Le journal de bord (E02)

Samedi 7 janvier 2023
Le dépouillement

Le chemin serpente à travers un chemin délavé par les pluies des dernières semaines et, après quelques minutes, je dois me rendre à l’évidence : il me faut m’arrêter afin de reprendre mon souffle. Déjà ? Après 5 minutes de marche ? Serait-ce mon corps qui n’est plus habitué à un minimum d’effort ? C’est plausible. On dirait un fumeur de longue date.

Je sors la gourde du sac à dos et m’envoie une rasade d’eau au fond du gosier. Si les dix kilomètres sont de ce calibre, alors cette première randonnée de l’année sera un vrai chemin de croix.

Mon esprit s’embrume et le sang me tamponne les oreilles. Cet instant me rappelle de vieux souvenirs. Les moments où mon corps se retrouvait au sol, syncopé, simplement parce qu’il me faisait passer le message “Eh coco tu ne me respectes pas et je vais te le faire comprendre”. Les signaux que le corps nous envoie sont une mine d’informations sur la connaissance de soi. Avec le temps j’ai appris à apprécier la nuance des signes avant-coureur. Je sais où sont mes limites grâce aux infimes messages que m’envoie le corps et il ne m’arrive plus de me retrouver les quatre fers en l’air comme jadis. Ici dans cette côte, il faut “juste” que je trouve mon rythme.

Un mouton me montre la voie, puis un équidé, ca y est ! La brume cérébrale se dissipe peu à peu et la vie insuffle à nouveau son désir d’aller de l’avant. Je recouvre mes esprits, la découverte peut enfin avoir lieu. J’ai l’impression qu’il s’agissait d’un rite de passage afin d’entrer dans un monde qui se mérite, qui n’est pas fait pour celles et ceux qui y viennent pour l’utiliser jusqu’à la corde, le consommer à coup de belles images, qui viennent chercher ici de quoi alimenter leur égo, l’esprit toujours vissé dans un passé et qui ne sont pas encore capable de dépouillement. Oui le dépouillement, voilà ce qui m’amène sur ces sentiers.

Il y a comme un trop plein d’urbanité qui ne peut être contenu dans un seul être, une série d’injonctions modernes : Encode ! Appuie ! Organise ! Compare ! Jouis ! Crée ! Sors de ta zone de confort ! Connecte-toi ! Tel une tempête d’ordres militaires. La perversité du système est telle qu’elle tente de nous faire croire que nous ne sommes rien si nous ne possédons rien. Tel un junkie, il faut toujours plus d’abonnés, plus de ventes, plus de jeunesse, plus de beauté, plus de réussites sociales, pour être quelqu’un.

Quel horizon monstrueux de la personnification ! Alors je marche.

Jusqu’à présent je n’ai encore croisé que des animaux. Il y a bien des maisons ici et là, des traces de l’humain mais aucun n’a mis le nez dehors. Arrivé en haut de la montée, là où une artère rapide vient déchirer le paysage, je remarque ces rangées de maison sorties d’un même moule. Elles sont le témoin d’une époque où chacun veut un chez soi à son image mais où tout se ressemble. Je les laisse derrière moi et m’enfonce dans le slalom d’une rue du village à l’ancienne. Les maisons sont en pierre du pays, irrégulières, différentes, petites, grandes, étendues, transformées, elles semblent respirer calmement à travers le nez de la porte d’entrée et vous regarde passer à travers les yeux des fenêtres. Cela fait maintenant une centaine de mètres qu’une dame promène son chien, elle finit par rencontrer d’autres de son gang. Les cabots font éhontément connaissance à coup de museaux, d’aboiements et de reniflages de popotin. L’excuse idéale pour que leur maître échange une parole bien sentie Il n’ y a plus d’hiver ! Comment se sont passées les fêtes ? Bernadette est toujours à l’hopital? Je ne sais l’expliquer mais c’est dans ce genre de moments que j’aime le plus l’être humain. Quand il est dépouillé de sa représentation, habillé de simplicité, un simple sourire en bandoulière. Cese poignées de secondes sans enjeux ont l’art de me réchauffer le cœur.

Je sors des quelques ruelles et me retrouve au milieu des champs, battu par un vent désagréable. Un chemin fend les prairies et je m’engage en son sein. La terre est bourbeuse, elle colle aux baskets, se mélange aux flaques qui ne font que s’agrandir au fil de la marche. Soudain, devant moi, c’est carrément une étendue d’eau qui me fait face. Je dois la contourner par une bande de terre qui fait à peine la largeur de mon pied. Je suis presque arrivé au bout du contournement quand ma bottine droite s’enfonce dans une gadoue qui m’en met plein les chaussettes. C’est come du beurre fondu, sauf que c’est brun et que j’en ai jusqu’au tibia. Ca y est, je suis en passe d’être reconnecté à la nature, la terre mouillée d’un hiver trop doux se déverse dans ma godasse ! Je suis baptisé sous le meuglement d’une vache rieuse. Bouffon ! Il y a un côté agréable dans cette mésaventure. Certes, je sais que je vais finir la marche avec le panard droit trempé mais ce micro-évènement me démontre que tout peut toujours survenir, à n’importe quel moment. Rien n’est écrit d’avance. L’imprévu n’a rien d’algorithmique. Il surgit quand tous les éléments sont réunis, quand toutes les planètes sont alignées. Pour le meilleur et pour le pire. La vie en somme !

Je traverse à nouveau une portion de village et je m’étonne du nombre de potales qui sont encore présentes dans l’arrière-pays wallon. C’est que l’Histoire s’est écrite ici sur fond de christianisme. Le nom des rues, les stèles à l’effigie de Jésus, les chapelles pour nains, et les traces d’anciennes statuettes incrustées dans les maisons démontrent à l’envi, qu’ici n’est pas la ville. Il n’y a pas de confusion possible, l’identité est forte, sans détour, affichée. Chaque parcelle du village respire l’influence chrétienne.  Et c’est un athée qui le dit !

Une ferme annonce la fin du village d’Awan et je plonge sur Aywaille à travers une épaisse forêt. Là, tout au bout, m’attend un café bien mérité.



3 réponses à « Le journal de bord (E02) »

  1. Avatar de La p'tite baf
    La p’tite baf

    Superbe texte introspectif, je suis admirative, bravo

    Aimé par 1 personne

  2. Avatar de Vève

    J’aime beaucoup. Merci!

    Aimé par 1 personne

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