📑 TABLE DES MATIÈRES
- Le poème
- 🔎 L’analyse du poème
- Contexte et inspirations
- Un tableau onirique entre sérénité et mort (première partie)
- La folie d’Ophélie et la condamnation du poète (deuxième partie)
- L’éternité d’Ophélie : de la tragédie au mythe (troisième partie)
- Conclusion
Le poème
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !III
– Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
🔎 L’analyse du poème
Arthur Rimbaud a composé « Ophélie » en 1870, alors qu’il n’avait que seize ans. Ce poème, intégré aux Cahiers de Douai, s’inspire du personnage tragique d’Ophélie dans la pièce Hamlet de Shakespeare. Rimbaud réinterprète le destin de cette héroïne qui sombre dans la folie et se noie, en l’inscrivant dans un tableau lyrique où la Nature tient un rôle central. Dès les premiers vers, le lecteur est transporté sur les eaux calmes d’une rivière nocturne où flotte la blanche Ophélie, figure à la fois réelle et spectrale. Rimbaud mêle ainsi l’esthétique romantique – amour de la nature, expression du tragique – à sa propre sensibilité novatrice, pour créer une vision personnelle d’Ophélie. Le résultat est un poème d’une grande richesse d’images et de sons, qui fait dialoguer l’innocence et la mort, la douceur et la folie, l’éphémère et l’éternel.
En quoi cette évocation poétique renouvelle-t-elle la figure d’Ophélie et quelle signification Rimbaud lui confère-t-il ? Pour le comprendre, nous analyserons successivement : (I) le tableau initial où Ophélie flotte dans un univers naturel serein mais teinté de funèbre, (II) l’évocation des causes de la folie d’Ophélie et la prise de position engagée du poète, et (III) la transformation d’Ophélie en une légende éternelle sous le regard du poète.
Contexte et inspirations
Avant d’entrer dans l’analyse du texte, il est utile de situer « Ophélie » dans le parcours de Rimbaud et ses influences. Écrit au printemps 1870, ce poème appartient à la période où le jeune Rimbaud tente de se faire reconnaître des poètes parnassiens. Il l’aurait dédié dans une lettre à Théodore de Banville, chef de file du Parnasse, ce qui explique la forme classique du poème : des alexandrins en rimes croisées (ABAB) organisés en neuf quatrains et en trois parties distinctes. Toutefois, si la forme est soignée et académique, le souffle poétique, lui, annonce déjà la voix originale de Rimbaud.
Le choix d’Ophélie comme sujet témoigne de l’admiration de Rimbaud pour la littérature et l’art romantiques. Ophélie, héroïne infortunée de Hamlet, était au XIXème siècle une véritable icône culturelle : de nombreux peintres (tels John Everett Millais ou Alexandre Cabanel) l’ont représentée flottant dans l’eau, entourée de fleurs et de verdure. Les poètes et écrivains romantiques voyaient en elle le symbole de la tragédie de l’innocence sacrifiée, de la folie née d’un amour déçu, et du mystère fascinant de la mort. Rimbaud s’inscrit dans cette tradition tout en la renouvelant : son Ophélie n’est pas seulement un personnage littéraire, c’est une apparition poétique intemporelle, profondément liée aux éléments naturels. Par ailleurs, le jeune Rimbaud – en révolte contre les normes sociales et avide de liberté – semble projeter dans Ophélie certaines de ses propres aspirations et colères : il fait d’elle une âme éprise de Liberté, victime d’une société et d’idéaux qui la dépassent. Ainsi, le poème peut se lire à la fois comme un hommage aux sources d’inspiration de Rimbaud (Shakespeare, la Nature, le romantisme) et comme l’affirmation d’une sensibilité nouvelle, où la voix du poète prend fait et cause pour une figure marginale et pure.
Un tableau onirique entre sérénité et mort (première partie)
La première partie du poème (strophes I à IV) plante le décor et l’atmosphère : Ophélie flotte paisiblement sur une eau nocturne. Rimbaud dépeint ici un véritable tableau pictural, d’une grande beauté visuelle et sonore, qui enveloppe le lecteur d’une quiétude étrange. Pourtant, derrière la sérénité apparente point déjà la réalité funèbre du sort d’Ophélie.
Dès l’incipit, « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles » (v.1), le ton est donné : la scène se passe de nuit, sur une eau dormante et obscure. Le vers personifie les étoiles en disant qu’elles « dorment » sur la surface de l’eau, ce qui suggère un monde apaisé, figé dans un silence nocturne. Cette quiétude est renforcée par l’adverbe « très lentement » (v.3) décrivant le mouvement de flottaison d’Ophélie. On imagine la jeune femme dérivant doucement, sans heurt, comme bercée par le courant. Le lexique de la lenteur et du calme ( « calme », « noire », « très lentement » ) instaure une atmosphère onirique, propice au rêve. La Nature semble retenir son souffle.
Cependant, cette sérénité est ambiguë et teintée d’une dimension funéraire. En effet, l’eau est qualifiée de « noire », la nuit est profonde, et le calme évoque autant la paix que la mort. L’expression « onde calme et noire » (v.1) fait écho à l’immobilité d’un étang funèbre ou d’un linceul liquide. De plus, si les étoiles « dorment », c’est peut-être aussi une manière euphémistique de dire qu’elles se sont éteintes momentanément – une métaphore voilée de la mort qui plane. L’image centrale d’Ophélie est tout aussi double : « La blanche Ophélia flotte comme un grand lys » (v.2). La blancheur et le lys renvoient à la pureté, à l’innocence virginale de cette jeune fille (on pense à la candeur d’Ophélie, souvent comparée à une fleur dans Hamlet). Mais le blanc est aussi la couleur du suaire et de la pâleur cadavérique. Ophélie apparaît telle une fleur funéraire sur l’eau, un grand lys immaculé flottant isolé dans l’obscurité. Ses « longs voiles » (v.3) qui l’enveloppent font penser à un linceul de mariée ou à des voiles mortuaires. Rimbaud suggère ainsi, dès ces images initiales, qu’Ophélie est entre la vie et la mort : figure d’une beauté angélique, mais figée dans son destin tragique.
Le dernier vers du premier quatrain ajoute une note sonore intrigante : « On entend dans les bois lointains des hallalis » (v.4). Le terme « hallali » désigne le son du cor de chasse marquant la fin de la traque (le moment où l’animal chassé est sur le point d’être abattu). Employé ici au pluriel et venant de la forêt éloignée, il donne une impression de chasse fantomatique. Ce écho lointain peut être interprété de deux façons : soit comme un rappel de la chasse figurée dans Hamlet (la traque du cerf ou la traque métaphorique d’Ophélie par la folie environnante), soit plus universellement comme un signe de mort imminente. Ces cors lointains brisent subtilement le silence du tableau initial et lui confèrent une dimension funèbre : on dirait un dernier appel pour l’âme d’Ophélie, ou le refrain d’un requiem naturel joué au loin. Ainsi, la douceur bucolique de la scène est déjà entachée par une fatalité tragique que la Nature elle-même annonce en sourdine.
La deuxième strophe (v.5-8) insiste sur l’aspect fantomatique et éternel du personnage. Rimbaud y emploie une anaphore marquante : « Voici plus de mille ans… Voici plus de mille ans… » (v.5 et 7). Cette répétition solennelle donne l’impression qu’Ophélie hante le fleuve depuis des siècles. Bien sûr, il s’agit d’une hyperbole poétique – dans Hamlet, l’histoire d’Ophélie se situe au Moyen Âge et Shakespeare a écrit la pièce quelques siècles auparavant, pas mille ans – mais Rimbaud amplifie le mythe. En proclamant « plus de mille ans », il confère à Ophélie un statut d’éternité légendaire. La jeune fille n’est plus seulement un personnage de théâtre mortel : elle est devenue un fantôme blanc (v.6) qui « passe sur le long fleuve noir » à travers les âges. L’opposition de couleurs « fantôme blanc » / « fleuve noir » souligne le contraste entre la pureté de cette âme errante et le monde sombre qu’elle parcourt. Ophélie est figée dans sa tristesse (« la triste Ophélie », v.5), condamnée à murmurer éternellement sa romance (v.8) à la brise du soir. L’expression « sa douce folie murmure sa romance à la brise du soir » (v.7-8) est particulièrement poétique : elle évoque Ophélie chantonnant une chanson d’amour ou de folie dans le vent du crépuscule, comme le fait la folle dans la pièce de Shakespeare. L’allitération en [m] dans « murmure sa romance » contribue à créer un son doux et plaintif, comme un chuchotement qui se perd dans le soir. On ressent une immense mélancolie : Ophélie est prisonnière d’une boucle de chagrin, répétant son chant nuit après nuit dans un paysage immuable.
À partir de la troisième strophe (v.9-12), la Nature prend vie autour d’Ophélie par un jeu systématique de personnifications. Rimbaud métamorphose les éléments naturels en compagnons et témoins du sort de la jeune fille, ce qui renforce l’atmosphère irréelle et magique du tableau. On voit ainsi :
- Le vent qui « baise ses seins » (v.9), image à la fois tendre et sensuelle. Le vent est humanisé en amant délicat qui embrasse la poitrine d’Ophélie, comme pour lui apporter réconfort ou absorber son dernier souffle. Il « déploie en corolle ses grands voiles » (v.9-10), c’est-à-dire qu’il fait flotter ses voiles autour d’elle en formant une corolle de fleur. Ophélie devient ainsi le cœur d’une fleur géante dont les voiles seraient les pétales, image élégante qui la présente comme une fleur sacrée éclose sur l’eau.
- Les saules frissonnants « pleurent sur son épaule » (v.11). Les saules, arbres traditionnellement associés au deuil (le saule pleureur), sont décrits comme frémissants et versant des larmes de feuilles sur Ophélie. Le verbe « pleurer » renforce l’idée que la Nature compatit à la tragédie : les branches du saule se penchent comme pour couvrir ou caresser l’épaule de la noyée, dans un geste de chagrin maternel.
- Les roseaux « s’inclinent sur son grand front rêveur » (v.12). Les roseaux bordant la rivière se penchent respectueusement vers le front d’Ophélie, comme pour la saluer ou veiller sur ses pensées. Le qualificatif « grand front rêveur » insiste sur l’aspect juvénile et innocent de la jeune fille (un front large, signe d’intelligence et de candeur, plongé dans ses rêveries). Les roseaux semblent reconnaître en elle une reine endormie ou une sainte, qu’ils honorent en s’inclinant.
Cette alliance quasi mystique entre Ophélie et la Nature se poursuit dans la quatrième strophe (v.13-16) : « Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle » (v.13). Les nénuphars, ces fleurs d’eau, sont « froissés » par le passage d’Ophélie et soupirent, comme si eux aussi exprimaient un regret ou un dernier souffle. Partout où elle passe, elle suscite une émotion aux éléments : même endormie dans la mort, « elle éveille parfois, dans un aulne qui dort, / Quelque nid d’où s’échappe un petit frisson d’aile » (v.14-15). Autrement dit, il arrive que le mouvement de l’eau ou la simple présence d’Ophélie fasse trembler l’arbre (un aulne endormi sur la berge) et réveille un nid d’oiseau ; on entend alors le frémissement d’une aile d’oiseau qui s’envole brusquement. Ce léger frisson de vie contrastant avec la mort omniprésente souligne à quel point Ophélie, même fantomatique, fait partie intégrante de la nature : elle peut encore troubler le silence, elle n’est pas un cadavre inerte mais une présence quasi surnaturelle qui interagit doucement avec le vivant. Le moindre de ses mouvements provoque un souffle, un son ténu dans l’environnement endormi.
Le quatrain se conclut par un vers isolé d’une grande beauté : « Un chant mystérieux tombe des astres d’or » (v.16). Ici, Rimbaud introduit le ciel étoilé comme dernier acteur de cette symphonie nocturne. Les étoiles, qualifiées d’« astres d’or », envoient un chant mystérieux qui tombe du firmament. On retrouve le motif du son lointain, après les hallalis de la première strophe, mais cette fois-ci ce n’est plus un cor de chasse inquiétant : c’est une musique céleste, inexpliquée, peut-être l’écho du chant d’Ophélie qui monte aux cieux ou une mélodie que le cosmos lui adresse. Cela confère à la scène une dimension quasi mystique et universelle. La mort d’Ophélie devient un événement cosmique auquel participent même les astres. Ce chant tombant des étoiles peut être interprété comme la voix du poète lui-même (Rimbaud, l’astre naissant de la poésie, qui chante Ophélie), ou comme un hymne de l’au-delà accueillant l’âme pure de la jeune fille. Quoi qu’il en soit, ce dernier vers achève la première partie sur une note d’enchantement et de mystère, achevant de faire d’Ophélie une figure sacrée de la Nature et de la nuit.
En somme, dans cette première partie, Rimbaud brosse un tableau lyrique et visuel d’Ophélie flottant sur l’eau, où chaque élément naturel est complice et attendri par son sort. La tonalité générale est élégiaque : on assiste à une sorte de funéraire douce et belle, où la Nature offre à Ophélie les rites qu’elle n’a pas eus des hommes. Le lecteur est charmé par la beauté des images, tout en percevant la tragédie sous-jacente. Cette dualité (calme vs mort, innocence vs spectre) rend Ophélie ambivalente : à la fois jeune fille réelle (belle, innocente, que la nature materne) et apparition irréelle (fantôme blanc errant depuis des siècles). Ce portrait empreint de douceur mélancolique prépare le terrain pour la deuxième partie, où la voix du poète va brusquement rompre la tranquillité pour exprimer émotion et révolte.
La folie d’Ophélie et la condamnation du poète (deuxième partie)
La deuxième partie du poème (strophes V à VIII) se distingue nettement par un changement de ton et de perspective. Ici, Rimbaud s’adresse directement à Ophélie dans un élan lyrique plus passionné et personnel. Le registre devient plus dramatique : le poète apostrophe la jeune noyée, évoque les raisons de sa folie et de sa mort, et laisse percer sa propre indignation face à ce destin brisé. Cette section du poème est construite comme une sorte de réquisitoire poétique où chaque strophe énumère et explore les causes du malheur d’Ophélie.
Dès le début du second mouvement, un vers exclamatif marque la rupture avec la description calme précédente : « Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige ! » (v.17). L’apostrophe « Ô » solennelle, suivie de l’adresse « pâle Ophélia », donne l’impression que le poète la fait apparaître devant lui pour lui parler face à face. L’émotion est palpable : Rimbaud s’exclame sur la beauté d’Ophélie, « belle comme la neige », comparaison qui insiste encore sur sa blancheur immaculée et fragile. La neige évoque la pureté, mais aussi la froideur de la mort. En qualifiant Ophélie de « belle comme la neige », le poète souligne qu’elle a conservé toute sa grâce juvénile dans la mort, telle une statue d’albâtre. Il l’appelle également « enfant » au vers 18 (« Oui tu mourus, enfant… »), montrant par ce terme affectueux la compassion qu’il lui porte, la considérant comme une innocente victime. Cette adresse en « tu » crée une intimité touchante : le poète parle à Ophélie comme à une proche, presque comme un grand frère ou un ami peiné par sa disparition.
Le vers 18 confirme explicitement ce que le lecteur savait implicitement : « Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! ». Rimbaud entérine la mort d’Ophélie dans une formule simple et tragique, où l’on sent une résignation douloureuse (le « Oui » initial a valeur d’acquiescement fataliste). Cette affirmation est immédiatement suivie d’une explication introduite par « C’est que… », et c’est là le procédé central de cette deuxième partie : Rimbaud enchaîne les propositions causales pour chercher les raisons du destin funeste d’Ophélie. Il ne se contente pas de dire « tu es morte noyée », il tente de comprendre et justifier cette issue malheureuse en invoquant plusieurs facteurs. Le poète, en quelque sorte, plaide la cause d’Ophélie en montrant qu’elle n’est pas simplement « folle » sans raison, mais que sa folie douce a été provoquée par un concours de circonstances et d’influences tragiques. Chaque strophe du deuxième mouvement commence ainsi par « C’est que… », créant une anaphore explicative insistante. Rimbaud dresse un inventaire poétique des éléments qui ont contribué à la perte d’Ophélie :
- « C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège / T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté » (v.19-20). Première cause invoquée : le murmure du vent du Nord, venant des montagnes de Norvège. Cet élément inattendu fait référence aux régions nordiques, rappelant que Hamlet se déroule au Danemark (pays scandinave) et évoquant un climat à la fois sauvage et froid. Le vent chuchote à Ophélie « l’âpre liberté ». Rimbaud suggère ici qu’Ophélie a entendu dans le vent une promesse de liberté âpre (âpre au sens de brutale, farouche). Peut-être a-t-elle rêvé de s’affranchir des contraintes de la cour d’Elseneur, d’échapper à son destin de femme trahie ? Ou bien ce vent du Nord symbolise-t-il les idées de rébellion et d’indépendance qui soufflent sur l’époque (on peut penser que Rimbaud, lui-même épris de liberté, projette cela sur Ophélie). Quoi qu’il en soit, ce murmure du vent a semé en elle un idéal de liberté absolue, mais un idéal rude, difficile à atteindre pour « son cœur d’enfant trop humain et trop doux » (v.25).
- « C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure, / À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits » (v.21-22). Deuxième cause : un souffle mystérieux, peut-être un esprit de la nature, s’engouffre dans la chevelure d’Ophélie et lui apporte des sons étranges. Ici, Rimbaud renforce l’idée qu’Ophélie était particulièrement sensible aux voix de la Nature. Son esprit rêveur était à l’écoute du moindre bruissement, des plaintes de l’arbre, des soupirs de la nuit (v.23). On voit une Ophélie presque médiumnique, qui perçoit des messages cachés dans le vent. Ce souffle qui tord ses cheveux peut évoquer une tempête intérieure ou une inspiration folle qui l’envahit. Les « étranges bruits » chuchotés à son âme rêveuse suggèrent qu’Ophélie a peut-être entendu des choses que d’autres n’entendent pas – ce qui la fait basculer progressivement hors de la réalité tangible. Rimbaud transforme ainsi la folie d’Ophélie en une forme d’harmonie fatale avec la Nature : la jeune fille était en communion avec les éléments au point d’en être emportée.
- « Que ton cœur écoutait le chant de la Nature / Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits » (v.23-24). Ces vers prolongent la deuxième cause en précisant la disposition d’Ophélie : son cœur écoutait le chant de la Nature. Rimbaud personnifie à nouveau la Nature avec une majuscule (« la Nature »), comme une entité divine ou un orchestre secret. Ophélie entend du chant là où il n’y a objectivement que des bruits (plaintes du vent dans les arbres, soupirs nocturnes). Cela traduit sa grande sensibilité poétique et son imagination. Mais écouter ces voix de la nature pourrait aussi signifier qu’elle se détourne des voix humaines et de la raison, glissant ainsi vers la folie douce. Ces deux premiers facteurs (le vent de liberté, le souffle dans les cheveux) décrivent une Ophélie en proie aux éléments naturels, comme si la folie lui venait d’un excès de poésie et de Nature dans son âme.
- « C’est que la voix des mers folles, immense râle, / Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux » (v.25-26). Troisième cause : la voix des mers folles. Rimbaud évoque ici l’océan déchaîné qui fait entendre un « immense râle » – on imagine le fracas des vagues ou le mugissement du vent marin, assimilé au râle d’agonie d’un géant. Ce son colossal et chaotique vient frapper Ophélie au plus intime : il « brisait ton sein d’enfant ». Le sein d’enfant renvoie à sa poitrine juvénile, donc son cœur pur et fragile. Il est qualifié de « trop humain et trop doux » : Ophélie est trop sensible, trop bonne, pour supporter la démesure (« l’immense ») et la folie du monde naturel. Cette image illustre un déséquilibre entre la démesure du monde (les forces indomptées de la mer, symboles de chaos, de passion dévorante) et la douceur humaine d’Ophélie. Son cœur ne pouvait résister à ce choc : la confrontation à cette « voix des mers folles » correspond peut-être, dans la réalité de Hamlet, aux terribles événements qui l’entourent (le meurtre de son père, la violence de Hamlet, le poids de la cour royale). Son esprit délicat s’est brisé sous la pression des vagues tumultueuses de la vie.
- « C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, / Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux ! » (v.27-28). Quatrième cause, plus directe : la venue d’un « beau cavalier pâle ». Ici, Rimbaud désigne clairement Hamlet, l’amant d’Ophélie. Hamlet est souvent décrit comme mélancolique et tourmenté (on pourrait le qualifier de « pâle » au sens d’attristé, dévoré par ses pensées). Le terme « cavalier » lui donne une aura noble et romantique, il est ce prince charmant apparu dans la vie d’Ophélie. Mais Rimbaud le dépouille immédiatement de son prestige en ajoutant « un pauvre fou ». Il inverse les rôles : dans Hamlet, c’est Ophélie qu’on voit sombrer dans la folie, tandis que Hamlet feint la folie mais reste le héros. Rimbaud, lui, traite Hamlet de fou – « pauvre fou » qui plus est, ce qui exprime soit une pitié ironique, soit un blâme appuyé. L’exclamation qui termine le vers (« ! ») montre l’indignation du poète : on sent qu’il tient Hamlet pour responsable du sort d’Ophélie. La scène évoquée – « s’assit muet à tes genoux » – rappelle peut-être un moment d’intimité où Hamlet, bouleversé, s’est tu devant Ophélie (on pense à la scène où Hamlet, agissant bizarrement, vient troubler Ophélie sans lui parler). Cette attitude muette du « beau cavalier » laisse Ophélie désemparée. Rimbaud semble dire : c’est aussi la faute de cet amant incompréhensible, de cet homme qui n’a pas su parler ni aimer. Cette prise de position est remarquable : Rimbaud prend fait et cause pour Ophélie contre Hamlet. Il fait de la douleur d’amour une cause majeure de la folie d’Ophélie. La mention du « matin d’avril » ajoute une touche d’ironie tragique : avril, le printemps, saison de l’amour et du renouveau, est ici le théâtre d’une scène qui mènera à la mort. Le contraste entre la beauté de ce cavalier venu un matin fleuri et le silence funeste qu’il apporte renforce la tristesse du destin d’Ophélie.
Après avoir énuméré ces explications dans des propositions subordonnées (« C’est que… »), Rimbaud enchaîne avec une exclamation qui synthétise l’effet dévastateur de tous ces facteurs sur l’âme d’Ophélie : « Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle ! » (v.29-30). Ici, le poète élève la voix et laisse exploser son émotion. Il énumère trois grands idéaux : le Ciel (peut-être le rêve de pureté ou de salut divin), l’Amour (le sentiment pour Hamlet), la Liberté (l’aspiration à l’indépendance et à l’absolu). Ces trois mots, isolés par des exclamations successives, sonnent comme un cri du cœur de Rimbaud. On peut y voir une gradation : Ophélie a rêvé au Ciel, puis à l’Amour, puis à la Liberté – des choses sublimes mais qui, combinées, ont formé un rêve impossible. Le poète s’adresse à elle en la traitant de « pauvre folle », non pour l’insulter, mais avec une profonde pitié : « Quel rêve, ô pauvre folle ! » signifie en somme « Que ton rêve était grand et déraisonnable, pauvre enfant démente ! ». On sent presque une tendresse dans cet oxymore (pauvre folle), comme si Rimbaud plaignait Ophélie d’avoir cru à ces idéaux au point d’en perdre la raison. Cela résonne aussi avec ses propres idéaux à lui – Ciel, Amour, Liberté sont des notions chères aux poètes romantiques et à Rimbaud lui-même (qui dans sa vie cherchera l’absolu, la liberté et un idéal parfois mystique). Ici pourtant, ces grandes notions sont qualifiées implicitement de « rêve », c’est-à-dire d’illusion fatale pour Ophélie.
Les deux derniers vers de la deuxième partie achèvent de peindre la chute d’Ophélie dans la folie et la mort par des images saisissantes : « Tu te fondais à lui comme une neige au feu : Tes grandes visions étranglaient ta parole – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu ! » (v.31-34). La comparaison « comme une neige au feu » est particulièrement forte : Ophélie s’est fondue en Hamlet (ou en son amour pour lui) comme de la neige qui fond au contact d’un feu. La neige, pure et froide, symbolise Ophélie ; le feu, ardent et destructeur, symbolise soit la passion amoureuse, soit la folie environnante, soit même Hamlet lui-même. L’union des deux éléments est impossible : la neige disparaît instantanément sur le feu. De même, Ophélie s’est anéantie en voulant se donner à cet amour fou. Cette image traduit la dissolution de la personnalité d’Ophélie au contact de forces trop intenses pour elle.
Rimbaud poursuit avec « Tes grandes visions étranglaient ta parole ». Ophélie avait en elle de grandes visions, c’est-à-dire des imaginations grandioses, des hallucinations poétiques peut-être, ou simplement de vastes espoirs (ceux du vers précédent). Ces visions l’ont étouffée, empêchant sa parole de s’exprimer. On pense à la jeune fille catatonique qui, dans sa folie, chante des bribes incohérentes (Hamlet montre Ophélie chantant des comptines folles au palais). Ici, l’expression « étranglaient ta parole » suggère qu’elle n’a pas pu crier sa souffrance ni communiquer son trouble : ce qu’elle voyait et rêvait était trop grand pour être dit, et cela l’a enfermée dans le mutisme et la folie. Le verbe « étrangler » apporte une idée de violence intérieure – Ophélie a été comme asphyxiée par ses propres idéaux ou hallucinations.
Enfin, « l’Infini terrible effara ton œil bleu ». L’« Infini terrible » peut se comprendre comme la révélation soudaine de la démesure du monde, ou de l’éternité de la mort, ou encore l’infinité du chagrin, bref quelque chose d’immense et terrifiant qu’Ophélie a aperçu dans sa folie. Son œil bleu (la couleur bleue renforçant l’idée de pureté candide) a été effaré, c’est-à-dire rempli d’effroi, rendu sauvage (étymologiquement effarer vient de rendre farouche, effrayer). On imagine les yeux d’Ophélie, hagards dans la folie, qui voient des abîmes (peut-être le visage de la mort elle-même dans l’eau). Ce dernier vers est d’une grande puissance tragique : il fige l’instant où la raison d’Ophélie bascule, où son regard bleu d’enfant est confronté à l’horreur sans fond (l’Infini). La sonorité même – Infini terrible effara avec ses allitérations en [r] et [f] – crée une dureté sonore qui contraste avec la douceur précédente, comme un déchirement final.
Dans cette deuxième partie, Rimbaud a donc dressé un portrait psychologique et symbolique d’Ophélie avant sa mort, en soulignant son hypersensibilité au monde et les forces qui l’ont dépassée. Le ton du poème y est devenu véhément et empathique : on y trouve de nombreuses exclamations, des appels directs à Ophélie, des images fortes, qui tranchent avec la douceur ouatée de la première partie. Rimbaud, en quelque sorte, prend la parole pour défendre Ophélie : il justifie sa folie par la conjonction d’influences naturelles et morales, et surtout il accuse implicitement ceux qui l’ont poussée là (les éléments, mais surtout Hamlet et les idéaux trompeurs). Il y a une réelle indignation lyrique chez le jeune poète, qui fait d’Ophélie une victime quasi sacrée de forces trop grandes. On peut également lire en filigrane une critique des illusions romantiques elles-mêmes : l’amour chevaleresque, la quête de liberté absolue, le rêve du ciel – tout ce qui fait vibrer l’âme romantique – apparaissent ici comme dangereux pour une âme pure, au point de la rendre folle. Rimbaud, à 16 ans, semble paradoxalement conscient de ce piège des grands idéaux. Son cri « Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve… » a une portée presque ironique ou désabusée, qu’on ne s’attendrait pas forcément à trouver chez un adolescent, mais qui témoigne de sa lucidité précoce. Ainsi, cette seconde partie complexe ajoute une profondeur thématique au poème : elle n’est pas qu’un lamento, elle porte aussi un regard critique sur la condition humaine (la fragilité face aux rêves et aux forces de la nature). Après cette intensité dramatique, Rimbaud va clore son poème par une troisième partie plus brève, qui revient à la tonalité légendaire et contemplative du début, mais avec une nouvelle perspective.
L’éternité d’Ophélie : de la tragédie au mythe (troisième partie)
La troisième partie du poème (strophe IX) fait office de conclusion poétique. Elle est nettement plus courte (quatre vers seulement) et opère un retour au calme, tout en portant un regard rétrospectif sur Ophélie. Rimbaud y adopte une posture de narrateur témoin : « Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles… » (v.35). En se désignant lui-même à la troisième personne (« le Poète dit »), il crée un effet de distanciation et de récit légendaire. On a l’impression qu’une voix extérieure, peut-être celle d’un conteur ou d’un barde, raconte une histoire qui se transmet la nuit. Cela donne à Ophélie un statut mythique : on parle d’elle comme d’une figure devenue légende, dont on rapporte l’apparition.
Le contenu de cette dernière strophe renforce l’idée d’une Ophélie fantôme bienveillant qui continue de hanter le paysage nocturne : « … tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis » (v.35-36). On imagine Ophélie revenant chaque nuit, sous le clair des étoiles, pour chercher les fleurs qu’elle avait cueillies juste avant sa noyade. Cette image est directement inspirée de Hamlet, où la reine Gertrude raconte qu’Ophélie était en train de cueillir des fleurs au bord de l’eau (des couronnes de renoncules, de marguerites et de violettes) lorsqu’elle est tombée à l’eau. Rimbaud fait ainsi un clin d’œil à la source shakespearienne, mais en la transposant dans le registre du merveilleux : Ophélie revient d’entre les morts pour tenter de retrouver ces fleurs éparpillées. C’est un geste touchant qui témoigne de son innocence préservée (elle ne revient pas pour hanter ou se venger, elle revient pour cueillir des fleurs, comme l’enfant qu’elle était). On peut y voir une métaphore de la vaine recherche du passé perdu, ou de l’âme qui répète inlassablement ses derniers actes (tel un fantôme prisonnier d’un souvenir).
Les deux vers finaux reprennent presque textuellement des éléments du début du poème : « Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles, / La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys. » (v.37-38). On retrouve « couchée en ses longs voiles » et « comme un grand lys », qui faisaient déjà partie du vers 3 et du vers 2 respectivement. Ce refrain final boucle la boucle, donnant à l’ensemble du poème une structure cyclique. L’image initiale d’Ophélie flottant tel un lys sur l’eau noire reparaît, mais cette fois-ci elle est introduite comme le témoignage du Poète : « il a vu sur l’eau… Ophélia flotter… ». Cette construction suggère que ce tableau qu’on nous a décrit au début, c’est en fait le poète qui l’a observé de ses propres yeux lors d’une nuit étoilée. Cela confère une sorte d’attestation : oui, Ophélie existe toujours, je l’ai vue moi-même. On glisse du descriptif au narratif : ce n’était pas qu’une peinture fictive, c’était une scène vécue (fût-ce dans l’imagination du poète). Le fait de dire « la blanche Ophélia » (et non plus « Ophélia » seule) accentue l’aspect icône, comme si elle était désormais figée dans sa qualité de fantôme blanc, de vision spectrale.
Cette fin de poème élève donc Ophélie au rang d’éternel symbole poétique. Rimbaud la compare dès lors aux constellations qu’on contemple la nuit : elle fait partie du décor de la nuit étoilée, au même titre que les lys, les astres et le fleuve. Elle est entrée dans la mémoire collective (le poète s’en fait le porte-voix) et continue d’émouvoir. La dernière image d’Ophélie flottant à nouveau, après tout ce qu’on a appris d’elle dans la deuxième partie, prend une tonalité nouvelle : ce n’est plus seulement la jeune fille morte que l’on pleure, c’est un être transfiguré par la poésie, une sorte de sainte patronne des âmes en peine dans le grand livre de la Nature. Le fait que « le Poète dit » implique que d’autres pourront le redire après lui – cette légende d’Ophélie va se transmettre de poète en poète, de génération en génération. En un sens, Rimbaud inscrit son poème dans la continuité de Shakespeare et de la tradition romantique, mais il s’y inscrit en auteur visionnaire : c’est lui désormais qui affirme avoir vu Ophélie et qui en témoigne.
Notons que cette dernière strophe maintient la présence des éléments naturels (les étoiles, l’eau, les voiles assimilés à des fleurs avec « en corolle ») et y mêle le souvenir humain (« les fleurs que tu cueillis »). Cela souligne l’idée que la Nature et la mémoire humaine sont entremêlées pour conserver le souvenir d’Ophélie. La boucle est bouclée : Ophélie, d’abord présentée comme entité naturelle et spectrale, après l’exploration de sa tragédie, redevient dans la conclusion cette figure flottante immortelle, intégrée à la nuit et à l’imaginaire des hommes.
Conclusion
À travers « Ophélie », Arthur Rimbaud offre une relecture profondément poétique du destin de l’héroïne shakespearienne, en mariant l’élégie romantique et sa propre vision du monde. Le poème se déploie en trois temps harmonieux : d’abord un tableau nocturne d’une rare beauté où la Nature complice pleure et chante autour d’une Ophélie idéalisée et spectrale ; puis une plainte lyrique véhémente, où le jeune poète s’érige en avocat d’Ophélie, expliquant sa folie par son ouverture démesurée aux éléments et par les cruelles désillusions de l’amour et de la liberté ; enfin une illumination finale qui fait d’Ophélie une figure éternelle, errant à jamais dans le reflet des étoiles et l’imagination des poètes.
Rimbaud, du haut de ses seize ans, impressionne par la maîtrise de son écriture et la maturité de son empathie. Il utilise un langage riche en images – métaphores florales, personnifications de la nature, contrastes de couleurs – et un jeu de sonorités subtil pour créer une atmosphère envoûtante. La musicalité du poème, ses allitérations murmurées ou rugissantes, nous fait presque entendre le souffle du vent et le chant des astres. Par ailleurs, la structure en trois mouvements apporte une vraie profondeur dramatique : elle nous fait passer de la contemplation émue à l’émotion indignée, puis à la sérénité légendaire. Chaque partie révèle une facette du personnage d’Ophélie (la beauté innocente, la folie tragique, puis l’esprit immortalisé) et, en creux, une facette de Rimbaud lui-même – tour à tour esthète fasciné par la nature, révolté contre l’injustice du destin, et chantre du mythe poétique.
En faisant de la frêle Ophélie une héroïne presque cosmique, Rimbaud rend un hommage poignant à la puissance de la poésie et de la Nature réunies. Son Ophélie n’est plus seulement un personnage de tragédie, elle devient le symbole universel de la beauté qui se heurte à la folie du monde, de l’innocence persécutée par les passions et qui trouve refuge dans une étreinte mystique avec la nature. Le poème touche ainsi un large public : on y trouve la splendeur visuelle et la sensibilité propre au romantisme, mais aussi une réflexion implicite sur la condition humaine (ce que nos rêves ont de potentiellement destructeur) et sur la fonction du poète (gardien des légendes et des mémoires oubliées).
Impeccable par sa forme et bouleversant par son contenu, « Ophélie » demeure l’un des joyaux de la jeunesse rimbaldienne. Les étudiants et les lecteurs qui l’abordent aujourd’hui y découvrent non seulement une réécriture d’un mythe littéraire, mais aussi une œuvre personnelle où transparaissent les intuitions géniales du futur auteur des Illuminations. En définitive, Rimbaud, à travers le destin d’Ophélie, nous parle de ce fragile équilibre entre rêve et réalité, entre idéal et folie, et nous rappelle que la poésie a le pouvoir singulier de transformer la douleur en beauté immortelle.

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