L’Histoire est impitoyable ! Elle est capable de faire entrer un écrivain par la grande  porte, d’inscrire son nom en lettres d’or sur le fronton avant de l’envoyer promener dans les méandres de l’oubli…

Ivan Bounine fut cet auteur russe qui côtoya les Tolstoï, Gorki, et autres Tchekhov. Après la révolution d’Octobre il s’exila en France où il vécu plus de trente ans et reçu le prix Nobel de littérature en 1933. Il est reconnu, en Russie, comme l’un des plus grands prosateurs du XXème siècle. Excusez du peu.

Et pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, son nom reste confidentiel chez les francophones. Il suffit de fouiller dans les étagères de libraires pour comprendre qu’il brille par son absence. Nous le considérons comme un écrivain de seconde zone écrasé par les vrais géants de la littérature russe mais qu’en est-il vraiment ? Trois roubles (1) est un recueil de sept nouvelles traduites par Anne Flipo Masurel et préfacé par Andreï Makine de l’Académie française. Analyse.

La narration chez Bounine

Il ne faut pas dix phrases pour se laisser emporter par la prose de Bounine. Les mots s’enfilent, un après l’autre, telles les perles d’un collier élégant. L’auteur nous susurre ses histoires sur le ton de la confidence et on se laisse rapidement prendre au jeu. Qui sont ces personnages, où sont-ils et que veulent-ils ? Trois questions qui ne cessent de se poser au fil des pages. Bien plus qu’un style, c’est une force narrative qui se dégage de ces nouvelles:

 » Il était évident qu’il l’aimait comme un fou cette Ida. Et maintenant vous pouvez imaginer ce qui arriva. Il arriva qu’à l’extrémité d’un quai latéral, Ida s’approcha d’un amoncellement de caisses, déblaya avec son manchon la neige sur l’une d’elles, s’assit et levant vers cet homme son visage légèrement pâli et ses yeux violets, elle lui dit d’un seul trait, dans un éclair de folie soudaine :  » Et à présent, mon ami, répondez à une seule de mes questions : saviez-vous alors et savez-vous à présent que je vous ai aimé pendant cinq années entières et que je vous aime toujours ? » (2)

Même si l’action de ces sept textes se déroule sur le territoire russe. Une étrange sensation de proximité se dégage hors de chacune des nouvelles. Elles pourraient se dérouler en France, à la même époque (c’est à dire entre 1915 et 1943) que cela ne choquerait aucun lecteur. Elles ont une universalité qui est rare dans la littérature russe du XIX et XXème siècle. Le thème des relations amoureuses est central et est traité avec une modernité indémodable. La plume de Bounine savait ciselé l’essentiel en nous laissant de l’espace pour notre propre imagination.

Et puis il y a un juste milieu dans la plasticité des descriptions chez l’ami Ivan. Une nuance qui permet d’éviter l’écueil de la grandiloquence. Nous ne sommes pas engloutis par un auteur qui nous prend de haut. Nous sommes invités à rentrer dans une histoire à hauteur d’homme accessible au plus grand nombre.

 » Au large, la mer formait un cercle presque noir sous la coupole légère et claire du ciel nocturne. Et perdu dans cette plaine obscure et arrondie, le petit bateau maintenait son cap, précis et opiniâtre. Sans fin, le sillon qu’il dessinait s’allongeait derrière lui dans un bouillonnement d’une blancheur lactée, très loin, là où le ciel se fondait dans la mer et où l’horizon, en s’opposant à cette blancheur, paraissait sombre et maussade…  » (3)

Un Nobel de littérature mérité

Enfin, il y a la nouvelle éponyme du recueil, Trois roubles. Un petit bijou d’une dizaine de pages qui met en avant le fragment d’une vie. Celle d’un homme qui pense accueillir une prostituée alors que la jeune fille se révèle être tout autre. Ivan Bounine parvient, en un instant, à dépeindre une histoire poignante où l’inattendu côtoie la cruauté de la vie sans tomber une seule fois dans un pathos larmoyant.

Un coup de cœur qui mérite d’être lu et relu pour se rendre compte que le prix Nobel de littérature de 1933 fut loin d’être un hasard. De plus, l’écriture fluide de Bounine est idéale pour quiconque voudrait avoir un premier contact avec la littérature russe. 😉

До скорого,

À bientôt,

Johan.

N.B. Je tiens aussi à soulever l’excellent travail de traduction d’Anne Flipo Masurel qui aide à remettre Ivan Bounine sur le devant de la scène.

Pour aller plus loin


(1) BOUNINE I., Trois roubles, Ginkgo Éditeur, 2020.

(2) Ibid., P.101

(3) Ibid., P.70


7 réponses à « Trois roubles (et autres nouvelles) | Ivan Bounine »

  1. 7 nouvelles… je crois que cette fois c’est à ma portée ! 😉

    Bon week end !

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    1. Je suis convaincu que le reste l’est tout autant 😉

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  2. Ces nouvelles m’intéressent, j’avais lu L’impôt d’Ivan Bounine, merci pour le partage et bon weekend 🙂

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    1. Et me voilà ravi !
      De plus que je ne connais pas la nouvelle « l’Impôt »… Une découverte de plus à faire sur cet auteur discret.

      À bientôt,
      Johan

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  3. Merci pour la découverte ! De Bounine, j’ai seulement lu la poésie, mais à lire cette description, j’ai l’impression qu’il se serait bien entendu avec Stefan Zweig et Somerset Maugham. Leur sensibilité aux émotions humaines est remarquable et eux aussi ont été considérés comme écrivains mineurs. Peut être parce qu’ils ont principalement écris des nouvelles?

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    1. Bonjour Daisy,

      Pour Bounine l’explication est, je pense, multifactorielle:

      – Les premières traductions étaient bancales. Et cela ne lui a pas fait une belle publicité (alors qu’il fut quand même prix Nobel de littérature, quel paradoxe …)

      – Une mise à l’écart de son nom pendant la majeure partie du communisme avant une réelle consécration. Car oui, Bounine, est maintenant reconnu en Russie (il fait partie du programme scolaire classique au même titre qu’un Tolstoï ou un Pouchkine).

      – Des critiques acerbes et moqueuses de certaines plumes connues tel que Nabokov.

      – Et comme vous le dites, le format « nouvelle » a la réputation (inexacte selon moi) d’être l’enfant pauvre du roman.

      A bientôt,
      J

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