A l’heure où le monde continue de tanguer sous nos yeux incrédules, il est permis de monter sur le pont de nos vies. En pleine tempête. Et de jeter un regard sur cette mer agitée. Sommes-nous perdu au milieu de l’océan à bord d’un bateau qui prend l’eau? A chercher, les yeux fermés, un moyen de colmater la faille qui a éventré la coque. A s’époumoner dans un effort incessant afin de faire sortir l’eau hors de notre embarcation. Ou peut-être, notre panique généralisée nous empêche de voir que nous sommes simplement dans une baignoire, à nous noyer dans trente centimètres d’eau ?

Notre manière d’aborder la vie, me fait parfois penser à ce dualisme. Tel le pharmakon de la Grèce antique, nous sommes à la fois notre remède et notre poison. Nous pouvons tout autant déployer des éclats de génie dans nos problèmes que torpiller nos solutions les plus simples. Sans s’en apercevoir, cette dualité régit la plupart des difficultés qui se dressent devant nous.

Une autobiographie romancée

André Gorz a publié en 2006 Lettre à D. (1) en l’honneur de sa femme, Dorine, qui était un exemple parfait d’une personne mettant son énergie et sa clairvoyance au coeur de l’instant présent. Elle qui vécu dans l’ombre d’un mari connu, était un socle indéfectible pour lui. Elle était la réalité même de ses idées théoriques. Nous apprenons, par exemple, qu’elle n’hésitait pas à jouer des coudes chez les éditeurs afin que son mari soit publié. Là où lui s’enfonçait dans ses pensées et son écriture, elle le ramenait les deux pieds sur terre par le simple fait d’être elle-même, c’est-à dire une femme qui vivait ses convictions à même sa chair sans se poser mille et une questions.

Leur histoire d’amour commence près de soixante ans avant cette fameuse lettre. En 1947. Dorine est cette séduisante britannique fraîchement débarquée en Europe et lui est ce jeune juif autrichien marqué au fer rouge par cette guerre qui vient de s’achever. Ils traverseront les décennies en portant leurs idées socialistes et écologistes à bout de bras. Avec ce court récit autobiographique André Gorz rend publique leur intimité sans que cela ne soit obscène et tente une réhabilitation de son épouse. Lui qui avait donné une image si peu reluisante d’elle dans son premier livre (Le traître) tente de rétablir la vérité.

Un hymne à l’amour

Dans un souffle intarissable, l’écrivain-philosophe déclare sa flamme, comme au premier jour, à celle qu’il aime mais aussi à celle qui souffre puisque dans les dernières années de sa vie, elle dû faire face à une maladie incurable surmontée d’un cancer. Lorsqu’il entreprit d’écrire ce récit autobiographique, sans doute savait-il que la mort de Dorine n’était plus qu’une histoire de jours. Cette lettre d’amour est une prise de recul sur ce qu’ils ont fait ensemble et qu’ils regardent depuis le balcon de leur vieillesse. Cette rétrospective amoureuse semble avoir redonné une fluidité à l’écriture d’André Gorz. Un style dépouillé qui dit l’essentiel d’une relation avec pudeur. Oui, l’amour a cette force:

“ Tu t’étais unie, disais-tu, avec quelqu’un qui ne pouvait vivre sans écrire et tu savais que celui qui veut être écrivain a besoin de pouvoir s’isoler, de prendre des notes à toute heure du jour ou de la nuit ; que son travail sur le langage se poursuit bien après qu’il a posé le crayon, et peut prendre totalement possession de lui à l’improviste, au beau milieu d’un repas ou d’une conversation. “Si seulement je pouvais savoir ce qui se passe dans ta tête”, disais-tu parfois devant mes longs silences rêveurs. Mais tu le savais pour avoir toi-même passé par là : un flux de mots cherchant leur ordonnancement le plus cristallin ; des bribes de phrases continuellement remaniées ; … Aimer un écrivain, c’est aimer qu’il écrive, disais-tu. “Alors écrit ! ” (2)

Cette œuvre est aussi celle d’un écrivain qui a roulé sa bosse pendant des décennies. En même temps de passer en revue sa vie amoureuse, Gorz nous livre son vécu dans le monde de l’écriture. De journaliste à philosophe, il a toujours gardé un contact étroit avec la production littéraire. Un passage est, à ce titre, éclairant sur sa manière de voir l’après publication d’un livre:

“ Je n’ai jamais relu aucun des textes de moi qui étaient devenus des livres. Je déteste l’expression “mon livre” : j’y vois le propre d’une vanité par laquelle un sujet se pare des qualités que lui confèrent les autres. « (3)

En définitive, Lettre à D. est un petit objet littéraire qui se lit rapidement. Il laisse son empreinte sur nos cœurs grâce à l’élégante plume de l’auteur mais surtout grâce à la confidence de la vie intime de deux personnes qui n’avaient pas l’habitude de se mettre sur le devant de la scène. De manière prémonitoire, André Gorz écrit dans cette lettre qu’il ne peut pas vivre sans elle. Une année plus tard la parution du livre, les deux amoureux se donnaient la mort.

N.B. La lecture de ce livre m’a fait penser à une chanson d’Alain Souchon – Âmes fifties qui reprend en musique les petits moments des année 1950 soit en plein dans les premières années du couple Gorz.


(1) GORZ A., Lettre à D., Editions Galilée, 2006.

(2) Ibid., P.32.

(3) Ibid., P.49


11 réponses à « Lettre à D. | André Gorz »

  1. Quelle belle histoire! Je le note.
    Merci!

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    1. Bonjour Marine,

      Oui. Hormis cette lettre, je n’ai jamais lu que des bribes de texte d’André Gorz mais il a le sens de la formule élégante. Je me rappelle, un jour, avoir entendu à la radio cette phrase de lui (et qui résonne encore en moi):

      « Il faut accepter d’être fini: d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et non jamais ou toujours; ici seulement, ça seulement, maintenant seulement … d’avoir cette vie seulement.  »

      Dans Lettre à D. cela prend une dimension particulière puisque ses phrases s’inscrivent dans ce qui représentait le réel pour lui: L’amour avec Dorine.

      A bientôt sur vos poèmes 😉

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  2. Belle analyse. J’aime les livres qui rendent hommage aux femmes qui se cachent dans l’ombre des grands hommes. Ils semblent avoir formé un couple vraiment complémentaire.

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    1. Merci pour votre commentaire.

      Oh oui, plus je lis les classiques du 19 et 20ème siècle (croisés avec des biographies) et plus je me dis que les femmes ont joué un rôle central dans la production d’œuvres majeures…

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      1. Elles ont souvent été des soutiens essentiels et invisibles. Cela me rappelle le titre d’un roman « La déesse des petites victoires », une œuvre qui rend également sa juste place à une femme de l’ombre, celle du mathématicien Kurt Gödel.

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  3. Un couple émouvant assurément ! Beaucoup d’amour dans tout cela.
    Merci Johan et bon lundi de Pâques.

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    1. Merci pour ton commentaire.

      Un couple simple qui a tracé son sillage dans l’ombre des grands écrivains ou philosophes du 20ème siècle. Il est étonnant de voir que Dorine et André débattaient déjà de la théorie de la décroissance dans les années 60, soit des décennies avant les questions que notre époque se pose…

      À bientôt et… comme on dit en italien, buona pasquetta!

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  4. Je connaissais cette lettre
    son rappel (ce commentaire) ici me touche autant qu’à sa rencontre
    d’autant que j’avais oublié
    le point final de leur histoire d’amour.

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    1. Bonjour Aunryz et merci pour votre ressenti.

      Je trouve que cette lettre a quelque chose de spécial qu’il est difficile de cerner. Entre la confession pudique de l’amour et la rétrospective personnelle…

      Je l’avais déjà lue il y a longtemps avec plaisir et cette deuxième lecture n’aura rien changer à cela 👌

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