Un roman sous le régime communiste

Discutez avec des russes et vous remarquerez que certains romans déchaînent les passions. Le maître et Marguerite est de ceux-là. Il représente, pour les uns, ce qu’il se fait de mieux en littérature russe moderne et pour les autres une œuvre hermétique qui part dans tous les sens. Après avoir lu, du même auteur, Cœur de chien, Morphine et le journal d’un jeune médecin, il me fallait lire ce roman phare du XXème siècle afin de comprendre pourquoi il tient une place à part dans le coeur des russes et comment il a influencé une génération au niveau mondial.

Pour ce faire, il est utile de rappeler que Le maître et Marguerite a été écrit par Mikhaïl Boulgakov à l’ombre de la répression communiste à Moscou, entre 1929 et 1940. L’auteur mourra en 1940 bien avant que le roman ne soit complètement publié, ce qui sera chose faite seulement en 1973. En effet, ce texte a été proscrit (à la manière de l’art jugé dégénéré par les nazis) par le système communiste puisqu’il s’agit d’une satire, à peine masquée, de ce dernier.

L’histoire est celui de l’apparition du diable sous forme humaine (ainsi que de ses acolytes). Ils vont mettre Moscou sans dessus-dessous en s’engouffrant dans les failles de chacun des personnages qu’ils rencontrent sur leur passage. Parmi les personnes que Woland (le diable) rencontrera il y a le maître, un auteur déçu de ne pas voir son roman sur Ponce Pilate publié ainsi que Marguerite qui est éperdument amoureuse du maître.

Boulgakov n’était pas un auteur de compromission, il a ainsi créé des personnages et des scènes hauts en couleur, comme pour trancher avec la vie grise des moscovites sous le régime communiste.

Un des personnages les plus épiques est sans doute Behemot, un disciple du diable qui a l’apparence d’un chat et qui alterne pitreries, magie noire et absurdités:

– J’ai l’honneur de vous présenter…, commença Woland, mais il s’interrompit aussitôt: Non impossible, je ne peux pas voir ce paillasse ridicule! Regardez en quoi il s’est changé, sous le lit!

Debout sur ces deux pattes, tout sali de poussière, le chat faisait une révérence à Marguerite. Il portait autour du cou une cravate de soirée blanche, nouée en papillon, et sur la poitrine, au bout d’un cordon, un face-à-main de dame en nacre. De plus, ses moustaches étaient dorées. (1)

Extrait audiO

La magie noire

Un autre élément original est la scène centrale du livre qui se situe dans un théâtre de Moscou où la clique de Woland effectue une séance grandiose de magie noire devant une foule en délire.

Le thème de la magie est omniprésent dans le livre et Boulgakov parvient à rendre cet aspect fantastique presque vraisemblable.

La présence de cette thématique n’est pas sans rappeler le film de Woody Allen, Magic in the moonlight, qui se déroulait aussi dans les années 1920 (aux États-Unis) et qui se basait sur le célèbre illusionniste Harry Houdini.

Cette époque était sans doute friande de ce genre de spectacle et il n’est pas étonnant que Boulgakov ait utilisé ce thème de la magie pour faire sa satire de la société moscovite. Quoi de plus percutant que des tours de magie pour tourner en ridicule certains personnages — voire tout un système.

Il n’est pas rare dans Le maître et Marguerite de voir certains personnages transformés en cochons, des têtes coupées qui continuent à vivre, des billets tombant du ciel et des femmes qui se retrouvent honteusement en petite lingerie sur le trottoir moscovite.

Bien plus qu’une satire

Face à ce déferlement d’événements fantastiques, les autorités auront une fâcheuse tendance à psychiatriser les victimes … comme la répression communiste sous Staline!

Dès lors, il me semble avoir trouvé une analogie entre Yvan Bezdomny, qui est interné car il déclare avoir vu un chat humain monter dans le tramway, et le film américain Harvey (1950) où un certain Elwood est à deux doigts de se faire interner car il voit un lapin-humain. Dans les deux cas, la psychiatrie est présentée comme une prison où l’on soigne très peu le patient concerné et où il est enfermé afin de ne pas nuire au monde extérieur.

Il n’est donc pas étonnant qu’avec ce genre de satire Le maître et Marguerite fût interdit de publication (dans sa version complète) jusqu’en 1973 et la quasi fin du régime communiste en Russie.

Mais résumer ce roman à une unique satire serait omettre sa qualité d’histoire bien construite car Le maître et Marguerite est écrit avec une introduction, un milieu et une fin nettement définie. Sans doute faut-il y voir le travail de peaufinage de Boulgakov s’étalant sur plus de dix années pour ce seul roman. Nous disons parfois que le mieux est l’ennemi du bien mais dans ce cas-ci les nombreuses modifications apportées par l’auteur auront permis de rendre ce roman complet.

De plus, certains éléments du personnage du maître laissent à penser qu’il est un mélange de Boulgakov lui-même et de Gogol.

On peut ainsi aisément faire le parallèle entre la dépression qui emporte le maître suite à la non-publication de son roman et les nombreux refus que Boulgakov a essuyé pour certaines de ces œuvres pendant une période de sa vie (2).

L’auteur russe avait aussi un intérêt prononcé pour Gogol et il n’est pas anodin que la scène où le maître jette au feu son roman fasse penser à l’épisode réel de la vie de Nicolas Gogol où ce dernier brûla la suite des Âmes Mortes (3).

En conclusion

Là où Tolstoï et Dostoïevski méritent souvent une introduction avant de pouvoir profiter pleinement de leurs œuvres, Le maître et Marguerite de Boulgakov se lit aisément dès les premières pages. L’apport du fantastique a une réelle portée cinématographique au point que certaines scènes du livre rappellent des détails que l’on retrouve dans beaucoup de films fantastiques actuels (chez Tim Burton par exemple). Je ne suis donc pas étonné que le livre de Boulgakov soit dans les premières places des romans préférés de la jeune génération russe.

Enfin, aux lecteurs intéressés, je conseille un site amateur entièrement destiné au maître et Marguerite dévoilant une multitude d’informations comme les endroits réels sur lesquels Boulgakov se base pour construire son histoire : https://www.masterandmargarita.eu

À bientôt 😉


(1) BOULGAKOV M., Le Maître et Marguerite, Editions Robert Laffont, 2018, P.472

(2) Ibid., P.26.

(3) https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2009-3-page-359.htm#


Pour aller plus loin


13 réponses à « Le Maître et Marguerite | Mikhaïl Boulgakov »

  1. Bonsoir, je le lis actuellement avec mon correspondant russe et je dois dire que ce livre me fait perdre pieds par moment. Ta chronique me remet un peu les idées en place, merci !

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    1. En effet, un roman “à part” de la littérature russe. J’ai accroché directement à la trame narrative et au style de Boulgakv. Merci pour le commentaire et bonne lecture!

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  2. Je l’ai lu il y a un petit moment maintenant et je dois dire que ce n’est pas mon roman de la littérature préférée. J’ai bien plus apprécié la première partie que j’ai trouvé beaucoup plus porteuse de messages, notamment autour de la répression durant la période communiste que la deuxième partie qui m’a laissé un peu plus mitigée.

    En revanche, je dois avouer que si j’arrive à lire Tolstoï sans forcément d’introduction, j’ai trouvé que l’introduction de ce livre était nécessaire pour pleinement en profiter et la comprendre dans toute sa complexité.

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    1. Merci de votre avis!
      Ce roman est assez clivant en Russie mais je découvre, avec surprise, qu’il l’est quasi autant chez le lectorat francophone. Même si il s’agit pour moi d’un chef d’œuvre de la littérature russe, je comprends les personnes qui sont restés hermétiques à cette histoire fantastique ou qui, comme vous, ont seulement apprécié une partie du roman phare de Boulgakov.

      Je n’accuse en rien la qualité de la traduction mais il est, par exemple, difficile de traduire certains jeux de mots du russe vers le français tout en gardant l’effet original. C’est peut-être cela aussi qui complexifie le roman même si j’ai trouvé sa construction simple et intelligente (un début, un milieu et une fin nettement définis et deux histoires qui se chevauchent avant de se fondre l’une dans l’autre).

      Je vous suis totalement sur Tolstoï!

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  3. J’ai lu « Récits d’un jeune médecin » qui m’avais beaucoup plu. Votre chronique est passionnante👌🙂

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    1. Merci pour votre commentaire !

      En effet, les « récits d’un jeune médecin » sont assez différents de cette œuvre phare qu’est le Maître et Marguerite. Il n’en reste pas moins que j’avais aimé cet enchaînement de nouvelles sur le thème médical où la banalité quotidienne d’un médecin prend des contours extraordinaires…

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  4. J’ai vu le film de Petrovic il y a bien longtemps et j’avais adoré, mais je n’ai pas lu le livre.

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    1. Je me dis que cela doit être assez « casse-gueule » de faire un film sur ce livre. Je n’en ai vu aucun (ne sachant pas lequel choisir). du coup, votre commentaire m’incite à visionner celui de Petrovic 😉

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  5. […] siècle. Certes, l’auteur russe n’a pas, encore, le degré d’écriture de son œuvre phare Le Maître et Marguerite mais cette biographie se laisse lire avec n certain plaisir […]

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  6. […] et avant l’arrivée de Staline. Ce livre est l’antichambre de son chef-d’œuvre Le Maître et Marguerite, on y reconnaît déjà le style particulier et décalé qui continue de faire le succès de […]

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  7. J’ai pris énormément de plaisir à lire « Le Maître et Marguerite », qui allie la fantaisie et un humour féroce. Boulgakov fait preuve d’une imagination débordante et qui semble ne pas avoir de limite ! J’ai lu également « cœur de chien  » et « récits d’un jeune médecin » du même auteur et, même s’ils sont aussi très bien, « Le Maître et Marguerite » est sans doute d’un niveau au-dessus …

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    1. Merci de votre passage.

      En effet, plus je lis de la littérature russe et plus « Le Maître et Marguerite » devient mon roman russe préféré. Boulgakov avait une liberté de ton assez rare pour l’époque. Il a réussi à écrire LE roman russe moderne par excellence en faisant voler en éclat toute la tradition classique.

      😉

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      1. Oui, c’est effectivement plus moderne que Tolstoï ou Dostoïevski … mais je garde une grande admiration pour ce dernier qui me semble difficile à dépasser … Enfin, c’est difficile de comparer de tels génies.

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