L’heure du printemps a sonné. L’hiver n’est plus. Les bourgeons, gonflés d’impatience, sont devenus ces concentrés de jeunes feuilles qui ne demandent qu’une chose: que le soleil caresse leurs extrémités afin qu’elles puissent se déployer dans le vent d’avril. Au pied de l’arbre, les moineaux, eux, piétinent les derniers petits morceaux de glace qui parsèment une flaque d’eau. Nos amis à plumes reviendront, courant de l’après-midi, prendre un bain printanier qui deviendra vite une habitude quotidienne. Ils s’en iront, ensuite, sautiller de branche en branche à la recherche de l’endroit qui les exposera le plus à la chaleur du soleil. Une fois leur duveteux plumage séché ils plisseront les yeux, satisfaits que l’hiver soit maintenant derrière eux.
Chaque année, à pareille époque, je regarde ce saisissant spectacle de la nature reprendre pleinement ses droits. Elle nous survivra quoi qu’il arrive et c’est avec une joie sans cesse renouvelée que j’admire cette grandeur qui me remet à ma juste place dans le Cosmos: celle d’un grain de sable qui ne fait que passer.
Ivan Tourgueniev aussi ne fit que passer entre 1818 et 1883. Il laissa, pourtant, une empreinte durable dans la littérature classique russe. Ces romans et nouvelles ont traversé deux siècles pour arriver jusqu’à nous et la petite analyse que je vous propose aujourd’hui est celle d’un de ses romans clés: Pères et fils (1).
Un roman sur les générations
Il faut tout d’abord situer l’écriture de ce roman dans une Russie qui est en pleine abolition du servage. Avant 1861 et la date officielle de cette réforme, les paysans russes étaient sous le joug de propriétaires qui administraient de grands domaines. Ces serfs travaillaient autant à l’agriculture de ces mêmes domaines qu’aux tâches liées à l’intérieur des bâtiments de leur maîtres et la toile de fond que l’on peut voir dans Pères et fils est celle de cette Russie-là. C’est ainsi que nous retrouvons dès l’entame du roman, un des personnages dénommé Nicolas Petrovitch Kirsanov et qui possède plus de deux cents paysans dont certains sont des dvorovi, c’est à dire des serfs employés au service intérieur. Sans avoir l’air d’y toucher Tourgueniev nous emmène dans une vie où le servage est encore bien ancré mais où l’on s’aperçoit que les lignes commencent à bouger.
Ce roman est évidemment connu pour le personnage du jeune Bazarov qui vient bousculer les certitudes des générations qui le précèdent. Sans utiliser la langue de bois, il remet en cause les faits établis, tourne ses interlocuteurs en ridicule et déconstruit ce qu’il estime être de fausses vérités. En un mot, il représente la nouvelle génération qui veut faire place neuve à coup de nihilisme:
— Je vous ai déjà dit, mon oncle, repris Arcade, que nous ne reconnaissons aucune autorité.
— Nous agissons en vue de ce que nous reconnaissons pour utile, ajouta Bazarov: aujourd’hui il nous paraît utile de nier, et nous nions.
— Tout?
— Absolument tout.
— Comment? non seulement l’art, la poésie, mais encore … j’hésite à le dire …
— Tout, répéta Bazarov, avec une inexprimable tranquillité. (2)
Un nihilisme actuel ?
A certains égards, le nihilisme que Arcadie et Bazarov expriment dans plusieurs passages du roman font parfois, et bizarrement, écho à une certaine société actuelle. Celle qui non seulement ne vit que par la critique et le rabaissement de l’autre mais surtout celle qui met toute son énergie à déconstruire ce qui est en place afin de repartir sur des bases “saines” mais qui, dès le terrain déblayé, s’en va un peu plus loin déconstruire autre chose tout en laissant le précédent terrain exsangue. Telles ces méthodes managériales dites LEAN mal cadrées qui se cachent derrière le poncif d’amélioration continue afin de ne pas voir que l’organisation qu’elles ont réformée est désormais une coquille vide. A ce titre “Père et fils” peut questionner notre rapport au monde.
D’ailleurs, comme l’explique le titre du roman, l’histoire est celui du face-à-face de deux générations. La plus jeune essayant de pousser l’ancienne vers la porte de sortie. Tandis que la plus ancienne table sur son expérience pour expliquer aux plus jeunes qu’ils ont encore tant à apprendre de la vie. Les deux générations se verront éclaboussées l’une par l’autre et au final personne ne sortira vainqueur de l’existence puisque c’est elle qui a toujours le dernier mot.
Enfin, il est a noté qu’une des scènes marquantes du livre est celle du duel entre Bazarov et le frère d’Arcadie. Cette épisode vient souligner avec force les différends qui séparaient ces deux générations et apporte un brin d’aventure à ce roman classique. Ce mécanisme du duel est d’ailleurs, à mon humble avis, une intelligente catharsis pour donner du relief au propos de Tourgueniev et qui n’est pas sans rappeler un autre classique de la littérature russe sorti tout droit du XIXème siècle: Un héros de notre temps.
N.B. : Pour celles et ceux qui veulent aller plus loin dans la biographie de Tourgueniev, je conseille ce documentaire audio réalisé par Lætitia Le Guay et Jean-Claude Loiseau:
À bientôt 😉
(1) TOURGUENIEV I., Pères et enfants, Editions “Cercle du Bibliophile”, 1968.
(2) Ibid., P.58
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