Coup de pied dans les portes battantes. Le voilà qui débarque avec fracas, Retroussant ses manches afin d’en découdre : Personne pour une bagarre sanglante ?
L’assistance s’est tue, c’est l’instinct de survie.
On le regarde s’accouder au bar, Aucune parole, juste un regard. Bon sang, qu’on lui serve son eau de vie !
Il écrase son poing sur le zinc. Rien ne vient, si ce n’est la furie ; Des hordes de chiens au bout des doigts Prêts à déchiqueter les trognes.
Son cache-misère transpire la charogne. Sale réputation pour cet assassin Qui a brisé plus d’un destin. Le sang coule par son absence de paroles.
Et pourtant, il a le moral dans les bottes, Même pas quelques centimes pour un shot, Obligé de regarder sa réalité trop en face ; Celle d’un miséreux pris pour un scélérat.
J’arrive sur un terrain peu fréquenté, à savoir celui d’un château en ruines dont les premières mentions datent du 8ème siècle et qui est sur le même territoire que l’immense bâtisse de toute à l’heure. Ni une, ni deux, j’outrepasse le panneau d’interdiction et fait le tour du propriétaire. Il ne reste que des décombres, un enchevêtrement de blocs qui autrefois formait un château fort dominant la vallée aqualienne. Cela fait des siècles que la la végétation a repris ses droits ici. Aucune trace laissée par l’homme ne lui échappe, elle s’agrippe sur les parois et recouvre les blocs de pierre d’un épais manteau vert. La nature a définitivement réinvesti les lieux. Voilà la vraie propriétaire du territoire, le château n’en était que le locataire !
Je reprends ma route et regarde de temps à autre mon gps quand le chemin devient douteux. Ces marches doivent être l’occasion de me réapproprier la technologie. Celle que j’utilise chaque jour pour mon métier. Elle n’est pas mauvaise en soi mais comme chaque avancée, elle est récupérée par une poignée qui ont vite compris l’intérêt de rendre un maximum de personnes dépendantes à ce produit … payant faut-il le rappeler. Pour ces marches, je me suis promis d’utiliser la technologie et non me faire utiliser par elle. Je lui ai imposé sept injonctions sévères à l’ère de l’intelligence artificielle:
Cher objet,
1. Tu ne m’enverras pas des dizaines de notifications afin de m’avertir d’informations dont je n’ai pas besoin lors de mes pérégrinations pédestres. Le nombre de mes pas ne m’intéresse pas.
2. Tu me laisseras me perdre mais si je te demande de retrouver mon chemin alors seulement à ce moment-là tu m’aideras concrètement, rapidement et efficacement.
3. De jolies photos tu ne me tenteras point. Je t’utiliserai uniquement pour garder un souvenir temporaire que je ne posterai même pas sur un quelconque réseau social.
4. Sachant te faire oublier, tu seras un compagnon discret et tu resteras, un maximum de temps, dans le sac à dos ou dans la poche.
5. Tu seras déconnecté d’internet sauf urgence vitale mais ne rêve pas nous sommes en Belgique, les chances que je t’utilise pour cela sont aussi minimes que celles de gagner à la loterie.
6. Tu es et resteras un objet fragile. Il te suffit d’une éclaboussure ou d’une chute pour que tu te mettes à dysfonctionner, je ne me reposerai donc pas sur toi.
7. Tu sauras me faire disparaître dans la nature. Indétectable.
Cordialement, Johan 😏
Je me remémore ces incantations aussi ridicules que nécessaires et j’aperçois, à une centaine de mètres au-dessus de moi, la fin des bois. C’est là que la civilisation refait surface. Je regarde les quelques maisons qui surplombe la vallée et me dis que rien n’a changé depuis les temps médiévaux, l’être humain aime surplomber le monde pour avoir la vue dégagée. Cela le rassure autant que cela lui donne un sentiment de puissance sur les grands espaces. Sans doute se dit-il, que le minuscule point que son territoire représente sur Terre doit être plus gros vu de l’Espace. Illusion égotique.
Tout est calme et le vent se lève par bourrasque, une fine pluie descend du ciel. Ça y est c’est maintenant que la galère commence. Les météorologistes avaient prévu un temps capricieux pour le début de l’après-midi et il n’est pas encore midi.
Je me fais balancer par les vents mais l’avantage est que tout est dégagé. La vallée est visible jusqu’au lointain. Comme si l’on avait ajouté des degrés d’amplitude à ma vision. Je pense, à chaque pas, que la pluie battante va commencer mais, au final, rien ne se passe. Dire que quelques heures plus tôt j’hésitais à sortir, alerté par ce monde alarmiste sur un possible mauvais temps. Le règle de la peur pour rester chez soi et consommer dans des magasins virtuels depuis son canapé ne m’a pas eu ma peau. À l’heure où j’écris ces lignes, il aurait dû tomber des trombes d’eau, j’aurais dû en avoir jusqu’au genoux mais la météo est une science volatile. Si j’ai décidé de passer du temps à l’extérieur ce n’est pas pour trouver une foultitude d’excuses afin de rester à l’intérieur et dire “ce n’est pas de ma faute, c’est le temps qui était mauvais”. Ces marches sont une reconquête sur soi-même, une reconnexion du corps et de l’esprit afin d’y voir plus clair.
Ce matin j’hésite. Cela fait quelques jours que l’on annonce une météo qui va en s’empirant. Les prévisions ont même fini par classer ce samedi en code jaune, c’est à dire des rafales pouvant dépasser les 75km/h et des pluies abondantes. Je regarde par la fenêtre et il n’y a rien, si ce n’est un calme absolu. L’hiver est la saison de l’hibernation même pour l’humain, j’ai beau rester le nez collé à la vitre, il n’y a aucun mouvement. Le monde est encore dans les bras de Morphée alors que l’insomniaque que je suis est déjà en pleine réflexion : vais-je marcher aujourd’hui ? Je fini par décider d’y aller quand même, après tout, l’application météo indique que le code jaune commencerait seulement en début d’après-midi. Il est 8 heures et cela me laisse le temps de traverser l’Amblève et, d’ainsi faire ma deuxième marche de l’année.
J’enjambe cette rivière devenue meurtrière un jour de juillet. Je n’habitais pas encore dans la région mais j’ai vu les images tourner en boucle du cours d’eau devenu en l’espace de quelques minutes un torrent dévastateur, raflant tout sur son passage, avant de se jeter dans le confluent de l’Ourthe donnant à cette dernière une force encore plus dévastatrice. Je m’arrête au milieu du pont pour regarder les remous et ne peut m’empêcher de me remémorer cette fameuse crue de la nuit du 13 et 14 juillet 2021.
L’eau a une telle force et une telle qualité liquide qu’elle peut détruire n’importe quelle construction humaine aussi solide soit-elle. Elle vous frappe d’un grand coup ou elle vous travaille à l’usure, grignotant chaque millimètre jusqu’à rendre l’édifice aussi fragile qu’un château de cartes. À l’opposée, l’eau peut aussi se laisser apprivoiser. Celle des bords de mer, des plages, des piscines, vous tolère. Elle se laisse gentiment amadouer mais peut soudainement devenir votre pire ennemi.
Pour le moment, je la longe, regardant son agitation le long d’un chemin qui borde l’Amblève. Une rangée de maisons s’aligne dans le paysage. Elles aussi ont dû subir les affres de l’eau mais je remarque avec étonnement que seules quelques-unes ont des stigmates visibles. Les autres font comme si de rien n’était ou ont déjà eu le temps de panser leurs plaies. Peut-être faut-il voir ici la force de résilience chez l’être humain. Nous avons en nous toujours assez de force pour nous relever, aller de l’avant, se recréer, se réinventer, digérer, capitaliser sur cette douleur afin de l’intégrer et en faire une allié. Comme si le monstre Résilience avait digéré la petite Souffrance. Je laisse sur ma gauche une majestueuse bâtisse du 18ème siècle qui hurle son “Propriété privé” afin de m’engager dans les bois. Une longue montée m’attends et je me rappelle de l’épisode précédent où je fus en nage dès les premiers mètres. Cette fois-ci, je régulerais mieux ma cadence, mon rythme, afin de doser intelligemment l’effort.
Le chemin serpente à travers un chemin délavé par les pluies des dernières semaines et, après quelques minutes, je dois me rendre à l’évidence : il me faut m’arrêter afin de reprendre mon souffle. Déjà ? Après 5 minutes de marche ? Serait-ce mon corps qui n’est plus habitué à un minimum d’effort ? C’est plausible. On dirait un fumeur de longue date.
Je sors la gourde du sac à dos et m’envoie une rasade d’eau au fond du gosier. Si les dix kilomètres sont de ce calibre, alors cette première randonnée de l’année sera un vrai chemin de croix.
Mon esprit s’embrume et le sang me tamponne les oreilles. Cet instant me rappelle de vieux souvenirs. Les moments où mon corps se retrouvait au sol, syncopé, simplement parce qu’il me faisait passer le message “Eh coco tu ne me respectes pas et je vais te le faire comprendre”. Les signaux que le corps nous envoie sont une mine d’informations sur la connaissance de soi. Avec le temps j’ai appris à apprécier la nuance des signes avant-coureur. Je sais où sont mes limites grâce aux infimes messages que m’envoie le corps et il ne m’arrive plus de me retrouver les quatre fers en l’air comme jadis. Ici dans cette côte, il faut “juste” que je trouve mon rythme.
Un mouton me montre la voie, puis un équidé, ca y est ! La brume cérébrale se dissipe peu à peu et la vie insuffle à nouveau son désir d’aller de l’avant. Je recouvre mes esprits, la découverte peut enfin avoir lieu. J’ai l’impression qu’il s’agissait d’un rite de passage afin d’entrer dans un monde qui se mérite, qui n’est pas fait pour celles et ceux qui y viennent pour l’utiliser jusqu’à la corde, le consommer à coup de belles images, qui viennent chercher ici de quoi alimenter leur égo, l’esprit toujours vissé dans un passé et qui ne sont pas encore capable de dépouillement. Oui le dépouillement, voilà ce qui m’amène sur ces sentiers.
Il y a comme un trop plein d’urbanité qui ne peut être contenu dans un seul être, une série d’injonctions modernes : Encode ! Appuie ! Organise ! Compare ! Jouis ! Crée ! Sors de ta zone de confort ! Connecte-toi ! Tel une tempête d’ordres militaires. La perversité du système est telle qu’elle tente de nous faire croire que nous ne sommes rien si nous ne possédons rien. Tel un junkie, il faut toujours plus d’abonnés, plus de ventes, plus de jeunesse, plus de beauté, plus de réussites sociales, pour être quelqu’un.
Quel horizon monstrueux de la personnification ! Alors je marche.
Jusqu’à présent je n’ai encore croisé que des animaux. Il y a bien des maisons ici et là, des traces de l’humain mais aucun n’a mis le nez dehors. Arrivé en haut de la montée, là où une artère rapide vient déchirer le paysage, je remarque ces rangées de maison sorties d’un même moule. Elles sont le témoin d’une époque où chacun veut un chez soi à son image mais où tout se ressemble. Je les laisse derrière moi et m’enfonce dans le slalom d’une rue du village à l’ancienne. Les maisons sont en pierre du pays, irrégulières, différentes, petites, grandes, étendues, transformées, elles semblent respirer calmement à travers le nez de la porte d’entrée et vous regarde passer à travers les yeux des fenêtres. Cela fait maintenant une centaine de mètres qu’une dame promène son chien, elle finit par rencontrer d’autres de son gang. Les cabots font éhontément connaissance à coup de museaux, d’aboiements et de reniflages de popotin. L’excuse idéale pour que leur maître échange une parole bien sentie Il n’ y a plus d’hiver ! Comment se sont passées les fêtes ? Bernadette est toujours à l’hopital? Je ne sais l’expliquer mais c’est dans ce genre de moments que j’aime le plus l’être humain. Quand il est dépouillé de sa représentation, habillé de simplicité, un simple sourire en bandoulière. Cese poignées de secondes sans enjeux ont l’art de me réchauffer le cœur.
Je sors des quelques ruelles et me retrouve au milieu des champs, battu par un vent désagréable. Un chemin fend les prairies et je m’engage en son sein. La terre est bourbeuse, elle colle aux baskets, se mélange aux flaques qui ne font que s’agrandir au fil de la marche. Soudain, devant moi, c’est carrément une étendue d’eau qui me fait face. Je dois la contourner par une bande de terre qui fait à peine la largeur de mon pied. Je suis presque arrivé au bout du contournement quand ma bottine droite s’enfonce dans une gadoue qui m’en met plein les chaussettes. C’est come du beurre fondu, sauf que c’est brun et que j’en ai jusqu’au tibia. Ca y est, je suis en passe d’être reconnecté à la nature, la terre mouillée d’un hiver trop doux se déverse dans ma godasse ! Je suis baptisé sous le meuglement d’une vache rieuse. Bouffon ! Il y a un côté agréable dans cette mésaventure. Certes, je sais que je vais finir la marche avec le panard droit trempé mais ce micro-évènement me démontre que tout peut toujours survenir, à n’importe quel moment. Rien n’est écrit d’avance. L’imprévu n’a rien d’algorithmique. Il surgit quand tous les éléments sont réunis, quand toutes les planètes sont alignées. Pour le meilleur et pour le pire. La vie en somme !
Je traverse à nouveau une portion de village et je m’étonne du nombre de potales qui sont encore présentes dans l’arrière-pays wallon. C’est que l’Histoire s’est écrite ici sur fond de christianisme. Le nom des rues, les stèles à l’effigie de Jésus, les chapelles pour nains, et les traces d’anciennes statuettes incrustées dans les maisons démontrent à l’envi, qu’ici n’est pas la ville. Il n’y a pas de confusion possible, l’identité est forte, sans détour, affichée. Chaque parcelle du village respire l’influence chrétienne. Et c’est un athée qui le dit !
Une ferme annonce la fin du village d’Awan et je plonge sur Aywaille à travers une épaisse forêt. Là, tout au bout, m’attend un café bien mérité.
« Cette année j’arrête de fumer, j’entame un régime, je commence le sport, c’est promis juré. Cette année, je divorce, je lui dis ses quatre vérités et je mets les voiles, c’est certain à 100%. Cette année je change de travail, de ville, de région, de pays, de vie, c’est une certitude absolue ! » Cette année je serai plus ceci, cette année je serai moins cela. Balivernes que tout cela ! Nous savons tous que les bonnes résolutions du premier janvier sont faites pour ne pas être tenues.
J’habite, depuis peu, à la porte des Ardennes, et ne pas découvrir l’environnement qui m’entoure serait une honte absolue. Si je n’arrive pas à profiter de ce que la nature m’offre en ce moment, je ne profiterai jamais de rien. Du coup, moi aussi je me suis fait une promesse le jour de l’an, celle de marcher ! Loin des écrans, du tumulte, des livres et du ressassement incessant de l’esprit. Cette fois-ci je m’offre une pause au grand air et suis décidé à tordre le cou aux résolutions que l’on ne tient pas. Fini les excuses bidons et la sempiternelle rengaine du j’ai pas l’temps.
Je trifouille au grenier à la recherche de ceux qui m’accompagneront dans cette entreprise, à savoir mes vieilles godasses de randonnée et un sac à dos. Où diable peuvent-ils se trouver dans tout ce bazar ? Il faut dire que cela fait déjà six mois que j’ai fuis le tambour de la ville pour m’installer dans la vallée de l’Amblève et je n’ai pas encore pris le temps de me poser, perdu entre les travaux interminables de la maison et un métier qui me grignote même des morceaux de week-end. Il y a une foultitude de caisses de déménagement qui n’ont pas encore été ouvertes. Je les ouvre une à une et c’est dans l’une d’entre elles que je trouve ceux qui vont devenir mes compagnons de route. Ils sont dans un état tout à fait respectable malgré leur décennie d’existence : les bottines ont encore quelques éclats de boue séchée, traces d’une époque où je marchais beaucoup. Et puis voici le sac, élimé sur les brides, moche comme un poux mais il m’a déjà rendu de fiers services et il est temps de le remettre au travail ! Je regarde par la petite fenêtre du grenier, j’y vois des pointes d’épicéas se balancer tendrement à l’unisson. Sans doute est-ce un appel pour me dire qu’il est l’heure de partir.
Je suis sur le point de franchir la porte quand je remarque une flaque. Mince ! Mon chat s’est soulagé devant l’entrée ! Est-ce un signe ? Devrais-je abandonner cette idée de mettre le nez dehors alors que l’hiver bat son plein ? Ou est-ce simplement mon chat qui me fait une offrande pour me souhaiter bonne chance. J’éponge le cadeau du félin, je nettoierai après. Allez ciao l’ami à moustaches .
C’est parti pour dix kilomètres qui me feront découvrir les hauteurs d’Aywaille. J’avais déjà fait quelques randonnées par le passé, pousser jusqu’à vingt-cinq kilomètres sur un jour mais cette marche-ci, plus courte, a une saveur particulière car elle est censée être celle de la reconnexion. Certes, j’ai mon gps dans la poche au cas où pour m’aiguiller à travers les feuilles et sentiers mais le but de cette rando était de reprendre le contrôle de ma vie, d’accueillir la poésie du monde tel qu’il est et non tel qu’il est vu à travers le prisme d’un écran. Je me suis promis de ne faire de photos que de l’essentiel. Voire pas de photos du tout !
C’est le sourire au coin des lèvres et le cœur léger, que je bats le pavé de ce début de randonnée. Je me sens comme un condamné à mort à qui l’on vient de dire : tu peux sortir, tu es libre! Ça y est, je laisse le bitume peu à peu derrière moi et m’engage sur un chemin plus sinueux qui ne tardera pas à me révéler une implacable vérité.
N’oublie pas le pain demain matin.
Voilà ce qu’on entend parfois
Au fond des salles de cinéma.
Cela se passe toujours avant la projection.
Le sourire de la femme,
L’ennui de l’homme.
L’homme et la femme,
Les 150 sièges,
La pénombre,
Les bandes annonces,
Le temps qui se suspend
Net.
Il fut un temps où l'eau dégoisait
le son d’une liberté fraîchement recouvrée
à travers le robinet porte-voix :
Et glou et glou et glou … !
Elle déversait ses milliers de notes
au beau milieu d'un champs de bataille
où s'amoncelait les vestiges de la veille,
un bric-à-brac en inox oxydé.
Le quartier général de la casserole
subissait l'assaut des fourchettes sales
tandis que les verres à vin agonisaient,
sur le flanc, aux côtés d'assiettes mortes.
Cette guerre de l'Évier dura des années
et fut le théâtre de scènes apocalyptiques
où les mains calleuses allaient au front,
récupérer la vaisselle en perdition.
Dès la nuit tombée, le son de l'or bleu
annonçait les hostilités et douchait
les espoirs de notre ennemi crasseux ;
nous étions tous deux en première ligne.
Tu t'occupais des missions d'exfiltration
et j'astiquais les tasses à l'anse meurtrie.
parfois, mes doigts venaient en renfort
caresser la douceur de ta nuque.
Ils s'aventuraient dans ta chevelure,
provoquant un indécent corps-à-corps
tandis que l'ultime écume de mousse
se faisait aspirer par le syphon nettoyé.
Le frisson qui parcourait ton corps
annonçait la fin de l'opération commando ;
tu m'offrais alors tes lèvres entrouvertes
que j'étanchais d'un baiser infini.
Tel un éléphant qui aurait une frousse bleue des souris, nos phobies sont d’étranges phénomènes qui ont le pouvoir de nous terrasser. On connaît les plus courantes comme l’agoraphobie ou la claustrophobie, elles vont jusqu’à ruiner la vie des personnes qui en sont atteintes. D’autres passent inaperçues jusqu’à ce qu’elles surgissent sans crier gare. Prenez, par exemple, cette personne que j’ai connue il y a fort longtemps et qui était atteinte d’ailurophobie. Il suffisait qu’elle tombe nez à nez avec l’image d’un chat pour qu’elle se mette dans un état dépassant l’entendement. Je pensais, naïvement, au début, qu’elle en rajoutait des tonnes. Que tout n’était qu’exagération pour se rendre intéressante jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait d’une réelle phobie. Elle ne pouvait pas encadrer le moindre félin. Elle, si calme dans n’importe quelle autre situation, pouvait littéralement faire une crise si elle avait le malheur de se retrouver en face d’un chat. La boule de poils avait beau se tenir à distance, rien ne pouvait la raisonner.
À contrario, l’auteur japonais Nosaka Akiyuki est l’exact opposé de cette personne. Il a d’ailleurs relaté des tranches de vie qu’il partageait avec ses matous dans un petit livre sobrement intitulé : Nosaka aime les chats (1).
L’écrivain japonais était habitué à vivre avec ses amis à moustaches et il faut dire qu’ils n’étaient pas deux ou trois mais plutôt six, au bas mot ! Cette compagnie occupait le quotidien de Akiyuki et, sans en avoir l’air, savait se rendre indispensable par le simple fait d’exister. Ce livre relate des épisodes de vie où se mêlent l’anodin et l’indispensable. Bien plus que des animaux de compagnie, les chats de l’auteur lui offraient des leçons de vie simples et diablement efficaces :
« Lorsqu’on a des animaux près de soi, la mort devient un événement naturel, il n’est pas besoin d’être un grand sage pour comprendre qu’il ne s’agit que de retourner d’où l’on vient. Pour peu que, durant la prime enfance, on ait vu vivre puis mourir un animal aimé, le terrain est déjà cultivé en nous pour envisager la mort en face […]
Dès qu’elles se sentent mal, les bêtes – mais je ne connais que les chiens, les chats, les petits ducs et les poissons – recherchent un coin où se dérober aux regards et attendent là, immobiles, sans manger. Quand la fin se présente, elles trépassent d’une manière aussi paisible que si elles s’endormaient. Notre colley Dada, un beau jour, à l’âge de quatorze ans, est tombé dans un état de somnolence, puis après un fort grondement, ses pattes se sont agitées deux ou trois fois, avec violence, on l’aurait cru filant à travers le désert, et il a rendu son dernier souffle. » (2)
Même si ce livre évoque sa relation avec les chats, Nosaka Akiyuki laisse transparaître, de temps à autre, quelques événements qui ont jalonné la vie de l’auteur. Sans doute le plus structurant aura été le bombardement de la ville Kobé pendant la deuxième guerre mondiale. Il n’était alors qu’un enfant et s’en sortira, orphelin mais accompagné de sa jeune sœur. De son histoire il en tirera une nouvelle autobiographique qui deviendra un best seller, à savoir La tombe des lucioles.
Enfin, il est évident que Nosaka aime les chats s’adresse en particulier à ceux qui se passionnent pour nos amis les félins (et il faut croire qu’il y en a beaucoup au vu du nombre de vidéos de chats présentent sur Internet) mais peut-être pourra-t-il aussi séduire ceux qui veulent en savoir plus sur l’univers d’Akiyuki.
À bientôt 😉
(1) AKIYUKI N., Nosaka aime les chats, Éditions Philippe Picquier, 2016 (1998 pour l’édition originale japonaise) 245 pages
Il y a de cela quelques semaines, mon subconscient a déterré les racines du mot carrefour. Elles étaient enfouies dans la cave du langage courant. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y fait un sacré désordre dans cette crypte aux mots ! Pas d’étagères, pas de classement, pas de logique ! Juste des morceaux de langue française entassés les uns sur les autres. On se croirait dans la cave de mes grands-parents, celle où ils entassaient le charbon, ces centaines de milliers de petits précieux noirs déversés à même le sol. Des promesses de chaleur que nous montions à l’étage pour les enfourner dans l’unique poêle de la maison. Dans la cave de mon inconscient, ces cailloux noirs ont disparu, il ne reste qu’un fatras de lettres dans lequel mon cerveau va puiser. C’est de là-bas qu’il a déterré les racines de carrefour et qu’il s’est demandé d’où pouvaient-elles venir.
Il semblerait que ce mot vienne du latin quadrifurcus, littéralement “qui a quatre fourches”, c’est-à-dire le lieu où se divise quatre directions distinctes. La croisée de quatre chemins. En y regardant de plus près, je me dis que la vie (quelle qu’elle soit !) est une succession de carrefoursplus ou moins rapprochés. Nous avons toujours le choix de poser des actes et donc d’en assumer les conséquences, soient-elles bonnes ou mauvaises. Se retrouver au milieu d’un carrefour, personne n’y échappe.
Ainsi, que faire du roman 1984 (1) ? Le lire, l’oublier, uniquement regarder son adaptation cinématographique ? Cela faisait longtemps que je voulais le lire mais quand il est tombé dans le domaine public j’ai décidé de repousser encore un peu ma lecture. En effet, la notoriété de 1984 n’a jamais atteint un tel degré de popularité et l’œuvre originale s’est vue affublée d’une furieuse franchise à produits dérivés: bande dessinée, édition collector et re-collector, livres audio, et autres romans illustrés. Ce matraquage fait l’effet inverse chez moi, il me me met à distance. Allez savoir pourquoi. Maintenant que ce déluge d’objets marketing a ralenti, j’ai fini par m’engager dans la voie de la lecture de l’oeuvre originale avec une petite analyse à la clé. 🔑
Biographie de Orwell
Comme pour beaucoup d’œuvres, la biographie de l’auteur permet déjà de poser un contexte. Cela est d’autant plus vrai avec George Orwell, Éric Arthur Blair de son vrai nom. Né le 25 juin 1903 à Motihari (Inde britannique), le bambin est envoyé dès l’année suivante en Grande-Bretagne afin d’y suivre une scolarité où il finira par croiser la route d’un certain Aldous Huxley comme professeur de français. Ensuite, sa vie de jeune adulte l’emmène dans la police impériale en Birmanie pendant quelques années. Une expérience d’un profond ennui qui tournera même au dégoût. Il revient en Europe dès 1927 et commence à rédiger ses premiers écrits mais le succès n’est pas au rendez-vous. Malgré son appartenance à la moyenne bourgeoisie britannique, Éric Arthur Blair fréquente la misère des prolétaires londoniens. Il continue de publier des écrits sans grand succès et, afin de ne pas mettre à mal la réputation de sa famille, il décide à partir de ce moment d’emprunter le pseudonyme de George Orwell. En 1937, il s’en va en Espagne et rejoint les milices qui combattent l’armée de Franco et ses écriture devient de plus en plus politique. En pleine deuxième guerre mondiale, il devient producteur à la BBC où il diffuse des émissions destinées aux Indes. Enfin, en 1945 il est chroniqueur politique entre la France et l’Allemagne avant de rentrer à Londres suite au décès de sa femme et d’entamer la rédaction de ce qui sera son roman phare : 1984.
Il mourra un 21 janvier 1950, à savoir quelques-mois à peine après la publication du livre.
Un clichée colorisé de Eric Arthur Blair (alias George Orwell). Son parcours l’amena, entre autre, à travailler de 1941 jusqu’à 1943 comme producteur pour la chaîne britannique BBC.
L’histoire de 1984
Des guerres entre les trois grandes puissances mondiales — l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia — divisent un monde alternatif depuis les années 1950. Les faits et gestes de chaque citoyen sont strictement contrôlés par une stratégie totalitaire sans limite. Des écrans interactifs installés partout surveillent la population et le tout est compilé, changé, retravaillé dans une ribambelle de ministères.
L’histoire nous propulse ainsi en 1984 où l’on suit la vie de Winston Smith, un londonien de 39 ans. Il travaille au ministère de la Vérité où sa tâche est de réécrire les archives afin de les faire correspondre au à la version officielle du Parti dirigeant. Le monde de Winston va changer petit à petit quand il entame, en cachette, la rédaction d’un journal intime. Cet acte réphréensible ne restera pas sans conséquences pour son existence puisqu’il espionné en permanence.
Une critique des totalitarismes
Le roman 1984 fut écrit dans les années 1940 et l’on ressent clairement la critique, à peine masquée, du socialisme national allemand mais aussi et surtout du communisme. Le monde dans lequel vit Winston est à quelques inventions près celui de l’URSS. On retrouve les mêmes ressorts dictatoriaux pour asservir le peuple, à savoir l’extrême censure de la langue, la réécriture de l’Histoire, des points de citoyenneté (cfr. dans le roman, les citoyens reçoivent des points textiles afin de pouvoir s’habiller), le jugement sur la simple expression d’un visage et évidemment le sens du commun poussé jusqu’à l’écœurement. 1984 partage aussi une similitude criante avec le communisme : L’interdiction de la croyance religieuse qui va jusqu’à bannir le nom de Dieu partout où cela est possible. Seul doit subsister la foi inébranlable dans le parti Parti sous peine de lourdes sanctions :
« – Ah ! Smith ! dit-il Vous aussi !
– Pourquoi vous a-t-on mis dedans ?
– Pour vous dire la vérité… – Il s’assit gauchement sur le banc en face de Winston.
– Il n’y a qu’un crime, n’est-ce pas ? dit-il.
– Et vous l’avez commis ?
– Apparemment. Il se posa la main sur le front et se pressa les tempes un moment comme s’il essayait de rappeler ses souvenirs.
– Ce sont des choses qui arrivent, commença-t-il vaguement. J’ai pu trouver une raison, une raison possible, ce qui est sans doute une indiscrétion. Nous sortions une édition définitive des poèmes de Kipling. J’ai laissé le mot « God » à la fin d’un vers. Je ne pouvais faire autrement, ajouta-t-il presque avec indignation en relevant le visage pour regarder Winston. Il était impossible de changer le vers. La rime était « rod ». Savez-vous qu’il n’y a que douze rimes en « rod » dans toute la langue ? Je me suis raclé les méninges pendant des jours, il n’y a pas d’autre rime. » (2)
Ce parallèle avec les pires totalitarismes prend même un tournant décisif quand Winston Smith est arrêté et torturé. Tout y est insoutenable, du rationnement extrême de nourriture, aux séances de rééducation, jusqu’à l’annihilation complète de l’être humain qui n’est pas sans rappeler le nazisme, comme dans cette scène où le tortionnaire du héros explique ses motivations :
« N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston, quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui vous arrive ici vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirez jamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais plus vous ne serez capable de sentiments humains ordinaires. Tout sera mort en vous. Vous ne serez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. Il s’arrêta et fit signe à l’homme à la veste blanche. Winston se rendit compte qu’un lourd appareil était poussé et placé derrière sa tête. O’Brien s’était assis à côté du lit, de sorte que son visage était presque au niveau de celui de Winston. » (3)
La novlangue
1984 est un roman qui montre les mécanismes de contrôle par la servitude, et un des moyens les plus efficaces réside dans la rationalisation de la langue écrite et orale. George Orwell démontre l’efficacité machiavélique dans la restructuration des mots. Prenez des centaines de milliers de mots, créez des interdits, supprimez l’éventail des nuances et appliquez une couche préfixes et suffixes techniques, vous obtenez alors une langue qui permet de créer du manichéisme et du binaire. Soit vous êtes du bon côté, soit vous êtes un ennemi ! Un instrument de manipulation idéale appelé la novlangue.
Au rang des néologismes inventés par la novlangue du roman, on retrouve le télécran (l’actuel smartphone en somme), le Miniver (ministère de la vérité), le Miniamour (le ministère de l’amour), la double-pensée (le fait d’accepter comme véridique deux faits opposés afin d’éviter tout esprit critique), vaporiser (exterminer), l’angsoc (le socialisme anglais), phonoscript (un outil de reconnaissance vocale), facecrime (une expression du visage jugée comme inacceptable), etc.
À ce titre, 1984 est clairement un roman d’anticipation puisqu’il décrit à merveille l’évolution de la langue anglaise au cours des décennies qui ont suivi l’année de sa publication (1949) et qui continue d’avoir lieu en ce moment même.
Big Brother is watching you !
La modernité ! Voilà sans doute ce qui étonne le plus à la lecture du roman. C’est à se demander comment un écrivain a pu sentir avec autant d’acuité les bouleversements technologiques qui allaient suivre et rendre compte d’un nouveau type de totalitarisme avant que celui-ci n’apparaisse. Les analogies avec l’ère actuelle et les prémices des futures évolutions sont légion dans 1984. On peut, par exemple, noter l’anticipation de Orwell sur les moteurs de recherche sur Internet ou encore l’intelligence artificielle dans les deux extraits suivants :
« Winston composa sur le télécran les mots : « numéros anciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier. » (4)
« L’air avait couru dans Londres pendant les dernières semaines. C’était une de ces innombrables chansons, toutes semblables, que la sous-section du Commissariat à la Musique publiait pour les prolétaires. Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instrument appelé versificateur. Mais la femme chantait d’une voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. » (5)
1984 est un classique de la littérature qui n’est pas prêt de perdre ses lettres de noblesse puisqu’il se lit autant comme une critique des puissances dictatoriales du XXème siècle mais aussi comme un roman d’anticipation, une fiction qui aurait été rattrapée (et peut-être dépassée) par la réalité ! En effet, qui pourrait dire que les évolutions technologiques successives récentes ne créent pas une société qui se rapproche de plus en plus de celle du roman ? De la création du premier ordinateur, en passant par internet, aux réseaux sociaux et maintenant l’intelligence artificielle (alias l’IA GPT), … tout porte à croire que la dystopie d’Orwell avait déjà tout imaginé.
Envie d’aller plus loin ?
Voici un des premiers articles que j’avais écrit pour Les Petites Analyses et qui, selon moi, reste plus que jamais d’actualité :
Je fonds sur ce train qui me glisse entre les doigts. Que défilent les horaires de ma vie. Le silence d’une gare déserte où l’horloge suspendue n’affiche plus rien. Seul le ciel dévoile l’heure bleue dans ma fenêtre rétro-éclairée. 17h23, je suis au rendez-vous. À quai.
Ma bouche crache quelques flocons de neige. Des cristaux de pensées qui retombent sur les rails. Il suffirait simplement d’un câble sectionné pour mettre la pagaille sur un réseau ferroviaire, d’un micro dysfonctionnement dans la batterie de nos téléphones pour qu’ils ne s’allument plus, de se trébucher dans la prise d’internet pour que plus rien ne fonctionne. Drôle de modernité en plastique ! Elle s’absorbe elle-même de sa gueule béante. Autophagie de l’algorithme ! Je divague.
Réveille-toi ! Dévale les pentes, monte sur les toits et regarde. Le transsibérien arrive, il efface mes cogitations. Une poésie de l’instant émane des volutes charbonneuses de la locomotive. Plus rien d’autre n’existe quand la vie nous ravit par surprise et nous offre sa beauté à travers d’infimes détails. Cela réchauffe l’âme comme la poésie du livre La nuit du cœur de Christian Bobin (1) que je viens de terminer. Analyse.
Une écriture poétique
Certes on m’avait déjà rebattu les oreilles avec cet auteur mais je n’avais jamais pris le temps de le lire. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’une lecture de Christian Bobin change immédiatement notre rapport au temps. Les mots de l’auteur se dégustent dès les premières pages. Il s’agit ici de savourer un rythme singulier qui prend le parfait contrepied d’une époque expéditive qui a trop souvent l’unique horizon du roman page-turner (2). L’écrivain français est au dessus de cela, il distille sa poésie humaine, sa connaissance aiguisée de la langue française et son art de la métaphore dès les premières pages de La nuit du cœur:
« Comme tous les bébés, ces très antiques dieux, un jour j’ai fait mes premiers pas et j’ai couru vers l’infini. Cela se passait dans la cour de la rue du 4 Septembre. J’imaginais par ma précipitation rendre impossible la chute. Ce sont des erreurs d’apprenti qui durent toute la vie. Je sais bien vers quoi je me ruais: non pas vers les bras en forme de courbe de rivière de ma mère. Je me précipitais vers ma mort, si fort que je la traversais sans m’étonner. Les siècles et les étoiles étaient des moucherons que, bouche ouverte, je gobais. » (3)
Ce livre difficilement classable n’a pas d’intrigue à proprement parler. Il se déroule en une seule nuit depuis la chambre numéro 14 d’un hôtel qui donne une vue imprenable sur l’abbatiale de Conques. L’auteur digresse de long en large à partir de cette base là et l’on se rend vite compte du talent d’écrivain de Bobin. Il crée du grandiose à partir de rien ! De plus, cet ouvrage m’a fait penser, de par le découpage des paragraphes, à l’essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Certes le propos n’est pas le même, ni même le rythme, mais l’enchaînement de centaines d’éclats de pensée ont une similitude assez forte : La fragmentation du texte ! Chez Barthes, celui-ci était structuré par mots-clés tandis que chez Bobin, le discours est articulé autour de la poésie.
Dans son récit, Christian Bobin passe une nuit dans un hôtel de Conques qui a pour vue un bâtiment du onzième siècle : l’abbatiale Sainte-Foy !
Un livre inclassable
La nuit du cœur déroute. L’auteur vogue en permanence entre le récit, l’essai, le journal et le recueil d’aphorismes. On se laisse embarquer dans la saveur des mots sans trop savoir pourquoi. Le style de Bobin frise parfois l’écœurement des métaphores mais il n’y succombe jamais. Certes, un certain nombre de lecteurs pourraient être rapidement lassés devant ce subtil mélange de lenteur et d’images poétiques. Ce qui est sûr c’est que ce livre ne se lit pas comme un autre et je ne pense pas me tromper (de beaucoup) en avançant que les lecteurs adorent le style Bobin ou … le détestent ! Difficile d’avoir le juste milieu.
« Les heures savantes t’ennuient. L’école est une petite crucifixion qui se répétera dans la salle d’attente des urgences, dans l’approche d’un guichet vitré, partout où il te faudra décliner ton nom et la raison de ton être. Tu ouvres des livres afin que nul ne puisse jamais savoir où tu es. Et tu avances. Tu as rendez-vous avec l’illumination d’un visage mais tu ne sais où ni quand. » (4)
Enfin, la lecture est une petite musique où l’écrivain chante son histoire. Elle peut être réaliste ou parfois à la limite de l’incompréhensible mais dès que l’on entre dans le rythme de l’auteur, alors la magie opère. Et c’est bien ce qui risque d’arriver à ceux qui lisent Christian Bobin, à condition de se laisser assez d’espace en soi-même pour que les mots puissent résonner.
Il regardait au loin tandis que ses naseaux expulsaient d’épais nuages qui disparaissaient aussitôt dans l’air givré. C’était l’hiver et je me tenais à quelques mètres de lui, scrutant le moindre de ses mouvements. Il restait immobile, les yeux vissés sur l’horizon. Sa tranquillité me fascinait. À pouvait-il penser ?
Au bout de longues minutes de silence, il enfouissait son nez dans l’une des rares touffes d’herbe qui n’avaient pas succombé au poids de la neige, l’arracha avec délicatesse, releva les yeux vers le lointain et mâcha tranquillement sa pitance hivernale. Sans doute savait-il qu’il était inutile de disperser de l’énergie alors que l’hibernation était proche. Mes pas, que je pensais feutrés, trahirent mon approche. Une branche morte craqua sous mes chaussures et le cheval tourna soudainement la tête.
Il m’examina de ses yeux clairvoyants et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je me retrouvais à nu. Mes peurs, mes joies, mes désirs et ma vie avaient été dépouillés par le simple regard de cette bête. Les circonvolutions de l’âme n’avaient plus cours, seul subsistait la conscience de ce moment. Le masque était tombé, là, au milieu d’une prairie enneigée. Il disparu en marchant dans un nuage de brume et je compris ce qu’il regardait au loin.
Je me surprend encore des années plus tard à me remémorer ce moment, qui ne dura qu’une poignée de minutes, où un cheval changea la trajectoire de mon existence ! Rien de neuf dans cette anecdote puisque la relation entre l’Homme et le Cheval a toujours été spéciale, et ce n’est pas le livre Les Cosaques de Tolstoï (1) qui démontrera le contraire. Analyse.
Une histoire autobiographique
L’écrivain russe a écrit des dizaines d’ouvrages mais si l’on demandait aux lecteurs francophones quels sont les romans de Tolstoï qu’ils connaissent le mieux, sans doute répondraient-ils Anna Karenine ou Guerre et Paix. Rares sont ceux qui choisiraient Les Cosaques comme livre à mettre au-dessus de la pile. Or ce roman n’est pourtant pas dénué d’intérêt, loin s’en faut.
Il raconte l’histoire d’Olénine, un jeune homme déçu de sa vie dans la capitale moscovite, qui met les voiles pour le Caucase afin de se faire enrôler en tant qu’officier dans un régiment de cosaques. Ce voyage sera pour lui une première expérience, loin de la ville, où la nature est aussi rugueuse que splendide. Cette expédition vers l’inconnu lui fera découvrir la culture cosaque, la guerre mais aussi l’amour. Les voyages forment la jeunesse disaient-ils 😉.
Ce court roman, publié en 1863, est, en fait, une autobiographie. Les aventures d’Olénine sont celles du jeune Tolstoï lors de son passage dans le Caucase. On y retrouve déjà les questionnements classiques de l’auteur russe sur le bonheur et sa quête pour une vie simple, loin des frasques mondaines
« Vous croyez connaître la vie, savoir où est le bonheur ! Or, vous ignorez totalement la façon de vivre simplement et suivant la nature. Vous ne pouvez imaginer les merveilles qui s’offrent chaque jour à mes yeux : des neiges éternelles et vierges, des forêts touffues, une femme pure, dans la floraison de sa beauté primitive […] J’éprouve un véritable malaise dès que je revois vos salons, ces femmes aux cheveux pommadés, piqués de boucles fausses, ces bouches ignorantes des propos naturels, ces bras graciles, ces jambes lourdes, ces inconsistantes cervelles qui ne savent discerner le bavardage mondain d’une vraie conversation.» (2)
Le style
Quand Tolstoï rédige Les Cosaques, il a déjà publié quelques écrits mais ses chefs-d’œuvre sont toujours en gestation. Ce roman est l’occasion de découvrir le style déjà bien affirmé de l’auteur russe. Les descriptions typiquement tolstoïennes sont déjà présentes et empreintes d’un réalisme qui sera la marque de fabrique de Tolstoï. Dans ce livre de 267 pages, le maître russe dévoile déjà son amour pour la campagne et laisse apparaître ce qu’il a réellement vécu dans le Caucase puisqu’il y passa quatre années en tant que sous-officier de l’artillerie russe. Comme le héros de son roman, le jeune Tolstoï vivra là-bas des aventures et une certaine gloire qu’espéraient tant de jeunes de son âge. Le Caucase était, à cette époque, le lieu idéal des exploits héroïques. Et ce n’est pas Lermontov ni Pouchkine qui auraient démenti, eux qui ont tant écrit sur cela ! 😉
Léon Tolstoï en 1855 en habit de sous-officier alors qu’il était dans le Caucase
Qui étaient les cosaques ?
Voilà une question qui mérite d’être abordée puisqu’il s’agit de l’un des thèmes centraux du roman. L’image clichée la plus connue du cosaque veut qu’ils soit coiffé d’un bonnet et qu’il parcoure, en groupe, les steppes au fil des différentes époques de manière assez nomade. Ainsi, l’histoire de la cosaquerie ne date pas d’hier puisqu’il faut remonter au XIVème siècle afin de retrouver leur origine du côté des actuels territoires de l’Ukraine et de la Russie.
Quand on emploie le terme de cosaque, il s’agit d’un mot générique puisqu’il existait plusieurs communautés différentes. Parmi les plus connues on retrouve les cosaques zaporogues (comme dans le Tarass Boulba de Gogol !), les cosaques du Don ou encore ceux du Terek.
Sur la carte suivante vous pouvez remarquer (en bleu) où étaient situés les communautés cosaques. On peut ainsi voir que la majorité vivait à l’Est de l’Ukraine ainsi que dans le Caucase mais qu’ils se retrouvaient aussi le long de toute la frontière Sud de la Russie.
Cliquer sur la carte pour l’agrandir
À bientôt 😉
(1) TOLSTOÏ L., Les Cosaques, Éditions La Guilde du Livre, 1948
La vitrine de Lily était détrempée, les gouttes y ruisselaient sans discontinuer depuis tôt le matin. Quel temps de chien ! Certes, il y avait bien eu les habitués. Charlotte, Robert, Ahmed, Édouard et puis … c’était déjà tout ! Quatre clients qui avaient acheté leur baguette quotidienne ainsi que l’une ou l’autre viennoiserie. Ces douceurs, d’habitude, partaient comme des petits pains et la réputation des croissants de Lily n’était plus à faire. Plus de trente ans qu’ils étaient le parfait mélange d’une croûte aussi fine que de la dentelle et d’un cœur moelleux à souhait. La boulangerie avait même sa référence dans le guide du Croutard : Une adresse gourmande et incontournable de la région ! mais, en ce jour de novembre, une pluie torrentielle avait décidé de tordre le coup à cette élogieuse recommandation.
Il était dix-huit heures et la boulangère se demandait si cela valait la peine de garder son magasin ouvert. De toute façon plus personne ne viendrait aujourd’hui.
Elle se retourna, prit la la longue manivelle afin descendre le volet métallique et, au même moment, le carillon de la porte d’entrée résonna. DILING-DILING!! Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’elle sentit une puissante effluve parvenir jusqu’à ses narines. Un homme, d’une taille trop grande pour être de la région, se tenait devant le comptoir. Il était vêtu d’un impeccable costume-cravate et n’avait pas une seule trace de pluie sur lui. Sans doute s’était-il garé sur la place sans que Lily ne s’en aperçoive.
— Bonsoir Monsieur, comment puis-je vous aider ? débita-t-elle machinalement alors que son esprit se demandait comment une personne pouvait sentir une odeur si forte. Cela exhalait le cuir à plein nez mais il y avait aussi quelque-chose d’autre d’indescriptible.
Il fixa Lily dans les yeux mais ne répondit rien.
— Voulez-vous que je vous laisse regarder à votre aise ?
Toujours rien. Il continuait de la regarder sans prêter attention à la marchandise. Il est sourd comme un pot celui-là ! pensa-t-elle. C’est alors qu’il mit la main à la poche et un frisson parcourut le dos de Lily, et si c’était un braqueur ? Il n’y a plus que ça dans les faits divers, cela doit être ça, mince !
Elle garda un semblant de contenance en retenant son souffle et il sortit une petite baguette en bois sans piper mot et pointa une tartelette aux fraises. La boulangère était déconcertée d’autant plus que ce geste inhabituel était accompagné d’une deuxième vague de parfum. Elle qui avait toujours le bon mot pour chaque situation se retrouva sans voix, comme envoûtée.
Sans comprendre pourquoi, elle s’exécuta sans rien dire, emballa la petite pâtisserie dans une boîte traditionnelle Boulangerie Chez Lily tandis que l’inconnu avait déjà claqué le montant exact sur le comptoir. Elle resta immobile, cerclée par cette odeur qu’elle ne trouvait ni bonne ni mauvaise. C’était au-delà de ça.
Il prit sa marchandise, rangea sa drôle de baguette en bois et sortit. Il fallut plusieurs minutes à la boulangère avant de se ressaisir puis elle sortit sur le trottoir afin de regarder d’où était venu ce client insolite. Où diable avait-il disparu? Elle rentra dans son commerce et balança à voix haute :
— Il y a vraiment de drôles de zozos de nos jours ! Il faut absolument que je relise Le Parfum de Süskind !!
Un roman à succès
Le Parfum : Histoire d’un meurtrier (1) est un roman né sous la plume de Patrick Süskind. Il fut publié en 1985 et connut un destin fulgurant en devenant l’un des livres allemands les plus connus au monde. Il est traduit dans plus de quarante-huit langues et a été vendu à des millions d’exemplaires. Das parfum, Perfume, Il profumo, El perfume, Парфюмер! Ce succès tranche avec la vie de son auteur qui a toujours voulu rester loin du tumulte médiatique en ne donnant que de rares interviews et en refusant même certains prix littéraires.
L’histoire du roman est celle de Jean-Baptiste Grenouille, un orphelin né au XVIIIème siècle dans un quartier crasseux de Paris. Cet enfant avait deux particularités : son corps ne dégageait aucune odeur alors que son nez pouvait sentir et reconnaître n’importe quel arôme à des kilomètres à la ronde. Ces singularités l’emmèneront à vouloir créer le meilleur parfum jamais créé et il sera prêt à tout pour arriver à ses fins.
Le moins que l’on puisse dire est que le livre n’y va pas par quatre chemins pour planter le décor. Et ce, dès l’incipit:
« Au XVIIIème siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.» (2)
Le thème principal
Il ne faut pas non plus retourner l’intrigue dans tous les sens pour comprendre que l’histoire tourne autour des sensations olfactives. Tel un parfumeur, Süskind nous immerge dans un monde où on ne voit pas avec les yeux mais avec le nez ! Les odeurs se font tour à tour putrides, délicieuses, originales, repoussantes, intrigantes, surprenantes, et c’est ce qui rend le roman si différent dans sa conception. Tout est une question d’odorat.
Dans la grande majorité des romans, les personnages sont passés au crible psychologique et cela s’arrête là mais, ici, l’écrivain allemand nous surprend en créant un monde olfactif qui ne lâche aucun des protagonistes. Ce parti pris fait la force du Parfum puisque le lecteur se met à imaginer des odeurs au fur et à mesure de l’histoire. On frise parfois l’overdose de cette thématique mais le roman est tellement bien construit qu’à aucun moment la lassitude ne vient. Et c’est tant mieux !
Un Parfum équilibré
« Et voilà que d’un coup tout disparaissait, la maison, le fonds de commerce, les matières premières, l’atelier, Baldini lui-même … et même le testament, qui aurait peut-être encore permis d’hériter de la manufacture !
On ne retrouva rien, ni les corps, ni le coffre, ni les cahiers aux six cents formules. Tout ce qui resta de Giuseppe Baldini, le plus grand des parfumeur d’Europe, ce fut une odeur très mêlée, de musc, de cannelle, de vinaigre, de lavande et de mille autres matières, qui pendant des semaines encore flotta sur le cours de la Seine de Paris jusqu’au Havre.» (3)
Que dire du style d’écriture de Süskind si ce n’est qu’il est empli de simplicité, il va droit au but. Il n’y a, certes, pas d’envolées stylistiques notables et c’est peut-être pour cela que le roman fonctionne à merveille : d’un côté des mots efficaces et de l’autre une immersion totale comme si nous étions dans une parfumerie. Le tout relevé d’un soupçon d’enquête policière !
Enfin le Parfum : histoire d’un meurtrier est bien plus que ces quelques lignes, il nous fait voyager, à peu de frais, dans un autre siècle, dans des villes comme Paris, Montpellier, Grasse. Nous suivons la vie d’un meurtrier qui vit autant caché qu’en pleine lumière du jour. Ainsi, Jean-Baptiste Grenouille, le héros du roman, est à la fois un homme banal et un génie du mal utilisé jusqu’au bout de ses possibilités par l’écrivain, le tout se terminant par un fameux retournement de situation. Que demander de plus ?
À bientôt pour d’autres petites analyses ! 😉
BONUS: Le résumé du livre par Jean Rochefort
(1) SÜSKIND P., Le parfum : l’histoire d’un meurtrier, Éditions Fayar pour la traduction française, 1986.
Ça y est, l’engin des sapeurs-pompiers déboule dans notre rue. Il hurle son urgence dans un boucan de tous les diables alors que la maison des Von Strüdel continue de partir en fumée. Reculez bon sang ! nous lance un des hommes de feu. Oui M’sieur on recule. C’est vrai qu’il fait une chaleur brûlante alors qu’il est trois heures du matin.
— Ca m’donnerait presqu’envie de faire griller des châtaignes, dis-je.
— T’es trop con ! La maison des Von Strüdel brûle et tu fais de l’humour, me rétorqua ma femme.
— De toute façon ça devait s’finir de la sorte.
— Quand même ! De là à ce qu’elle boute le feu à leur maison parce qu’il l’a trompait c’est fou.
— Tu connais Irène … elle a le sang chaud,
— Arrête avec ça ! On en a déjà vu des scènes mais là je n’en reviens pas, s’exclama-t-elle.
— Personne n’est blessé, c’est déjà ça. Et puis peut-être que ça fonctionne comme ça entre eux, disons pour … raviver la flamme.
— Pffffff.
— D’accord, j’arrête mes sarcasmes. C’est juste que cette histoire est aussi romanesque que les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos. 🔥
Un roman épistolaire
Si vous connaissez cette histoire sans jamais avoir lu une seule lettre du livre, il n’y a rien de plus normal étant donné qu’elle a été adaptée des centaines de fois au théâtre, au cinéma, à l’opéra, en comédie musicale mais aussi en innombrables pastiches littéraires. Le tout pour le meilleur mais aussi pour le pire 😉.
Mais au fait, qu’est-ce que le livre Les Liaisons Dangereuses (1) ? Il s’agit d’un roman iconique publié en 1782 et qui prend la forme de 175 lettres échangées entre différents intervenants. Il met en lumière l’histoire de deux anciens amants manipulateurs qui usent de tous les stratagèmes au sein de la noblesse française afin d’arriver à leurs fins. Ils ne reculent devant aucun coup bas et finiront par être emportés dans le tourment de leurs petits jeux malsains.
L’art de la manipulation
Le style épistolaire des liaisons dangereuses offre l’avantage de donner une place privilégiée au lecteur. En effet, nous sommes au centre de l’histoire. Nous savons ce qui se trame dans le dos de chaque personnage, nous rageons de voir autant de sadisme chez les deux amis-amants que sont la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, nous rions sous cape de voir tant de crédulité chez la jeune Cécile Volanges mais, surtout, nous découvrons au fil des pages la manipulation chez tous les protagonistes et particulièrement chez l’ineffable Merteuil :
« Vous, avoir la présidente Tourvel ? Mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce qu’elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu’est-ce donc que cette femme ? Des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce : toujours mise à faire rire ! Avec ses paquets de fichus sur la gorge et son corset qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération [...] Allons Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. » (2)
Les deux personnages principaux n’ont de cesse de s’envoyer des missives truffées de provocations et pics en tout genre. C’est à qui arrivera à manipuler le plus sournoisement l’autre et à ce titre on peut clairement affirmer que Merteuil est une championne hors catégorie.
Les liaisons dangereuses est un roman qui s’inscrit dans une époque et une société particulière, il ne faut pas lire plus d’une lettre pour se rendre compte que le registre de la langue est on ne peut plus soutenu et il est aisé de reconnaître les personnages qui ont déjà de l’expérience de ceux qui n’en ont pas, en regardant la tournure des phrases utilisées. Ainsi la jeune Cécile Volanges écrit dans un style naïf et enfantin tandis que Merteuil utilise la langue française à la perfection et ainsi faire ce qu’elle veut de qui elle veut.
L’hypocrisie
Ce roman est aussi celui d’une descente dans les luttes d’égo. La plupart des personnages ont une vie publique honorable et ont un rang à tenir tandis que leur vie réelle et privée est parsemée de petites trahisons qui pourraient leur être fatales si elles étaient rendues sur la place publique. Chaque protagoniste a quelque chose à se reprocher et tente tant bien que mal de conserver une réputation honorable. Hypocrisie quand tu nous tiens.
Conclusion
Les liaisons dangereuses de Laclos ne sont pas un classique de la littérature française par hasard. Tout y est concentré dans un peu plus de 500 pages : le style (épistolaire), l’histoire rondement emballée et qui va crescendo, l’écriture de haut vol qui fait la part belle aux savoureuses tournures de phrases mais ce roman vaut aussi le détour parce qu’il s’immisce dans les rapports humains. Nous sommes au XXIème siècle et ils n’ont foncièrement pas changé ! 😉
À bientôt.
(1) LACLOS P., Les liaisons dangereuses, Éditions La Guilde du Livre, 1950.
Parc. Terrain clos où se réunit chaque jour le gang des poussettes. Elles ratissent calmement les allées jusqu’à ce que l’occupant du carrosse, son altesse royale, fasse un signe à son esclave de parent afin d’arrêter le cortège. Il faut comprendre ses cris. Ils ne sont qu’une simple injonction : “laisse-moi jouer avec les autres !”. Le parc se transforme alors en une tempête de petits monstres qui hurlent leur joie de vivre à qui veut bien l’entendre, de la fleur piétinée à l’oiseau envolé, et de la statue prise d’assaut jusqu’au canard gavé de pain blanc.
À l’écart des babils, vous trouverez ces amoureux fauchés qui n’ont nul besoin de restaurant étoilé ni de bague sertie. Ils ont le luxe de s’offrir la simplicité d’un moment suspendu avec vue sur la vie. Un indémodable ! Tout comme les bancs, que seraient les parcs sans eux ? Ces postes d’observation où se déroule toujours une scène, une action, une émotion. Aujourd’hui, à cet endroit précis, sur ce mélange de fer et de bois, débute le festival international du film d’amour dont le film en avant-première est Rendez-vous manqués. Vous serez au première loge !
Hormis cela, le parc est avant tout une rupture dans le paysage vertical de nos villes. Un pied de nez à l’empilement des logements et à la rentabilisation de l’espace. Un morceau de nature aménagée nécessaire aux urbains qui ne sont plus à même d’avoir cette connexion charnelle avec leur environnement naturel. Peut-être faudrait-il justement se poser dans un parc et revenir aux fondamentaux en relisant un classique de la littérature américaine : Walden ou la vie dans les bois (1).
Qui était Thoreau ?
Malgré le fait que Walden soit l’une des œuvres littéraires les plus importantes des États-Unis, son auteur, Thoreau, reste méconnu du grand public francophone. Né à Concord en 1817, il vécut une courte vie dans la durée puisqu’il mourut à l’âge de 44 ans mais son existence fut d’une rare justesse humaine. Les concessions ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Ainsi il était un fervent opposant à l’esclavage au point d’inspirer Martin Luther King en personne. S’il y a bien un fait qui caractérise Thoreau c’est qu’il était un homme de principes. Ce n’est pas un hasard si on lui doit la création du manifeste sur la désobéissance civile tant il portait haut les couleurs de la liberté. Sans doute cela laisse-t-il à penser qu’il était du genre à agiter les foules ? La réalité fut tout autre puisqu’il vivait loin des agitations, dans la plus grande simplicité et en accord avec la nature. Une vie exemplaire qu’il nous est permis de lire dans Walden, le récit de ses deux années passées à l’écart des villes.
Une vie dans les bois
Cette autobiographie de 371 pages compile son expérience de vie solitaire dans les bois. Elle suit une trame logique qui est celle de suivre Thoreau depuis la genèse de son projet jusqu’à l’aboutissement de celui-ci. Walden est le compte rendu des pensées de l’auteur pendant deux années passées en quasi autonomie. Il n’est pas aisé de classer cet ouvrage dans un style particulier puisqu’il y est question de poésie, philosophie et d’éloge de la nature sur un fond romanesque. Le livre n’est pas ardu par son style mais par ses références américaines. Certains passages ou jeux de mots peuvent tomber à plat si l’on n’est pas un peu initié à la culture Outre-Atlantique. Mieux vaut le savoir même si l’intérêt majeur du livre ne réside pas dans son style. 😉
Réplique de la cabane construire par Thoreau où il vécut à l’écart de la ville pendant deux ans, deux mois et deux jours entre 1845 et 1847.
Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde, mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même.Voici une citation de Gandhi qui pourrait résumer Walden tant le chemin emprunté par Thoreau est la réalisation de soi tout en restant le plus simple possible. L’auteur américain nous raconte quelle a été sa démarche quand il a commencé à construire sa cabane. Cela devait être fonctionnel, respecter l’environnement, et surtout ce projet devait lui laisser du temps de qualité car Thoreau trouvait qu’il ne fallait en aucun cas devenir l’esclave de sa propre vie :
« Je lui dis que je ne consommais ni thé, ni café, ni beurre, ni lait, ni viande fraîche, et que je n’avais de ce fait pas à travailler pour me procurer ces produits; que, de plus ne travaillant pas beaucoup, je n’avais pas besoin de manger beaucoup, et que ma nourriture ne me coûtait quasiment rien; mais que lui, en revanche, habitué au thé, au café, au beurre, au lait, à la viande de bœuf, il devait travailler dur pour payer ces denrées ; puis lorsqu’il avait travaillé dur il devait manger tout aussi dur pour restaurer son organisme… » (2)
Dans Walden, l’écrivain américain nous explique aussi les détails de ce projet. Rien n’est laissé au hasard, à tel point que Thoreau nous fait la comptabilité du coût de sa cabane. Il nous raconte d’où sont venus les matériaux pour construire sa maison, comment il a réussi à vivre en autosuffisance alimentaire en cultivant uniquement ce dont il avait besoin de manger. Qu’elle soit alimentaire, laborieuse, ou affective, ce naturaliste avait une insatiable volonté de s’affranchir de toute servitude.
Enfin, ce livre continue d’être un classique car il entre en résonance avec notre époque. Il en est l’antithèse utile. Walden est un parti pris sur la place de l’homme dans l’environnement, une ode à la contemplation où l’auteur est capable d’observer la nature pendant des heures et de s’émerveiller de la beauté du monde. Thoreau a réussi à sortir des sentiers battus et nous montre que tout est déjà là sous nos yeux. Une œuvre intemporelle à relire pour nous rappeler que la vie est d’une simplicité confondante 😉.
« Dans ma maison, j’avais trois chaises : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour le monde. » (3)
(1) THOREAU D., Walden ou la vie dans les bois, Éditions Gallmeister, 2017.
Qu’il est important l’art du haïku à une époque qui ne jure que par le bruit et l’artifice. Cette forme poétique héritée de la littérature classique japonaise est un produit de luxe puisqu’elle exige une ressource précieuse : Le temps. Celui qui nous permet d’apprécier la vie dans son plus simple appareil et de se reconnecter au monde. Loin des écrans de fumée qui s’agitent avec frénésie et des promesses miraculeuses, le haïku ne s’occupe que de l’essentiel. Il est l’antithèse de la modernité car il est indémodable.
Le recueil de Florence Issac : Guérir en haïkus (1) reprend cette tradition japonaise qui démêle le nœud des mots et le vacarme des phrases parasites afin de rendre la vérité d’un moment. Les haïkus de l’auteure vont droit au cœur. Ils disent la beauté d’un instant, la souffrance d’un autre. Ils croquent l’existence dans ce qu’elle a de plus authentique. Ces petits poèmes ont un pouvoir apaisant pour peu qu’on les laisse entrer en nous. Pour cela il faut juste arrêter de s’agiter et se laisser bercer par les mots.
« Nature subtile
L’homme têtu ne peut comprendre
Il suffit d’aimer
Un ciel de plomb
De ce flux d’informations
Comment s’isoler ?
Trop de prétention
À vouloir tout connaître
Nous tuons le sacré » (2)
Florence Issac a écrit cette panoplie de haïkus durant les années 2020 et 2021. C’est-à-dire à un point de bascule entre le monde d’avant et notre désormais normalité. Une poignée de mois nous sépare de cette légère insouciance qui ne connaissait pas les pandémies et pourtant cela nous semble déjà si loin. L’avant coronavirus semble s’être déroulé il y a des décennies. C’est en lisant ces haïkus que l’on se rend compte qu’ils peuvent nous aider à prendre de la distance face aux événements que nous rencontrons. Ils sont cette bouffée d’oxygène face à l’accélération du progrès et l’auteure a su susciter l’émotion au fil des pages. Une émotion qui ne déborde pas mais qui se traduit par une recherche de sincérité. Telle est la vertu de certains haïkus.
J’aurais tort de conclure cette chronique sans parler des aquarelles de Catherine Morisseau qui accompagnent les petits poèmes de l’auteure. Des illustrations toujours à propos, laissant la place à l’imagination, et qui s’associent à sensibilité du texte.
À bientôt 😉
(1) ISSAC F., Guérir en haïkus – Éloge du sacré, Édition L’Échappée Belle, 2021.