Je fonds sur ce train qui me glisse entre les doigts. Que défilent les horaires de ma vie. Le silence d’une gare déserte où l’horloge suspendue n’affiche plus rien. Seul le ciel dévoile l’heure bleue dans ma fenêtre rétro-éclairée. 17h23, je suis au rendez-vous. À quai.

Ma bouche crache quelques flocons de neige. Des cristaux de pensées qui retombent sur les rails. Il suffirait simplement d’un câble sectionné pour mettre la pagaille sur un réseau ferroviaire, d’un micro dysfonctionnement dans la batterie de nos téléphones pour qu’ils ne s’allument plus, de se trébucher dans la prise d’internet pour que plus rien ne fonctionne. Drôle de modernité en plastique ! Elle s’absorbe elle-même de sa gueule béante. Autophagie de l’algorithme ! Je divague. 

Réveille-toi ! Dévale les pentes, monte sur les toits et regarde. Le transsibérien arrive, il efface mes cogitations. Une poésie de l’instant émane des volutes charbonneuses de la locomotive. Plus rien d’autre n’existe quand la vie nous ravit par surprise et nous offre sa beauté à travers d’infimes détails. Cela réchauffe l’âme comme la poésie du livre La nuit du cœur de Christian Bobin (1) que je viens de terminer. Analyse.

Une écriture poétique

Certes on m’avait déjà rebattu les oreilles avec cet auteur mais je n’avais jamais pris le temps de le lire. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’une lecture de Christian Bobin change immédiatement notre rapport au temps. Les mots de l’auteur se dégustent dès les premières pages. Il s’agit ici de savourer un rythme singulier qui prend le parfait contrepied d’une époque expéditive qui a trop souvent l’unique horizon du roman page-turner (2).  L’écrivain français est au dessus de cela, il distille sa poésie humaine, sa connaissance aiguisée de la langue française et son art de la métaphore dès les premières pages de La nuit du cœur:

« Comme tous les bébés, ces très antiques dieux, un jour j’ai fait mes premiers pas et j’ai couru vers l’infini. Cela se passait dans la cour de la rue du 4 Septembre. J’imaginais par ma précipitation rendre impossible la chute. Ce sont des erreurs d’apprenti qui durent toute la vie. Je sais bien vers quoi je me ruais: non pas vers les bras en forme de courbe de rivière de ma mère. Je me précipitais vers ma mort, si fort que je la traversais sans m’étonner. Les siècles et les étoiles étaient des moucherons que, bouche ouverte, je gobais. » (3)

Ce livre difficilement classable n’a pas d’intrigue à proprement parler. Il se déroule en une seule nuit depuis la chambre numéro 14 d’un hôtel qui donne une vue imprenable sur l’abbatiale de Conques. L’auteur digresse de long en large à partir de cette base là et l’on se rend vite compte du talent d’écrivain de Bobin. Il crée du grandiose à partir de rien ! De plus, cet ouvrage m’a fait penser, de par le découpage des paragraphes, à l’essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Certes le propos n’est pas le même, ni même le rythme, mais l’enchaînement de centaines d’éclats de pensée ont une similitude assez forte : La fragmentation du texte ! Chez Barthes, celui-ci était structuré par mots-clés tandis que chez Bobin, le discours est articulé autour de la poésie.

Dans son récit, Christian Bobin passe une nuit dans un hôtel de Conques qui a pour vue un bâtiment du onzième siècle : l’abbatiale Sainte-Foy !

Un livre inclassable

La nuit du cœur déroute. L’auteur vogue en permanence entre le récit, l’essai, le journal et le recueil d’aphorismes. On se laisse embarquer dans la saveur des mots sans trop savoir pourquoi. Le style de Bobin frise parfois l’écœurement des métaphores mais il n’y succombe jamais. Certes, un certain nombre de lecteurs pourraient être rapidement lassés devant ce subtil mélange de lenteur et d’images poétiques. Ce qui est sûr c’est que ce livre ne se lit pas comme un autre et je ne pense pas me tromper (de beaucoup) en avançant que les lecteurs adorent le style Bobin ou … le détestent ! Difficile d’avoir le juste milieu.

« Les heures savantes t’ennuient. L’école est une petite crucifixion qui se répétera dans la salle d’attente des urgences, dans l’approche d’un guichet vitré, partout où il te faudra décliner ton nom et la raison de ton être. Tu ouvres des livres afin que nul ne puisse jamais savoir où tu es. Et tu avances. Tu as rendez-vous avec l’illumination d’un visage mais tu ne sais où ni quand. » (4)

Enfin, la lecture est une petite musique où l’écrivain chante son histoire. Elle peut être réaliste ou parfois à la limite de l’incompréhensible mais dès que l’on entre dans le rythme de l’auteur, alors la magie opère. Et c’est bien ce qui risque d’arriver à ceux qui lisent Christian Bobin, à condition de se laisser assez d’espace en soi-même pour que les mots puissent résonner.

À lire ! 😉

Malgré sa notoriété, Christian Bobin vivait à l’écart du monde, dans sa maison en lisière du Bois de Petit Prodhun en Saône-et-Loire. (Photo: © Corentin Fohlen/ Divergence)

(1) BOBIN C., La nuit du cœur, Éditions Gallimard, 2018

(2) Littéralement “tourneur de pages”. Se dit d’un livre qui nous tient en haleine et dont il est difficile d’arrêter sa lecture. 

(3) Ibid., P.12

(4) Ibid., P.156


6 réponses à « La nuit du cœur | Christian Bobin »

  1. Une belle découverte pour moi.
    Merci du partage.

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  2. Je lis et relis Christian Bobin depuis des années et à chaque fois une nouvelle émotion vient rejoindre celles des premières lectures. La vie l’appelait à chaque instant, il était présent au rendez-vous. Sa poésie n’est pas avoir, ni faire, encore moins courir, mais être, s’émerveiller, garder et re-garder, pas comprendre mais sentir, pas certitude mais doute, pas bavardage mais écoute, et rire celui qui éclate sans costard ni cravate.
    Ton analyse Johan, cérébrale, a senti l’immense poète inclassable, par l’espace en toi-même que je reconnais.

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    1. Bonjour Diana et merci !
      Ce fut mon premier Bobin et … certainement pas le dernier. Sa poésie me fait dire qu’il était de la même trempe qu’un François Cheng ou qu’un Pierre Rabhi.

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      1. Oui, Johan !

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  3. Vive sa musique inclassable, en effet !

    Aimé par 1 personne

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