Du matin au soir la vie urbaine semble être un enchaînement d’injonctions programmées qui se déclenchent à heures fixes. Réussir sa vie demande une soumission ordonnée qui commence dès potron-minet.

6h: le soleil n’a pas encore diffusé une esquisse de rayon que la lueur du smartphone déchire la nuit paisible de Monsieur Tout-le-monde et hurle son “réveille-toi !” quotidien. Réflexe de Pavlov oblige, l’humain s’exécute. Les yeux mi-clos, il pousse la porte de la salle de bain et appuie sur l’interrupteur afin de découvrir ce que va lui dire son beau miroir pour aujourd’hui. Rien de différent que la veille en somme: “rentre dans un canon de beauté!”. Il obéit et fait le nécessaire pour être socialement acceptable.

6:30: nul besoin de réveiller les enfants, ils sont déjà attablés dans la cuisine, les yeux rivés sur Netflix tout en mangeant des céréales trop sucrées mais bio. Il s’agit d’un petit garçon et d’une fille. Personne ne sait expliquer pourquoi, mais avoir un garçon et une fille est une obligation irrationnelle qui permet d’engranger des points supplémentaires dans le concours de la vie parfaite 2.0.

6h45: Madame Tout-le-monde est stressée. Elle se brosse les dents tout en peaufinant les diapositives de la présentation qu’elle doit faire aujourd’hui devant le conseil d’administration de l’entreprise pour laquelle elle travaille. Peut-être cela lui permettra-t-elle, enfin, de grimper dans la hiérarchie professionnelle. “Applique-toi aujourd’hui!” martèle son cerveau.

7h: Elle jette un regard inquiet sur sa montre connectée et décide de rompre la torpeur matinale avec son classique “dépêchez-vous-on-va-être-en-retard !”. Bref, un début de journée similaire à tant d’autres pour cette famille.

Une histoire et un prix Goncourt

Vous l’aurez compris, je pourrais continuer longtemps avec cette famille fictive qui ressemble un peu à celle du roman de Leïla Slimani “Chanson douce” (1). Je vous propose ici une brève analyse de ce livre auréolé du prix Goncourt 2016.

L’histoire commence par un incipit coup de poing et un phrasé taillé au scalpel pour cette histoire de meurtre dans une famille parisienne. L’autrice ne nous accorde pas le droit de respirer lors de ces premières phrases et nous décrit sur un ton glacial la scène d’après-crime:

“Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il n’avait pas souffert. On l’a couché dans une housse grise et on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets. La petite, elle, était, encore vivante quand les secours sont arrivés. Elle s’est battue comme un fauve. On a retrouvé des traces de lutte, des morceaux de peau sous ses ongles mous.” (2)

Passé outre ces premières pages terrifiantes, le livre prend une tournure particulière. Non il ne s’agit pas d’un livre psychologique où la tension est palpable et le suspense insoutenable mais d’une immersion dans un certain milieu parisien. Leïla Slimani décrit la vie d’une famille urbaine et ses multiples petits ratés, ses contradictions, son vide existentiel. La plume de l’autrice sait se faire acerbe quand il est question d’entrer dans l’intimité des protagonistes. Ils sont telle une coquille creuse. Une enveloppe sociale présentable mais un profond vide intérieur. Nous ne pouvons nous empêcher de penser à nos vies modernes derrière la description de ces personnages. Sommes-nous aussi pitoyables qu’eux? L’enchaînement de nos actions n’est-il qu’une mise à distance de nous-mêmes? A ce titre, ce roman est un pavé jeté dans la marre de nos existences.

“La vie est devenue une succession de tâches, d’engagements à remplir, de rendez-vous à ne pas manquer, Myriam et Paul sont débordés. Ils aiment à le répéter comme si cet épuisement était le signe avant-coureur de la réussite.” (3)

L’écriture de Leïla Slimani

Au niveau de la structure du roman, les chapitres sont courts. Cela permet de donner du rythme et une fluidité à une histoire qui aurait tendance à tourner en rond. Et c’est bien là le principal écueil du livre: comment garder l’attention du lecteur quand tout a été si bien expliqué dans les premières pages du roman?

C’est ainsi que l’écriture, qui semblait parfaitement aiguisée au début, peut finir par se retourner contre elle-même. Elle aurait même tendance à délaver ces personnages qui n’ont déjà pas la peau très épaisse. Ce style me fait penser à ces musiques trop parfaites qui, du coup, finissent par perdre tout intérêt et sonnent de manière insipide. C’est d’ailleurs peut-être cela qui manque au roman de Leïla Slimani: une petite musique qui nous reste en tête, des changements de rythme, du bruit, des odeurs et des couleurs. Mais peut-être cette écriture passée au désinfectant est un coup de génie de Leïla Slimani pour décrire au plus près ce qu’est un double meurtre dans une société totalement aseptisée?

Chacun trouvera sa réponse … ou pas. 🔎

Pour aller plus loin


(1) SLIMANI L., Chanson douce, Editions Gallimard, 2016

(2) Ibid., P.23

(3) Ibid., P.118


12 réponses à « Chanson douce | Leïla Slimani »

  1. Je ne l’ai pas lu, mais cette chronique me donne bien envie de me forger mon propre avis, merci !

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    1. Avec plaisir…
      A certains égards cela m’a rappelé l’écriture d’Albert Camus dans l’étranger.

      À quand la prochaine brève ?

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      1. Je reviens de la bibliothèque, mais je n’ai pas pris ce livre, je le prendrai la prochaine fois ! Et pour la brève, j’ai repris après une petite pause 😉 A bientôt !

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  2. … »La petite musique » elle me manque aussi dans son dernier né « Le payse des autres »

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    1. Ah… Pas convaincu par son nouvel opus ?

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      1. Mitige6 mais lecture parfaite pour des quarantaines

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  3. Je garde une assez bonne impression de ce roman qui m’avait marquée lors de sa lecture…

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    1. Comme vous l’avez vu mon ressenti est plus mitigé… Avez-vous lu d’autres roman de cette autrice ?

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  4. J’ai vraiment besoin d’une réponse, je ne comprends pas si dans l’incitait il y a une histoire ou deux, car il commence par « Le bébé est mort » et puis quelques lignes plus tard « Adam est mort » parle-t-il de la même personne ?

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    1. C’est l’évidence même 😉 Comment peut-on imaginer que le bébé n’est pas Adam ? Je suis curieux.

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    2. Merci pour ce recensement! Vos impressions sur l’écriture de Slimani rejoignent les miennes, de même que la question. Ma réponse à celle-ci demeure: roman au final quelconque et décevant après « l’incipit coup de poing ».

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