Une table. Deux chaises. Et une collègue qui me glisse un mot que j’avais écrit pas plus tard que la veille. J’eus beau pencher le papier en tous sens, enlever mes lunettes, les remettre et écarquiller les yeux, rien n’y fit. Impossible de me relire. Ce bout de phrase reste une énigme. Un morceau d’art abstrait indéchiffrable, même pour celui qui l’a conçu. Un jet d’encre digne d’une ordonnance de médecin. Illisible. Ne pas pouvoir se relire est une étrange sensation. On sait qu’il s’agit de notre écriture, on ne peut le nier, ça crève les yeux. Cette manière de relier les lettres entre elles est la nôtre mais le contenu semble étranger, comme si un petit malin s’était emparé de notre style pour gribouiller n’importe quoi.
Cette patte de mouche est heureusement chose rare dans ma production écrite. Le cahier qui accompagne mes lectures, celui où je note des pensées prises sur le vif, permet la relecture. Il y a certes des ratures, des flèches qui s’entrechoquent, ainsi que des idées farfelues, mais il s’agit surtout d’une base utile afin de préparer mes petites analyses. Le roman de Marcel Pagnol, Le Château de ma mère (1) n’a pas dérogé à cette règle. Il s’est retrouvé dans mon carnet de notes afin que je lui tire le portrait comme il se doit. 😉
Nul ne l’ignore, Le Château de ma mère est la suite des aventures du jeune Marcel Pagnol qui continue de nous relater ses souvenirs d’enfance. Comme dans La Gloire de mon père, on voyage à travers le temps. Nous sommes, à nouveau, plongés au début du XXème siècle dans cet arrière pays marseillais qui ressemble à une carte postale d’antan. Tout y est, de la géographie des paysages jusqu’aux expressions typiques du Sud. Cela respire un ailleurs temporel et un mode de vie quasi disparu aujourd’hui. Point de préambule avec l’écriture de Pagnol, sa douce poésie méridionale est présente dès les premiers mots de ses ouvrages et se confirme encore dans ce roman-ci.
Ce deuxième opus est aussi l’occasion de prendre une bouffée d’oxygène, à courir les collines en compagnie de Marcel et de Lili. Ces deux amis, pas plus hauts que trois pommes, font les quatre cents coups au grand air. Chaque jour est synonyme d’aventures. Un bout de bois, quelques pierres et l’imagination fait le reste à cet âge! Le tour de force est de l’écrire de façon réaliste sans perdre de vue la magie inhérente à l’enfance.
Tout sonne juste sous la plume de Pagnol, comme la lettre qu’il rédige avant de fuguer :
« Mon cher Papa, Ma chère Maman, Mes chers Parents, Surtout ne vous faites pas de mauvais sang. Ça ne sert à rien. Maintenant j'ai trouvé ma vocation. C’est : hermitte. J’ai pris tout ce qu’il faut. Pour mes études, maintenant, c’est trop tard, parce que j’y ai Renoncé. Si ça ne réussit pas, je reviendrai à la maison. Moi mon bonheur, c’est l’Avanture. Il n’y a pas de danger. J’ai emporté deux cachets d’Aspirine des Usines du Rhône. Ne vous affolez pas. Ensuite, je ne serais pas tout seul. Une personne (que vous ne connaissez pas) va venir m'apporter du pain, et me tenir compagnie pendant les tempettes. Ne me cherchez pas : je suis introuvable. » (2)
Le Château de ma mère donne aussi à voir un trait de caractère qui s’est perdu dans les méandres des néologismes actuels, et sans doute à venir. Il s’agit de la gentillesse, ce mot autrefois classé au pinacle des qualités et maintenant connoté négativement comme un aveu de faiblesse. L’époque lui préfère le mot-valise interprétable à souhait, la bienveillance.
Même s’il s’agit d’une biographie romancée, Pagnol montre des personnages gentils. Ils ont chacun leurs humeurs, leurs traits de caractère qui les distinguent les uns des autres mais l’altruisme est au centre du livre tel un noyau atomique. L’auteur français dépeint à merveille une société de l’entraide et c’est sans doute ce qui donne un souffle rafraîchissant au livre, surtout quand on le lit à l’heure actuelle.
Enfin, cette douce empreinte n’exclut pas la gravité de la vie. La preuve est ce moment de bascule où l’implacable gardien découvre que la famille Pagnol s’immisce régulièrement sur un terrain privé afin de prendre un raccourci. On découvre alors une face plus sombre dans cette histoire, un père qui se fait du mouron et se met à plat ventre pour tenter de s’extirper d’une situation délicate. Cette détresse déteint alors sur le petit Marcel qui se voit soudainement confronté à des problèmes d’adultes. Cet événement agit comme un point de non-retour et sonne la fin de l’innocence. Un épilogue tragique pour un livre franchement enchanteur.
Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins.
Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours. (3)
À l’instar de la Gloire de mon père, Le Château de ma mère est un roman marquant tout simplement parce qu’il est d’une incroyable justesse dans son indémodable propos. À relire sans hésitation. 😉
(1) PAGNOL M., Le Château de ma mère, Éditions de Fallois, 2004.
(2) Ibid., P.74
(3) Ibid., P.213
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