S’il y a un nom qui est sur toutes les lèvres lorsqu’on babille autour de la poésie française, c’est celui de Baudelaire. L’évocation de ce monument de la littérature française devrait titiller vos souvenirs d’adolescence. Étiez-vous du genre à tomber en pâmoison pour les rimes baudelairiennes ou étiez-vous hermétique à son œuvre ? Pire, son nom était-il synonyme de sueurs froides à l’approche d’examens de français ?
D’aussi loin que je m’en rappelle, mon premier vrai contact avec la plume du poète parisien ne se fit pas sur les bancs de l’école mais en écoutant Serge Reggiani déclamer l’illustre “Enivrez-vous”. Quelle gifle ! Quelle musicalité pour un texte si court ! Une poignée de mois plus tard, j’étais de passage à Paris et je me fis prendre au piège, sous l’auvent des bouquinistes, le long des bords de Seine, à feuilleter quelques ouvrages. Tout lecteur sait que plonger son regard dans une de ces échoppes parisiennes, c’est s’assurer de repartir un livre sous le bras. Le mien fut Les Fleurs du Mal (1) dans une édition de poche datant de 1972 qui sentait le vieux bouquin perdu dans un grenier. Je devais avoir vingt ans. Par la suite, j’ai souvent lu des poèmes issus de ce recueil mais jamais sans le lire de fond en comble, d’une traite. Ce tort est maintenant réparé et je vous livre ici une petite analyse de cet indémodable ouvrage.
Un mot sur Baudelaire
Il est difficile, voire impossible, de jaser sur les Fleurs du Mal sans dire un mot sur la vie de l’auteur. Charles Baudelaire pointa le bout de son nez un 9 avril 1821 au 17 de la rue Hautefeuille et perdit son père dès les premières années de son enfance. À la fin de son adolescence il est envoyé, par son beau-père, à Calcutta dans l’espoir de tempérer son caractère rebelle, mais le navire échoua près de l’île de la Réunion où il vécut quelques mois. Il gardera de ce périple, une foule d’images mentales exotiques qui se retrouveront, plus tard, dans ses poèmes.
De retour à Paris, il vit en véritable dandy, tombe amoureux de la fameuse Jeanne Duval et s’endette jusqu’au cou le forçant à changer de domicile — ou plutôt d’hôtel — comme on change de chaussettes. Il est aussi un membre actif du “Club des Haschischins” et s’essaie à l’expérience des psychotropes en tout genre.
En 1857, la parution des Fleurs du Mal lui vaut un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Son célèbre recueil est alors amputé de six poèmes phares. Il est aussi refusé à l’Académie Française et finit par quitter l’Hexagone pour le plat pays dans l’espoir de lancer sa carrière via les éditeurs des Misérables de Victor Hugo. Sans succès. La maladie finira par renvoyer Baudelaire du côté de Paris où il mourra le 31 août 1867 sans savoir que ses Fleurs du Mal auront un retentissement international plus d’un siècle plus tard.
Des fleurs maladives
Le poète français laisse apparaître, dès le prologue du recueil, un agencement de mots qui contribuera à sa renommée. Ainsi, le vocabulaire utilisé ne laisse planer aucun doute sur un certain vague à l’âme et le champ lexical qu’utilise Baudelaire pour créer ses poèmes est savamment choisi. De plus, chaque vers bouscule le suivant grâce au jeu d’astucieuses rimes qui donnent l’impression d’une musicalité à l’intérieur même du texte :
Extrait du poème “Au lecteur” " Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C'est l'Ennui ! - l’œil chargé d'un pleur involontaire, Il rêve d'échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! “ (2)
Les Fleurs du Mal se décompose en six parties distinctes (Spleen et idéal, Tableaux parisiens, Le vin, Fleurs du mal, Révolte et La mort) auxquelles viennent s’ajouter, dans des éditions ultérieures, les Épaves et une série posthume.
Chaque section a sa propre histoire mais on notera, au fil des poèmes, des thèmes récurrents sous la plume baudelairienne comme la description de la beauté et de son pendant, la laideur, ou encore le poète maudit face à la femme tentatrice. Cette manière binaire de décrire le monde est à double tranchant. D’un côté elle apporte une puissance poétique et met en exergue l’esprit torturé chez l’être humain mais elle peut aussi avoir le don d’irriter par son emphase manichéenne tel un parfum capiteux qui finit par nous écoeurer. Un des meilleurs exemples de cette ambivalence est le poème Spleen dont voici les deux premiers vers:
“ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris … “ (3)
Des femmes et des chats
Les Fleurs du mal est aussi un recueil où Baudelaire insinue un érotisme qui valurent à certains de ses poèmes d’être interdits (Ex. Les Bijoux) alors qu’il n’y avait pas de quoi s’offusquer. La sensualité du poète sait aussi se dissimuler en filigrane comme dans La Chevelure. Le poète use de détours et autres métaphores exotiques pour décrire un acte sexuel avec une femme qui n’est autre que Jeanne Duval. D’ailleurs, Baudelaire n’aura de cesse, tout au long de ses textes, de discourir sur les femmes. Tour à tour fatales, cruelles, sensuelles, vieilles, belles … mais jamais quelconques.
L’écrivain français fait aussi la part belle aux félins puisque le livre dénombre au minimum trois textes poétiques où les chats sont mis au premier plan ainsi qu’une nuée de petites touches félines dans ces autres poèmes. L’animal domestique prend, sous la plume de Baudelaire, une signification particulière puisqu’il est cet être énigmatique qui attise l’attention. Telle une femme insaisissable, le félin glisse entre les doigts du poète. Il ne lui reste que les mots pour décrire la sensation que lui procure la vue de cet ami à moustaches:
“ Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ; Retiens les griffes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, Mêlés de métal et d'agate. Lorsque mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique, Et que ma main s'enivre du plaisir De palper ton corps électrique, Je vois ma femme en esprit. Son regard, Comme le tien, aimable bête Profond et froid, coupe et fend comme un dard, Et, des pieds jusques à la tête, Un air subtil, un dangereux parfum Nagent autour de son corps brun. “ (4)
Conclusion
Les Fleurs du mal fait partie du patrimoine de la littérature. Chacun le connaît, ne fût-ce que de réputation. Certains lui vouent un culte à faire pâlir n’importe quelle divinité tandis que d’autres l’exècrent pour son côté ampoulé. Personne n’a raison, personne n’a tort puisque ce recueil est impossible à faire entrer dans une case. Souvent imité, jamais égalé, ce livre est un style en lui-même dans l’histoire de la poésie francophone.
Et il a beau être là, dans ma bibliothèque, depuis de nombreuses années, dès que mes yeux se posent sur lui, je ne peux m’empêcher de relire quelques vers avec plaisir. C’est sans doute là que réside l’une des forces des grands ouvrages. Je vous confirmerai cela dans vingt ans. 😉
(1) BAUDELAIRE C., Les Fleurs du Mal, Librairie Générale Française, 1972
(2) Ibid., P.5
(3) Ibid., P.92
(4) Ibid., P.51
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