Quatre heures du matin. La machine à rêves s’est arrêtée. Panne de courant dans la fabrique à songes. Je soulève une paupière comme on hélitreuille une masse inerte hors de l’eau. Qui diable ose m’extirper de ce sommeil ? Personne, c’est le calme plat dans la chambre. Commence alors la ritournelle d’une danse à l’horizontale. Flanc droit, sur le dos, flanc gauche et soupir avant de faire repartir le mouvement. Comme si le fait de changer de positions avait déjà été efficace face à l’insomnie. Cette chorégraphie d’une fin de nuit précipitée aurait pu s’appeler “À la recherche du sommeil disparu” mais c’eût été trop charmant face à l’agacement bien réel de ces heures éveillées, … jamais vraiment récupérées !
Il existe une poignée de personnes qui mettent la nuit à profit pour dérouler le tapis rouge à l’écriture. Quand les uns ronflent à l’unisson et les autres se débattent avec l’insomnie, eux font couler d’une traite des litres d’encre. Leur imagination se déverse sur des pages entières alors que le soleil n’a pas encore montré un signe de vie. D’après les correspondances retrouvées et les poèmes qu’elle écrivit, Marina Tsvétaïeva fut de ces écrivains-là. Voici une petite analyse de son recueil de poésie Insomnie et autres poèmes (1).
Difficile d’évoquer cette poétesse russe en faisant fi de l’Histoire du féminisme en Russie. Tsvétaïeva vécut entre 1892 et 1941, c’est-à-dire durant cette période particulière où les femmes russes revendiquent et obtiennent une série de droits civils dont le droit de vote en 1917 — alors que la France n’accordera le droit de vote à ses concitoyennes qu’en 1944. De par sa vie où elle entretint une relation avec Sonia Parnok, et par ses poèmes, dont certains sont en totale rupture avec les mœurs de l’époque,on pense notamment au manifeste lesbien Mon frère féminin, elle entre peu à peu dans la littérature mondiale féministe. À l’heure où la condition de la Femme est entrain de patauger en Russie, on se demande ce qu’en aurait pensé Tsvétaïeva, elle qui connu ce pan de l’Histoire où les femmes russes se rapprochaient, en considération, des hommes.
Le recueil commence, d’ailleurs, par une série de poèmes en l’honneur de Sonia Parnok, l’amie. Quelques lignes versifiées et c’est déjà le cœur de l’écriture de Tsvétaïeva qui se met à découvert. C’est doux tout en étant désenchanté. Les mots sont à fleur de peau sans être virulents et le sens des textes est clairement compréhensible. Un des merveilleux pouvoirs de l’écriture, et à plus forte raison en poésie, est de créer des images sans aucun support visuel. À ce titre, la poétesse russe n’a aucun mal à laisser son empreinte :
« Vous aviez la flemme de vous habiller, et
Vous aviez la flemme de quitter vos fauteuils.
— Mais chacun de vos jours à venir
Serait gai de ma gaîté.
Vous n’aimiez surtout pas sortir
Si tard, dans la nuit, dans le froid.
— Mais chacune de vos heures à venir
Serait jeune de ma gaîté.
Vous l’avez fait sans penser à mal,
Innocemment, irrémédiablement.
— J’étais votre jeunesse,
Qui passe. » (2)
Et puis il y a le cœur du recueil, celui dédié à l’insomnie. Marina Tsvétaïeva fut une poétesse de la nuit. Elle y trouva une énergie créatrice où l’encre coula à flot sur des milliers de feuilles. Intarissable ! Oui, c’est l’adjectif qui colle aux baskets de cette auteure russe tant sa plume ne cessait d’écrire dans l’obscurité. Tsvétaïeva rime avec un nom claqué contre les quatre murs d’une chambre et dont l’écho revient continuellement. Il y a, certes, une douceur dans ses textes somnambules mais il y a surtout une tempête intérieure qui se traduit par ce genre de vers écrits en 1916 « Qui dort chaque nuit ? – Personne ne dort ! L’enfant crie dans son berceau – le vieillard est face à la mort – le jeune homme parle avec son amie – le souffle, à ses lèvres, les yeux dans ses yeux » (3). Il y a chez cette poétesse russe quelque-chose d’instantané et d’épidermique. Ce n’est pas pour rien que ses poèmes sont très appréciés de la jeune génération russe. Même si certains textes se heurtent au poids des années, il n’en reste pas moins que la majorité des poèmes publiés dans Insomnies et autres poèmes sont d’une modernité bien vivante.
Que retenir de ce recueil ? Une belle introduction au monde de Marina Tsvétaïeva où la réalité d’une vie se lit à travers la voix d’une des plus grandes poétesses du XXème siècle. L’auteure russe fut une amoureuse, une amie, une expatriée, une croqueuse d’instants ou encore une féministe ! Ses poèmes sont parmi les plus beaux de ce qu’on appelle en Russie l’Âge d’argent de la littérature. Et ce qui ne gâche pas le plaisir, c’est qu’ils se lisent très bien en français puisque Tsvétaïeva parlait couramment la langue de Voltaire. 😉
À bientôt !
(1) TSVETAÏEVA M., Insomnie et autres poèmes, Éditions Gallimard, 2011.
(2) Ibid., P.27
(3) Ibid., P.76
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