ibid., P.226
(5) NABOKOV V., Littératures II, Librairie Arthème Fayard, 1985. P.159
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