Tel un éléphant qui aurait une frousse bleue des souris, nos phobies sont d’étranges phénomènes qui ont le pouvoir de nous terrasser. On connaît les plus courantes comme l’agoraphobie ou la claustrophobie, elles vont jusqu’à ruiner la vie des personnes qui en sont atteintes. D’autres passent inaperçues jusqu’à ce qu’elles surgissent sans crier gare. Prenez, par exemple, cette personne que j’ai connue il y a fort longtemps et qui était atteinte d’ailurophobie. Il suffisait qu’elle tombe nez à nez avec l’image d’un chat pour qu’elle se mette dans un état dépassant l’entendement. Je pensais, naïvement, au début, qu’elle en rajoutait des tonnes. Que tout n’était qu’exagération pour se rendre intéressante jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait d’une réelle phobie. Elle ne pouvait pas encadrer le moindre félin. Elle, si calme dans n’importe quelle autre situation, pouvait littéralement faire une crise si elle avait le malheur de se retrouver en face d’un chat. La boule de poils avait beau se tenir à distance, rien ne pouvait la raisonner.
À contrario, l’auteur japonais Nosaka Akiyuki est l’exact opposé de cette personne. Il a d’ailleurs relaté des tranches de vie qu’il partageait avec ses matous dans un petit livre sobrement intitulé : Nosaka aime les chats (1).
L’écrivain japonais était habitué à vivre avec ses amis à moustaches et il faut dire qu’ils n’étaient pas deux ou trois mais plutôt six, au bas mot ! Cette compagnie occupait le quotidien de Akiyuki et, sans en avoir l’air, savait se rendre indispensable par le simple fait d’exister. Ce livre relate des épisodes de vie où se mêlent l’anodin et l’indispensable. Bien plus que des animaux de compagnie, les chats de l’auteur lui offraient des leçons de vie simples et diablement efficaces :
« Lorsqu’on a des animaux près de soi, la mort devient un événement naturel, il n’est pas besoin d’être un grand sage pour comprendre qu’il ne s’agit que de retourner d’où l’on vient. Pour peu que, durant la prime enfance, on ait vu vivre puis mourir un animal aimé, le terrain est déjà cultivé en nous pour envisager la mort en face […]
Dès qu’elles se sentent mal, les bêtes – mais je ne connais que les chiens, les chats, les petits ducs et les poissons – recherchent un coin où se dérober aux regards et attendent là, immobiles, sans manger. Quand la fin se présente, elles trépassent d’une manière aussi paisible que si elles s’endormaient. Notre colley Dada, un beau jour, à l’âge de quatorze ans, est tombé dans un état de somnolence, puis après un fort grondement, ses pattes se sont agitées deux ou trois fois, avec violence, on l’aurait cru filant à travers le désert, et il a rendu son dernier souffle. » (2)
Même si ce livre évoque sa relation avec les chats, Nosaka Akiyuki laisse transparaître, de temps à autre, quelques événements qui ont jalonné la vie de l’auteur. Sans doute le plus structurant aura été le bombardement de la ville Kobé pendant la deuxième guerre mondiale. Il n’était alors qu’un enfant et s’en sortira, orphelin mais accompagné de sa jeune sœur. De son histoire il en tirera une nouvelle autobiographique qui deviendra un best seller, à savoir La tombe des lucioles.
Enfin, il est évident que Nosaka aime les chats s’adresse en particulier à ceux qui se passionnent pour nos amis les félins (et il faut croire qu’il y en a beaucoup au vu du nombre de vidéos de chats présentent sur Internet) mais peut-être pourra-t-il aussi séduire ceux qui veulent en savoir plus sur l’univers d’Akiyuki.
À bientôt 😉
(1) AKIYUKI N., Nosaka aime les chats, Éditions Philippe Picquier, 2016 (1998 pour l’édition originale japonaise) 245 pages
Il y a des jours où l’on ferait mieux de se taire. Des jours où les idioties ont la langue bien pendue, tenant le crachoir de la bêtise au comptoir des idées. Cela déblatère à tour de bras, cela pense tenir un raisonnement cohérent mais au final il ne reste pas grand chose d’intéressant une fois le discours mis à nu. Les sophismes, l’outrance, la rhétorique ou la persuasion sont autant d’artifices qui ne prouvent absolument rien quant à la qualité d’un argument. Il y a même une théorie qui veut que plus la parole s’habille de mille et un effets, plus la faiblesse qu’elle tente de masquer est béante. Rien d’illogique à cela, nous sommes, par essence, des êtres imparfaits. Ainsi, qui ne s’est jamais laissé couler dans une phrase regrettable avant de s’autojuger : Tu as encore raté une occasion de te taire!
Tel fut mon cas lors d’une discussion à la sortie du livre Le Philosophe nu (1) d’Alexandre Jollien. À peine l’avais-je fini que je m’étais empressé de mettre l’accent sur la renommée de l’auteur sous un questionnement fumeux du genre “Est-il connu pour sa qualité intrinsèque ou parce que son image colle à ce que l’époque veut voir ?” Je tenais mordicus que la question méritait d’être posée et je passais à côté du contenu du livre. À dire vrai, je n’avais presque rien retenu de l’ouvrage.
Il continue, malgré tout, de faire partie de ma bibliothèque. Il était donc écrit quelque-part que j’allais le feuilleter à nouveau et ce fut le cas pas plus tard qu’il y a une semaine. Quelle ne fut pas ma surprise de réaliser que cet essai se laissait lire agréablement !
Le Philosophe nu est un journal intime qui traite des passions qui tiraillent Alexandre Jollien. Cet écrivain né infirme moteur cérébral est obnubilé par le corps parfait d’autres hommes et plus particulièrement par celui de son ami Z. Il entreprend une remise à plat totale de cette obsession et lorgne du côté de la philosophie afin de comprendre pourquoi il est si difficile de se défaire de ses travers.
Qu’il est bon de lire un philosophe qui nous montre la réalité de la vie et non uniquement des concepts théoriques. Certes, Alexandre Jollien prend parfois appui sur de grands auteurs ou sur la philosophie zen pour étayer son propos mais là où son journal intime devient intéressant est bien quand il confie ses expériences personnelles et ce qu’il en fait. La philosophie à hauteur d’homme prend alors tout son sens.
Sur le quai de la gare, la neige tombe. Le TGV a eu quatre heures de retard : quatre heures de pratique. L’ego m’a fait une splendide démonstration de sa vivacité : on ne le tue pas si facilement, il est coriace. Une parfaite inconnue me tutoie, quatre voyageurs passent avant moi dans la file des taxis et voilà que je hausse le ton, gesticule, et crie à l’injustice. Je souris de ma faiblesse et me propose d’être, ici et maintenant, totalement un homme en retard, sans résistance, sans refus. (2)
Certes, il n’est pas question de grande littérature. Le principal est ailleurs et réside dans le partage d’expériences avec lesquelles chacun peut s’identifier et en tirer. Jusqu’à preuve du contraire nous sommes tous humains avec des émotions communes. Je ne crois pas aux recettes miracles qui apporteraient la tranquillité de l’âme sur commande mais je crois à un éternel retour aux fondamentaux. Ceux qui me font penser qu’il ne sert à rien de s’agiter plus que de raison pour sortir d’une tempête quand on est au cœur de celle-ci et que le corps est notre meilleur allié en toute circonstance à condition de le considérer comme tel. Réellement.
Mea culpa à cet auteur et à ce livre que j’avais jugés avec hâte et fort peu d’intelligence. 😉
À bientôt,
(1) JOLLIEN A., Le philosophe nu, Éditions Seuil, 2010.
Elles peuvent jaillir d’un coup, d’un seul ! N’importe où. Dans un ascenseur, dès que les portes se referment et que l’affreux cliquetis de la courroie s’enclenche. Sur le trottoir, quand je croise une foule de passants et que l’un d’eux me paraît étrangement familier. À l’intérieur d’un bar, où l’odeur du café imprègne mes narines et me conte mille et une histoires. Elles apparaissent comme ça, de manière improvisée.
“Elles”, ce sont ces pensées décousues qui débrident l’imaginaire en une fraction de seconde. Il suffit d’un battement de cil et je me retrouve jeté à la barre d’un bateau en pleine tempête, luttant contre les éléments déchaînés, avec pour seul horizon : la mer. L’inépuisable mer ! Les trombes d’eau me fouettent le visage tandis que les vagues s’abattent sur le pont. Mon trois-mâts est sur le point de se retourner. Et quand tout est sur le point de couler, mon esprit divague et me dépose en pleine Sibérie, les pieds enfoncés dans la dernière neige de l’hiver. Cela sent le printemps à plein nez et je reste là. Je contemple l’éclosion de la vie, au rythme des fleurs déployant leurs pétales pour les nuées d’insectes gourmands. Un ours sort des fougères, je suis sur son territoire. Il ne me reste plus qu’à prendre la fuite à la verticale, vers la cime d’un pin … ou à me pincer pour revenir à la réalité. 😉
Ce qui me sert d’imagination, d’autres l’ont vécu dans leur chair, et plutôt deux fois qu’une ! Ce fut le cas de l’écrivain Jack London qui eut une vie d’une incroyable intensité en à peine quarante ans d’existence. Une de ses œuvres est, ni plus ni moins, un des joyaux de la littérature américaine. Il s’agit du roman Martin Eden dont voici la petite analyse.
L’histoire
Martin Eden est une jeune homme des bas-fonds d’Oakland qui est présenté à une famille bourgeoise. Dès la première rencontre avec ces aristocrates, il tombe sous le charme de la fille, Ruth, et se met en quête de se cultiver en lisant les grands auteurs de l’époque afin d’impressionner la jeune bourgeoise. Les deux jeunes gens se fréquentent, se découvrent, s’apprivoisent, au rythme des lectures toujours plus poussées de Martin Eden.
L’ancien baroudeur, qu’il était, a alors une révélation : il est fait pour l’écriture ! Il est persuadé que son talent lui permettra, un jour, d’en vivre et de s’installer avec Ruth. Il travaille jour et nuit à la rédaction de ses manuscrits qu’il envoie aux quatre coins des États-Unis, sans succès.
La vie de Martin Eden enchaîne alors les désillusions du monde de l’édition et accumule les dettes. Sa famille, ses amis, son amour, le lâche un à un sauf un intellectuel socialiste du nom de Brissenden qui l’invite à des assemblées auxquelles le jeune Martin fera autant sensation que scandale. Soudain, la machine éditoriale s’emballe et ses manuscrits sont publiés à tour de bras. Ses livres s’arrachent partout mais Martin Eden n’est déjà plus le même, quelque-chose s’est fissuré en lui et cette faille ne se refermera jamais.
Une autobiographie romancée
Dans ce roman, publié pour la première fois en 1909, tout ou presque rappelle la vie de Jack London. L’apparence physique de Martin Eden, son côté baroudeur, sa passion pour les voyages en mer, son expérience dans une blanchisserie industrielle, son succès littéraire et j’en passe. L’aspect autobiographique du livre, sans le présenter comme tel, donne une dimension supplémentaire à cette histoire. Tout y est réel. Comme si Jack London acceptait de nous dévoiler sa vie à travers les vicissitudes de celle de Martin Eden.
Au fil des 544 pages, l’auteur américain nous fait aussi découvrir les mœurs de son époque et ce, dans tous les registres, y compris en politique. Ainsi, lit-on en pointillé dans la trame du roman, les idées socialistes que London portaient haut et fort :
“ Eh bien, quoi, les États-Unis ? rétorqua Martin. Les treize colonies ont chassé leurs gouvernants pour former la république ainsi nommée. Les esclaves sont devenus leurs propres maîtres. Finie, la loi de l’épée. Mais on ne va jamais bien loin sans chefs. Alors, de nouveaux maîtres se sont dressés, mais ceux-là étaient des boutiquiers, des corrupteurs, des corrompus, des usuriers. Et ils vous ont à nouveau réduit en esclavage — pas franchement, pas à la force de leurs bras comme l’auraient fait les seigneurs, non par la fourberie, en sous-main, par des machinations, des cajoleries, des mensonges. Ils ont acheté les juges, débauché les législateurs et ont surpassé vos anciens maîtres dans l’horreur. Ils ont fait des esclaves de vos fils et de vos filles. Deux millions d’enfants triment chaque jour au service de l’oligarchie marchande des États-Unis. Vous êtes dix millions d’esclaves mal logés et mal nourris. “
Un roman initiatique
Le lecteur qui a déjà lu un ouvrage de Jack London sait qu’on y retrouve souvent une dimension initiatique par le biais de ses personnages. Par exemple, dans l’Appel de la Forêt, le chien Buck suit un cheminement afin d’atteindre une forme de liberté et de réalisation de soi en retournant dans son milieu naturel. Ici, dans Martin Eden, le héros fait l’apprentissage de la vie sous toutes ses coutures. Il découvre l’amour et ses difficultés, la vie de l’écrivain et ses désillusions, la société et ses rapports humains intéressés. Malgré tout, tel un boxeur, il se prend des coups mais reste debout ! Il ne lâche pas de vue son but initial : devenir écrivain et vivre avec Ruth.
Mais jusqu’à quand pourra-t-il subir ces incessants revers ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est justement quand le succès sera au rendez-vous que Martin Eden ouvrira les yeux sur la réalité et deviendra tragique. La vie du héros vient contrecarrer, le dicton populaire “ce qui ne tue pas rend plus fort” afin de clamer que les coups durs nous abîment de manière certaine.
Comme je le disais plus haut, ce roman porte aussi sur l’amour. C’est qu’il y a une quantité de non-dits quand deux êtres se tournent autour, s’aiment et vivent une relation. Jack London arrive à dessiner les différentes étapes d’une liaison par le biais de Ruth et Martin : le ravissement, l’attirance physique et/ou intellectuelle pour l’autre, le fantasme, les intérêts de chacun, l’envie d’être dans une bulle rapidement percée par la réalité, etc.
L’auteur américain dresse un portrait psychologique fort pour ces deux personnages. On suit leur évolution respective et leur cheminement intérieur. Tout paraît si réaliste que le lecteur, j’en suis convaincu, ne peut s’empêcher de penser à des événements de sa propre vie. Telle est la force de l’écriture de Jack London, derrière des histoires vieilles de plus d’un siècle se cache une réalité indéboulonnable, que dis-je, indémodable.
Le métier d’écrivain
Un des thèmes de l’œuvre est aussi la critique du monde de l’édition. Les manuscrits que Martin Eden envoie aux maisons d’édition ne cessent d’être refusés sans le moindre mot d’explication. Ce qui pousse le héros à se demander s’il y a réellement des êtres humains dans le monde éditorial. Que lui manque-t-il pour être publié ? Son écriture n’est pas si mauvaise que cela quand il la compare avec celle des auteurs déjà publiés. Martin Eden enfonce alors les portes. Il veut savoir ce qui se cache derrière tout cela et découvre alors un monde peu reluisant fait de directeurs peu scrupuleux qui n’hésitent pas à s’emparer des textes du héros, à les modifier et les publier sans l’avertir.
Ce qui manque à Martin Eden n’est en fait qu’un élément déclencheur afin que la machine à succès se mette en route. Cela arrivera de manière soudaine. Il suffit d’un texte publié qui rencontre un large lectorat pour que tout s’emballe. Ses textes, auparavant refusés, s’achètent maintenant à prix d’or juste parce que Martin Eden est devenu un nom connu. Peu importe la qualité intrinsèque de ses textes, il s’est mué en auteur bankable qui vend des livres sans le moindre effort. Ceux qui l’avaient lâché quand il était ruiné reviennent alors lui faire les yeux doux, et c’est exactement cette hypocrisie qui achèvera les illusions de Martin Eden:
“ Il avait d’autres préoccupations qui, toutes, tournaient autour du même axe, de la même idée fixe “J’avais déjà tout écrit.” Cela devenait une obsession qui lui rongeait la cervelle comme un asticot indestructible, le réveillait le matin, le tourmentait la nuit dans ses rêves. Tous les problèmes de la vie se résumaient à ces seuls mots: “J’avais déjà tout écrit.” Au terme d’un cheminement logique implacable, il arriva à la conclusion qu’il n’était personne, qu’il n’était rien. Mart Eden le voyou et Mart Eden le marin avaient été des êtres réels ; mais Martin Eden, l’écrivain célèbre, n’existait pas. Martin Eden l’écrivain était un mirage né de l’imagination de la foule et que la foule avait fait entrer de force dans la peau de Mart Eden, voyou et marin. Mais il ne se laisserait pas berner. Il n’était pas ce mythe que la foule vénérait et à qui elle offrait des dîners en sacrifice. On ne l’y prendrait plus. «
En conclusion
Ce roman est un classique car il résume à lui seul le talent de Jack London pour écrire, avec simplicité, la vie d’un personnage sous tous ses aspects. On y suit à la fois, une histoire d’amour, une introspection personnelle, une œuvre politique ainsi qu’une critique du petit monde éditorial. Rares sont les romans qui peuvent se targuer d’aborder autant de thèmes différents tout en réalisant la prouesse d’une histoire homogène. Et puis, qu’importe notre culture, il y a quelque-chose d’universel dans ce Martin Eden qui n’est pas prêt de tomber en désuétude tant les sujets abordés sont indémodables. Sans doute est-ce là la définition du mot classique 😉.
N.B : Pour celles et ceux qui veulent en savoir d’avantage concernant Jack London, voici un documentaire de Michel Viotte qui retrace, à coups d’images et de vidéos d’archives, la vie de John Griffith Chaney — le vrai nom de l’auteur américain.
A l’heure où le monde continue de tanguer sous nos yeux incrédules, il est permis de monter sur le pont de nos vies. En pleine tempête. Et de jeter un regard sur cette mer agitée. Sommes-nous perdu au milieu de l’océan à bord d’un bateau qui prend l’eau? A chercher, les yeux fermés, un moyen de colmater la faille qui a éventré la coque. A s’époumoner dans un effort incessant afin de faire sortir l’eau hors de notre embarcation. Ou peut-être, notre panique généralisée nous empêche de voir que nous sommes simplement dans une baignoire, à nous noyer dans trente centimètres d’eau ?
Notre manière d’aborder la vie, me fait parfois penser à ce dualisme. Tel le pharmakon de la Grèce antique, nous sommes à la fois notre remède et notre poison. Nous pouvons tout autant déployer des éclats de génie dans nos problèmes que torpiller nos solutions les plus simples. Sans s’en apercevoir, cette dualité régit la plupart des difficultés qui se dressent devant nous.
Une autobiographie romancée
André Gorz a publié en 2006 Lettre à D. (1) en l’honneur de sa femme, Dorine, qui était un exemple parfait d’une personne mettant son énergie et sa clairvoyance au coeur de l’instant présent. Elle qui vécu dans l’ombre d’un mari connu, était un socle indéfectible pour lui. Elle était la réalité même de ses idées théoriques. Nous apprenons, par exemple, qu’elle n’hésitait pas à jouer des coudes chez les éditeurs afin que son mari soit publié. Là où lui s’enfonçait dans ses pensées et son écriture, elle le ramenait les deux pieds sur terre par le simple fait d’être elle-même, c’est-à dire une femme qui vivait ses convictions à même sa chair sans se poser mille et une questions.
Leur histoire d’amour commence près de soixante ans avant cette fameuse lettre. En 1947. Dorine est cette séduisante britannique fraîchement débarquée en Europe et lui est ce jeune juif autrichien marqué au fer rouge par cette guerre qui vient de s’achever. Ils traverseront les décennies en portant leurs idées socialistes et écologistes à bout de bras. Avec ce court récit autobiographique André Gorz rend publique leur intimité sans que cela ne soit obscène et tente une réhabilitation de son épouse. Lui qui avait donné une image si peu reluisante d’elle dans son premier livre (Le traître) tente de rétablir la vérité.
Un hymne à l’amour
Dans un souffle intarissable, l’écrivain-philosophe déclare sa flamme, comme au premier jour, à celle qu’il aime mais aussi à celle qui souffre puisque dans les dernières années de sa vie, elle dû faire face à une maladie incurable surmontée d’un cancer. Lorsqu’il entreprit d’écrire ce récit autobiographique, sans doute savait-il que la mort de Dorine n’était plus qu’une histoire de jours. Cette lettre d’amour est une prise de recul sur ce qu’ils ont fait ensemble et qu’ils regardent depuis le balcon de leur vieillesse. Cette rétrospective amoureuse semble avoir redonné une fluidité à l’écriture d’André Gorz. Un style dépouillé qui dit l’essentiel d’une relation avec pudeur. Oui, l’amour a cette force:
“ Tu t’étais unie, disais-tu, avec quelqu’un qui ne pouvait vivre sans écrire et tu savais que celui qui veut être écrivain a besoin de pouvoir s’isoler, de prendre des notes à toute heure du jour ou de la nuit ; que son travail sur le langage se poursuit bien après qu’il a posé le crayon, et peut prendre totalement possession de lui à l’improviste, au beau milieu d’un repas ou d’une conversation. “Si seulement je pouvais savoir ce qui se passe dans ta tête”, disais-tu parfois devant mes longs silences rêveurs. Mais tu le savais pour avoir toi-même passé par là : un flux de mots cherchant leur ordonnancement le plus cristallin ; des bribes de phrases continuellement remaniées ; … Aimer un écrivain, c’est aimer qu’il écrive, disais-tu. “Alors écrit ! ” (2)
Cette œuvre est aussi celle d’un écrivain qui a roulé sa bosse pendant des décennies. En même temps de passer en revue sa vie amoureuse, Gorz nous livre son vécu dans le monde de l’écriture. De journaliste à philosophe, il a toujours gardé un contact étroit avec la production littéraire. Un passage est, à ce titre, éclairant sur sa manière de voir l’après publication d’un livre:
“ Je n’ai jamais relu aucun des textes de moi qui étaient devenus des livres. Je déteste l’expression “mon livre” : j’y vois le propre d’une vanité par laquelle un sujet se pare des qualités que lui confèrent les autres. « (3)
En définitive, Lettre à D. est un petit objet littéraire qui se lit rapidement. Il laisse son empreinte sur nos cœurs grâce à l’élégante plume de l’auteur mais surtout grâce à la confidence de la vie intime de deux personnes qui n’avaient pas l’habitude de se mettre sur le devant de la scène. De manière prémonitoire, André Gorz écrit dans cette lettre qu’il ne peut pas vivre sans elle. Une année plus tard la parution du livre, les deux amoureux se donnaient la mort.
N.B. La lecture de ce livre m’a fait penser à une chanson d’Alain Souchon – Âmes fifties qui reprend en musique les petits moments des année 1950 soit en plein dans les premières années du couple Gorz.
Il neige dans mon grenier. La myriade de points blancs qui ne cessent de tomber devant l’unique ampoule faiblement éclairée en est la preuve. Cette poudreuse recouvre le vieux plancher d’une fine pellicule et il me suffit de regarder l’empreinte laissée par mes pas pour me convaincre, définitivement, que ce grenier subit les affres d’un micro-climat poussiéreux. Les toiles d’araignées, elles, me souhaitent la bienvenue en plein visage. C’est que cet endroit est aussi peu fréquenté qu’une datcha en plein hiver sibérien.
Mais je ne suis pas venu ici par hasard. Je désire trouver un livre peu connu d’un auteur, lui, très connu. Du moins en Russie. C’est de cette façon que je le découvre: une couverture cuirassée de couleur bordeaux, des pages jaunies par les années qui pourraient se détacher si la main ne prend pas garde à les tourner avec soin. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la reliure pour que je me rende compte que ce livre vient d’un autre temps. Je tiens entre mes doigts Ma vie d’enfant de Maxime Gorki (1). Analyse.
La pauvreté russe au XIXème siècle
Cette autobiographie nous plonge, sans introduction, dans la cuisine familiale où le petit Alexis Pechkov (en réalité le vrai nom de Maxime Gorki) assiste à l’agonie de son père couché au sol et à l’impuissance de sa mère face à la mort. A travers ce livre, l’auteur russe se remet dans la peau de son enfance. Il essaie de décrire les événements qui l’ont marqué au fer rouge en utilisant un langage simple et une juste mise à distance des faits. Cette absence de pathos doit certainement nous apporter des indications sur ce qu’était la vie dans une famille modeste de la deuxième moitié du XIXe siècle en Russie: La mort, tout en gardant son aspect tragique, faisait partie intégrante des soucis quotidiens à affronter pour l’entourage. Il n’était pas question de larmoyer longtemps sur son sort et l’enfant était, de manière précoce, face à des difficultés… d’adulte dont il ne mesurait peut-être pas l’exacte portée.
Au delà de ce rapport précoce à la mort, Maxime Gorki essuie les coups de son grand-père. A cette époque, on battait pour des raisons les plus futiles les unes que les autres avec l’éternelle excuse de Dieu : cet alibi malsain qui permet de passer outre l’inexcusable. En lisant ce livre, on se rend compte que l’auteur russe se met à nu et révèle comment son militantisme socialiste trouve son origine dans ce qu’il vécut enfant. Voici ce qu’il écrit après avoir reçu sa première correction :
“C’est à dater de ce moment que se manifesta en moi cette attention inquiète pour tous les êtres humains. Mon cœur comme si on l’eût écorché devint incroyablement sensible à toutes les humiliations et à toutes les souffrances personnelles ou étrangères.” (2)
Cette autobiographie ne serait donc qu’un enchaînement de souvenirs négatifs de l’auteur russe? Bien sûr que non. Les épisodes de petits bonheurs inhérents à l’enfance sont aussi présent mais ils prennent toujours une tournure dramatique. Les découvertes propres à l’enfance se finissent trop souvent sous les coups ou les manigances du grand-père que l’on peut allègrement nommé de personne ultra-toxique. Les jeunes années de Gorki furent aussi celles des petites contemplations qu’il transforme en fulgurances poétiques:
“Chaque bruit, frôlement d’oiseau, froissement de feuille qui tombe, semble étrangement sonore et vous fait tressaillir; mais on s’engourdit bientôt dans le silence qui étreint la terre entière et oppresse les poitrines. Ces minutes divines favorisent l’envol des pensées délicates et épurées, mais elles fragiles et fines comme des toiles d’araignée et les mots sont impuissants à les fixer. A peine apparues, elles s’évanouissent, telles les étoiles filantes, en brûlant l’âme qu’elles caressent, et alarment à la fois d’une vague nostalgie. C’est alors que l’être intérieur se met à bouillonner, des orientations se précisent ; l’âme, si l’on peut dire, prend la forme qu’elle conservera toute sa vie et son visage se crée.” (3)
Conclusion
Nous venons de le voir, son enfance fût rude malgré les quelques moments de spontanéité. Si l’on place Ma vie d’enfant sur la ligne du temps de la vie de Gorki, nous nous rendons compte que cette autobiographie fut écrite alors que l’auteur russe avait une quarantaine d’années. Cela pose évidemment la question des souvenirs. Dans quelle mesure, ce qu’il écrit avoir vécu quarante ans plus tôt n’a pas été déformé au fur et à mesure du déroulement de sa vie? Sans doute l’essentiel ne réside-t-il pas dans l’exactitude des souvenirs de Gorki mais dans les raisons qui lui ont fait choisir ces souvenirs et pas d’autres.
Enfin, la dualité de moments lumineux au sein d’une vie rude m’a fait penser au film Cria Cuervos où la petite Ana, témoin de la mort de ses parents, se rend compte que ces événements chamboulent déjà quelque-chose en elle sans pouvoir mettre des mots sur cela. Dans Ma vie d’enfant, Maxime Gorki dévoile une réaction qui semble similaire à celle de Ana:
Jamais jusqu’à ce jour je n’avais vu pleurer les grandes personnes, et je ne parvenais pas à comprendre les paroles que me répétait ma grand-mère :
-Dis adieu à ton père, tu ne le reverras plus jamais, il est mort, le pauvre cher homme; il est mort trop tôt, ce n’était pas son heure.
[…] C’est que ma mère m’impressionne; ses larmes et ses gémissements ont éveillé en moi un sentiment inconnu jusqu’alors : l’inquiétude. (4)
(1) GORKI M., Ma vie d’enfant, Collection Pourpre, 1946.