📑 TABLE DES MATIÈRES

  1. Le poème
  2. 🔎 L’analyse du poème
    1. Structure et forme
    2. Thèmes principaux
      1. La mort
      2. La mélancolie
      3. L’innocence perdue
      4. La déception amoureuse
    3. Symbolisme
    4. Conclusion

Le poème

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté;

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits;

C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara ton oeil bleu !

III

– Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


🔎 L’analyse du poème

Arthur Rimbaud est souvent célébré pour sa capacité à mêler le symbolisme et l’imaginaire avec des thématiques profondément humaines et émotionnelles. Son poème « Ophélie » illustre brillamment ces qualités en reprenant la figure tragique d’Ophélie de Shakespeare, l’un des personnages les plus célèbres et les plus émouvants de la littérature. Cette analyse détaillée examine la structure, les thèmes, les images et les techniques poétiques utilisées par Rimbaud pour créer une œuvre à la fois belle et poignante.

Structure et forme

Le poème est structuré en trois parties distinctes, chacune composée de huit vers alexandrins, ce qui crée une harmonie et une régularité formelle. Cette division en trois actes rappelle une composition dramatique, soulignant la progression narrative et émotionnelle du poème. Chaque strophe adopte un schéma de rimes embrassées (ABBA), ce qui confère une musicalité et une symétrie à l’ensemble, tout en renforçant l’impression de boucles et de retours, comme si le poème lui-même flottait et dérivait lentement, à l’image d’Ophélie.

Les alexandrins, avec leur structure de douze syllabes, apportent une solennité et une grandeur au poème. Cette forme classique, souvent utilisée dans la poésie française pour les sujets nobles et sérieux, s’accorde bien avec le caractère tragique et contemplatif du thème. Les césures à l’hémistiche (au milieu du vers) créent des pauses naturelles qui permettent au lecteur de méditer sur chaque image et chaque sentiment évoqués. Cette décomposition du vers en deux parties égales accentue également le balancement et le rythme, évoquant les mouvements lents et fluides de l’eau sur laquelle flotte Ophélie.

Rimbaud utilise également des enjambements pour prolonger l’élan des vers au-delà de leur fin naturelle, créant une continuité et une fluidité qui imitent le flux du fleuve. Par exemple, dans les vers « La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, / Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… », l’enjambement entre les deux vers souligne la lenteur et la douceur du mouvement d’Ophélie. Cette technique permet de maintenir une certaine tension poétique et d’accentuer l’atmosphère éthérée et rêveuse du poème.

La régularité formelle du poème contraste avec le désordre émotionnel et la tragédie du sujet. Cette juxtaposition entre forme et contenu renforce l’effet de dissonance, où la beauté du vers et de la langue se heurte à la tristesse de l’histoire racontée. Cela met en lumière la maîtrise de Rimbaud dans l’utilisation de formes traditionnelles pour exprimer des idées modernes et complexes, tout en conservant une musicalité et une harmonie propres à la poésie classique. Le choix de rimes riches et de sonorités douces participe également à créer un univers sonore enveloppant, où chaque mot semble flotter avec légèreté et mélancolie.


Thèmes principaux

La mort

La nature est omniprésente et joue un rôle crucial dans la mise en scène de la mort de l’héroïne. La première strophe commence par une description sereine et mystérieuse de la nature nocturne : « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles ». Cette image calme et immobile contraste avec la mort tragique d’Ophélie, soulignant l’indifférence de la nature face au drame humain. La figure d’Ophélie « flottant comme un grand lys » évoque à la fois la pureté et la mort, car le lys est souvent associé à la pureté et aux funérailles. La nature, avec ses saules pleureurs et ses nénuphars froissés, participe à cette scène de deuil. Le fleuve noir devient le théâtre silencieux de cette tragédie, une métaphore de la mort elle-même, inexorable et paisible.

La mélancolie

La folie d’Ophélie est décrite avec une douceur et une tendresse particulières. Elle est qualifiée de « douce folie », ce qui la rend presque romantique et poétique. Rimbaud évoque une Ophélie errante, un « fantôme blanc » qui murmure des romances à la brise du soir depuis plus de mille ans. Cette longue durée souligne la permanence de sa tristesse et de sa folie, inscrites dans l’éternité. La folie d’Ophélie n’est pas violente, mais mélancolique et envoûtante. Elle est en harmonie avec la nature, qui elle aussi semble souffrir en silence, avec les saules qui pleurent et les nénuphars qui soupirent. Cette fusion entre la folie humaine et la mélancolie naturelle renforce l’idée d’une tristesse universelle et intemporelle.

L’innocence perdue

Le thème de l’innocence perdue est central dans la deuxième strophe du poème. Rimbaud décrit comment les forces naturelles et spirituelles ont conduit à la perte d’Ophélie : « les vents tombant des grands monts de Norvège », « le chant de la Nature », « la voix des mers folles ». Ces éléments symbolisent l’appel irrésistible de la liberté et de la beauté qui a séduit et finalement détruit l’innocente Ophélie. Sa sensibilité extrême à ces forces la rend incapable de résister à la folie et à la mort. Cette sensibilité, associée à son cœur d’enfant « trop humain et trop doux », la rend vulnérable aux réalités brutales du monde. La perte d’innocence d’Ophélie est ainsi présentée comme une conséquence inévitable de sa pureté et de son ouverture à la beauté du monde.

La déception amoureuse

L’amour tragique joue également un rôle clé dans la destinée d’Ophélie. La mention du « beau cavalier pâle », « un pauvre fou », rappelle la relation d’Ophélie avec Hamlet, ajoutant une dimension de désespoir romantique à sa folie. Ce cavalier, qui s’assied muet à ses genoux, symbolise l’amour non réciproque et la déception. L’évocation de ce personnage montre que l’amour, avec ses espoirs et ses déceptions, est une force puissante qui a contribué à la chute d’Ophélie. Les rêves de « Ciel! Amour! Liberté! » apparaissent comme des idéaux inaccessibles qui ont exacerbé sa folie, rendant ses visions trop grandes et intenses pour être supportées. Cette quête d’absolu, associée à l’amour et à la liberté, mène à une désillusion profonde, à un silence forcé, et finalement à une perte tragique.


Symbolisme

Dès les premiers vers, Rimbaud utilise des images puissantes pour évoquer la scène : « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles ». Cette image de l’eau sombre et des étoiles endormies plante un décor mystérieux et paisible, tout en laissant entrevoir la profondeur de la tristesse qui imprègne le poème. L’eau noire symbolise la mort et l’oubli, tandis que les étoiles représentent des rêves lointains et inaccessibles, renforçant l’idée de la fragilité et de la beauté évanescente de la vie.

Ophélie elle-même est décrite avec des métaphores florales et naturelles. Rimbaud compare la jeune fille à un « grand lys », une fleur souvent associée à la pureté et à l’innocence, mais aussi couramment utilisée dans les funérailles. Cette comparaison renforce l’image d’Ophélie comme une figure pure et innocente, emportée prématurément par la mort. Le fait qu’elle « flotte très lentement, couchée en ses longs voiles » ajoute une dimension visuelle et tactile à la scène, les voiles évoquant à la fois un linceul et une robe de mariée, symbolisant à la fois la fin de la vie et la beauté transcendante.

La nature environnante joue également un rôle symbolique important. Les saules pleureurs, avec leurs branches tombantes, symbolisent le deuil et la tristesse. Ils « pleurent sur son épaule », personnifiant la nature en deuil de la perte d’Ophélie. Les nénuphars froissés qui « soupirent autour d’elle » ajoutent à l’atmosphère mélancolique, chaque élément naturel semblant partager et refléter la tristesse de la scène. Cette interaction entre la nature et Ophélie crée une harmonie poétique où chaque élément naturel devient un participant silencieux au drame humain, intensifiant la profondeur émotionnelle du poème.

Enfin, le poète français utilise des images célestes pour ajouter une dimension mystique et surnaturelle à son poème. Les étoiles, décrites comme des « astres d’or », symbolisent une beauté éternelle et l’infini, créant un contraste saisissant avec la mortalité d’Ophélie. Dans la dernière strophe, il mentionne que le poète a vu « la blanche Ophélia flotter, comme un grand lys » sous les rayons des étoiles. Cette vision poétique et surnaturelle suggère que, malgré sa mort, Ophélie continue d’exister dans un autre monde, où elle demeure belle et pure. Ces images célestes renforcent l’idée de la poésie comme un moyen de transcender la réalité et d’accéder à une beauté éternelle et immatérielle, soulignant la puissance de l’imagination et de la vision poétique.


Conclusion

Rimbaud utilise des techniques poétiques sophistiquées pour créer un poème riche en images et en émotions. « Ophélie » est une méditation sur la beauté tragique, la folie et la puissance destructrice et envoûtante de la nature. Par des descriptions sensorielles et des allusions mythiques, Rimbaud transforme la figure shakespearienne en une icône universelle de la souffrance humaine et de la beauté fragile. Ce poème est un exemple éclatant de la capacité de Rimbaud à marier le lyrisme romantique avec une profondeur symbolique, produisant une œuvre d’une beauté intemporelle et poignante.


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