Les faisceaux du soleil s’éteignent derrière l’horizon. Comme chaque soir, un illustre inconnu prend le ciel pour sa toile de fond. D’un coup de pinceau, il étale son pigment bleu nuit sur l’immense plafond. Au gré de son humeur nocturne, l’artiste saupoudre une constellation de points éclatants d’aucuns appellent “étoiles” ou fait perler des voiles de coton que d’autres nomment « nuages ». C’est sur cette fresque que s’ouvre le monde de la nuit. Celui qui fait taire les moteurs et sombrer les humains endormis. Les minutes coulent lentement dans des heures noctambules et il faudra attendre le retour des premiers rayons solaires pour que cette peinture s’estompe dans l’aube du jour.
A l’instar de cette analogie, je considère la poésie comme un cycle qui recommence sans cesse. Depuis l’Iliade d’Homère aux plus récents poèmes du XXIème siècle, nous écrivons les mêmes sentiments avec d’autres mots. Cette loi de l’éternel retour est, de temps à autre, bousculée par une rupture soudaine. Le poète Guillaume Apollinaire et son recueil de poésie “Alcools” (1) en est un bon exemple. Analyse.
Apollinaire et la poésie moderne
En vivant à la charnière de deux siècles, l’écrivain français a été un de ceux qui s’est affranchi d’un classicisme pictural et littéraire. Il s’est octroyé le droit de jouer avec les conventions de l’art, les a étirées de long en large. En déstructurant le symbolisme et les mythologies anciennes, il a ouvert une nouvelle page, celle du XXème siècle. Ainsi, dans le poème La chanson du mal aimé, Apollinaire émiette les légendes épiques et les personnages historiques, un à un, afin de créer une complainte sentimentale de sa vie amoureuse.
[…] J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un coeur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus […] (2)
Sans doute l’avez-vous remarqué ces quelques vers sont dénués de toute ponctuation. Pas de point, ni de virgule et encore moins de point-virgule. Guillaume Apollinaire, même s’il n’en a pas la paternité, est celui qui a permis, auprès du grand public, de comprendre que l’absence de ponctuation changeait la sonorité des phrases et pouvait apporter une autre interprétation, à l’instar de ces chansons que nous comprenons toutes et tous d’une façon différente puisque l’auteur a laissé planer un doute sur la ponctuation. En agissant de la sorte, le poète français a élargi les possibilités d’écriture et de lecture.
Une histoire d’effets
Le recueil Alcools est aussi le théâtre de l’élasticité verbale. Les mots utilisés deviennent autant d’occasions de créer des effets qui mettent en relief le sens d’un vers. Mieux, ils deviennent de réelles images mentales à l’instar du poème Vendémiaire qui donnent la parole aux villes d’Europe qui répondent, tour à tour, à la ville de Paris:
[…] Et les villes du Nord répondirent gaiement
Ô Paris nous voici boissons vivantes
Les viriles cités où dégoisent et chantent
les métalliques saints de nos saintes usines
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées
Comme fit autrefois l’Ixion mécanique […] (3)
Outre les effets de style, le contenu des poèmes d’Apollinaire s’inscrit dans la vie de l’écrivain telle une biographie. Nous pouvons, par exemple, trouver dans sa série de poèmes intitulée Rhénanes une trace de son passage en Rhénanie et grâce à son talent d’écrivain, il nous fait découvrir cette région d’Allemagne au fil des saisons tout en nous contant sa déception amoureuse (une de plus seront tentés de dire certains 😉).
De la gnole
Enfin, que seraient tous les poèmes de ce recueil sans les innombrables références à l’alcool. De l’ivresse réjouissante à la boisson synonyme de détresse, le poète français teint ses textes de la couleur du vin, de l’odeur des vignes et nous emporte dans l’étourdissement de sa poésie. Il y a dans Alcools une invitation à se remémorer le passé et à imaginer l’avenir autour d’un verre, telle est la force de ce recueil de poésie devenu un classique au fil du temps et qui a participé à changer notre manière d’écrire.
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s’il me plaît l’univers
Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie
Et la nuit de septembre s’achevait lentement
Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine (4)
N.B. La peinture qui illustre cette petite analyse n’est autre que « Les demoiselles d’Avignon » de Pablo Picasso. Un ami intime d’Apollinaire. Quant l’un modifiait l’écriture, l’autre participait à faire voler en éclats les codes de la peinture avec le mouvement cubiste.
(1) APOLLINAIRE G., Alcools, Editions Gallimard, 1920.
(2) Ibid., P.44-45.
(3) Ibid., P.235-236.
(4) Ibid., P.241.
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